Devenue ces dernières années une figure majeure de l’Église en France, le cardinal François Bustillo est évêque d’Ajaccio depuis 2021, créé cardinal en 2023. Il vient de publier Réparation, ce qui nous a donné l’occasion de le rencontrer à Paris, nous l’en remercions. Nous l’avons interrogé sur les thèmes de son livre, notamment le rôle des chrétiens dans une société en crise, mais aussi sur sa parole prophétique d’évêque, sur son identité de franciscain, et sur la délicate question de la paix liturgique.
La Nef – Vous soulignez à plusieurs reprises dans votre livre le décalage entre l’attitude chrétienne fondamentale et les comportements réflexes actuels dans les relations humaines : expliquez-nous ce décalage.
Cardinal François Bustillo – Quand on regarde la vie sociale, nous observons des comportements primitifs et un déchaînement désastreux de la violence (verbale, physique, idéologique). Face à ce constat, ma lecture d’évêque est de ne surtout pas en rester à énoncer l’évidence, mais d’entrer dans une logique de proposition, et, notamment, ne pas oublier que nous avons un idéal absolument magnifique : l’Évangile, vers lequel il nous faut tendre de toutes nos forces. Un chrétien ne peut pas s’enraciner dans le livre des lamentations ; il doit viser le Cantique des cantiques. Nous, catholiques, sommes aujourd’hui une minorité. Mais comme dans l’histoire biblique, c’est toujours à partir d’un petit reste que naît le peuple fidèle à l’Alliance. Donc je n’ai pas peur d’être minoritaire : l’idéal chrétien est fort, puissant, et surtout il est opportun pour une société en crise. Nous avons quelque chose de différent à proposer à la société.
Comment qualifieriez-vous ce « quelque chose de différent » ?
C’est une vie évangélisée, une vie civilisée. C’est-à-dire une vie relationnelle. Nous pouvons changer notre société en ayant des comportements différents. Face aux crises, je pense à saint Jean, dans sa première Lettre qui s’adresse aux premiers chrétiens affrontant les persécutions : il ne tombe pas dans le victimisme, il ne profane pas l’idéal chrétien en cédant à la violence ; il propose d’aimer, aimer non par des paroles mais en actes et en vérité. La réponse, c’est l’amour. Dans les moments de crises, il faut remonter à la racine, au sens, or l’amour est le sens de la vie du chrétien. Et les signes d’amour sont des signes de vie ; les signes de violence sont des signes de mort. À nous de faire le bon choix.
On entend bien l’injonction à aimer, elle nous parle, elle parle à beaucoup de non-chrétiens aussi, mais nous vivons dans un monde où la vérité (notamment la morale catholique) peut être vue comme agressive, et quand on est chrétien attaché au Magistère, on est souvent condamnés à être vus justement comme ceux qui manquent d’amour, de compréhension, de « tolérance » : comment sortir de cette impasse, comment réduire ce paradoxe ?
C’est à ces réactions que l’on voit que nous vivons dans une société crispée, où les gens sont malheureux, ont peur, développent une mentalité tribale, primaire, où l’on protège les siens et où l’on attaque les autres. Et beaucoup tombent dans l’idéologie et dans le sectarisme. Raison de plus pour que nous apportions l’amour ! Et que nous offrions à la société notre vision de l’homme, de sa destinée, notre morale. Car nous le faisons sans devenir primaires : nous n’imposons pas notre vision, nous ne sommes pas dans une logique de domination, mais dans une logique de martyre, de témoignage.
Vous insistez beaucoup sur la part du message chrétien qui est le plus audible aux oreilles contemporaines (amour, miséricorde, pardon, dialogue…) et n’abordez pas les sujets plus controversés (anthropologie, morale chrétienne…) : pourquoi ce parti-pris ? Et plus généralement, comment appréhendez-vous le rôle de votre parole prophétique d’évêque ?
Quand on écrit un livre, on a un but. Le but de mon livre, c’était la dimension relationnelle. Je veux créer un terrain de confiance. Quand un évêque ou un catholique parle, on va très vite le placer sur un terrain polémique, où tout est question de « pour » et de « contre ». Je déteste cette façon de procéder ; il faut plutôt développer une mentalité philosophique, dans laquelle on se pose de vraies questions et on cherche des réponses. Pour en revenir à votre question, les propositions que je fais ne sont pas « peace and love », elles sont exigeantes : aimer son ennemi, vivre de la Rédemption, pardonner, cultiver l’indulgence, l’amour, la bénédiction, l’innocence, ce sont des comportements difficiles à adopter !
Ils sont en effet très exigeants à mettre en pratique, mais ils sont relativement faciles à entendre pour un contemporain, ça ne heurte ou ne fâche personne.
Eh bien tant mieux ! Je veux créer un terrain de confiance. L’Église est déjà très claire sur la morale, les sujets bioéthiques, les LGBT, l’euthanasie, etc. Le problème, ce n’est pas un manque de clarté, c’est qu’on s’arrête beaucoup à la morale avant d’avoir pu parler de spiritualité. Prenez les Actes des apôtres ou saint Paul : d’abord la foi, et après la morale. Il faut commencer par annoncer le cœur de la foi chrétienne, le kérygme : le Christ mort et ressuscité. Et une fois qu’une personne croit au Christ mort et ressuscité, alors la morale peut suivre, puisque la morale au fond c’est le fait de mettre sa vie en cohérence avec ce qu’on croit. Comment voulez-vous convaincre quelqu’un qui ne croit pas encore, qui n’a pas encore rencontré le Christ, de changer sa vie et son comportement ?
Il y a en France une forte minorité de fidèles attachés aux anciennes formes liturgiques, fidèles qui se sentent parfois mal aimés ou incompris à la suite du motu proprio très restrictif du pape François. Comment voyez-vous cette question aujourd’hui ? Comment rétablir une confiance abîmée ? Quelle place les « tradis » ont-ils dans l’Église ?
Là aussi, nous devons évoluer. Les traditionalistes ont souvent tendance à se positionner comme certaines minorités de la société : en victimes d’une injustice. Il y a chez certains d’entre eux une forme de victimisme et de revendication. Mais on ne doit pas appliquer des critères ou des mentalités profanes dans l’Église catholique. Sinon on tombe dans l’idéologie. Une tentation catholique est celle qui consiste à mettre des étiquettes : « tradi », « chacha », « gaucho », « moderne »… puis à transformer nos différences en ferments de divisions. Nous avons pourtant à suivre un modèle évangélique remarquable, celui du collège apostolique : qui pouvait mettre ensemble Simon le Zélote et Matthieu le collecteur d’impôt ? Personne, sinon Jésus. Nous devons retrouver ce sens de l’unité, de la communauté, qui va avec une capacité à se réjouir de la différence de l’autre : si quelqu’un est « tradi » et qu’il devient meilleur ainsi, rendons grâce à Dieu ! Si quelqu’un est pour l’engagement social, plutôt à gauche, et qu’il devient meilleur, rendons grâce à Dieu ! On a tendance à juger trop vite, à penser de façon profane, voire enfantine, de façon binaire, parce que manque une certaine maturité spirituelle. Et quand on touche à la question de la messe, il me semble important de rappeler qu’il n’y a pas des messes de première division et des messes de deuxième division. Je respecte tout à fait ceux qui célèbrent la messe selon le rite traditionnel, mais je pense que ma messe n’est pas de deuxième division. Il y a tout une culture à recréer, pour ne pas nous voir, en tant que catholiques, comme opposés. Si on se braque sur les moyens, le drame consiste à oublier qu’on est tous catholiques et qu’on appartient à la même famille.
Est-ce que vous voyez des moyens concrets pour aller dans ce sens ?
Il y a des critères basiques liés à la tradition de l’Église. Le premier, c’est l’obéissance – l’obéissance à l’autorité qui n’est pas une soumission aveugle. Parce que normalement l’autorité travaille toujours pour l’unité. Il me semble que la majorité des évêques ne sont pas sectaires et cherchent la communion. Et il est important, quand on est catholique, de poser des gestes de communion et de bienveillance, au lieu de tomber dans le piège de la division. « On vous reconnaîtra à l’amour que vous avez les uns pour les autres », saint Jean le dit clairement. Sinon quel modèle donnons-nous au reste de la société ? Qu’allons-nous prêcher aux autres ? Nous devons vivre une logique d’obéissance à l’Église, en vue de la communauté, de l’unité, et nous devons arriver à la maturité qui consiste à nous réjouir de nos différences internes et à ne pas les voir comme un danger.
Vous êtes franciscain. Est-il difficile de devenir évêque quand on est franciscain ?
Effectivement, le but de ma vie n’était pas d’être évêque et encore moins cardinal ; je voulais simplement suivre les pas de saint François et donner ma vie. Quand l’Église m’a appelé à l’épiscopat, c’était un grand bouleversement, avec son lot de choses inconfortables et douloureuses. Mais c’était le prolongement de la même logique : donner ma vie, fût-ce dans un autre lieu, avec d’autres responsabilités.
Propos recueillis par Christophe et Élisabeth Geffroy
– Cardinal François Bustillo, Réparation, Fayard, 2025, 162 pages, 21,90 €.
– Signalons la réédition en poche de Le cœur ne se divise pas, entretien entre François Bustillo et Edgar Peña Parra mené par Nicolas Diat, Pluriel/Fayard, 2025, 286 pages, 11 € (cf. notre recension, La Nef n°362 d’octobre 2023).
© La Nef n° 384 Octobre 2025
Réflexions philosophiques autour d’un livre du cardinal François Bustillo
Henri Hude, philosophe, a apprécié la lecture de Réparation. Cet ouvrage, en lui-même non directement philosophique, a suscité chez lui plusieurs réflexions philosophiques. Tribune libre.
Le lecteur de La Nef aimera peut-être savoir quel impact peut avoir sur un esprit philosophique le livre Réparation du cardinal François Bustillo. Pour montrer la trace de cet impact, je propose quelques réflexions sur raison et foi (I), confiance et raison (II) et sur la réparation du débat public (III).
I- Raison et foi
Au long de ce volume d’un homme de foi, j’ai noté la confiance dans la raison. « La philosophie, jadis lanterne des peuples, est presque absente du débat social. Or une société peut-elle s’élever sans pensée ? » (p.56) Le tissu relationnel et la paix s’érodent dans « une société qui déserte la raison » (p.68) et « la pensée philosophique » (p.84) Quand l’Auteur dit, à propos de l’amour des ennemis, « ce n’est pas naturel. C’est surnaturel. » (p.115), on comprend qu’il distingue nettement les deux plans, naturel et surnaturel, sans les dissocier. Dans l’ordre intellectuel, cette distinction correspond à celle de la foi et de la raison. Les deux ne sont pas sans analogie. Ce qu’il dit de l’itinéraire surnaturel de l’esprit vers Dieu dans la foi peut se dire de l’existence philosophique : « Une aventure intérieure vers la vérité de l’être » (p.146) ; « un pèlerinage vers notre intériorité » (p.111) ; une « nostalgie indélébile de l’unité » (p.98) On sent ici la présence de saint Augustin, qui christianisait la sagesse de Platon : le Bien, objet de l’amour, principe de l’être et de la connaissance vraie. Ce thème métaphysique si classique est compris avec toute sa force éthique, et celle-ci pour ainsi dire liturgiquement, comme dans l’expression « célébrer le bien » (p.38). Il donne sa profondeur au thème de la bénédiction (p.149-152). Bénir, c’est dire du bien, cela fait du bien (p.38), cela fait être dans le Bien. Mais le Cardinal Bustillo écrit aussi : « Par l’intuition, la déduction, la révélation et l’expérience l’homme devine – ou découvre – que quelqu’un, que les croyants nomment Dieu, est à la fois le sens, l’origine et la fin de toute vie. » (p.118) Cela est plutôt thomiste, tout comme ce qu’il dit sur le bien commun (p.43). Augustin, Thomas, ces deux sources semblent s’harmoniser dans son esprit. On sent nettement aussi l’influence de Blaise Pascal dans son recours à la notion de « pari » (p.96). Enfin, il est permis de supposer une présence de Bergson, dans sa référence fréquente au vivant, contraposé au mécanique. (p.91) Cette liaison des deux ordres de la foi et de la raison fait qu’il n’oppose pas « christianisme » et « humanisme » (p.104). Cet humanisme se note dans la façon très stimulante qu’il a de traiter le thème théologique du péché originel. « Nous insistons souvent sur le péché originel, mais nous oublions trop facilement l’innocence originelle » (p.133). Adam est retrouvé, pour ainsi dire, à travers le thème de l’innocence et du nouvel Eden, de « la restauration de la beauté première » (p.135), par la rédemption (p.127-132). On dirait un rêve, mais « ce rêve devient réalité en Jésus-Christ » (p.135).
II- Confiance et raison
Le livre s’intitule Réparation. Ce qu’il faut réparer en premier, c’est la confiance et peut-être, au fond, est-ce la raison. « Il est urgent de sortir de l’ère de la méfiance » (p.37). « La méfiance érigée en principe devient un poison. » (p.16) Notre regard est-il « porteur de confiance ou chargé de soupçon » ? (p.16) C’est là la question et c’est une question philosophique. Pas plus qu’il ne prétend « ébaucher un traité de la foi » (p.117), l’Auteur ne cherche pas à esquisser un discours de la méthode. Néanmoins, il s’agit de réparer la raison, de procéder à un amendement de notre logique. La peur, la méfiance, la méchanceté « tiennent la vérité captive dans l’injustice », disait Saint Paul (Rm 1, 18). De fait, elles tiennent le questionnement humain prisonnier de réflexes « primitifs », qu’on pourrait dire policiers, au mauvais sens du mot (car il faut des policiers), puisqu’on traite le réel en suspect et non en objet d’émerveillement. « Là où le doute questionne, le soupçon condamne. » (p.19) « Jadis simple outil de l’esprit en quête de vérité, le doute s’est mué en soupçon systématique. » (p.19) A dire vrai, ce qu’on appelle couramment « doute » en philosophie moderne est lui aussi, très souvent, profondément inspiré par la méfiance, sous la pression de ce Malin Génie dont parle Descartes. Ce « doute » lui aussi évolue aisément en ce soupçon qui est « un regard tordu qui présuppose le mal » (p.19). Le questionnement vivant se fait dans la Vérité, vers la Vérité, sous la Vérité. « Le soupçon lorsqu’il devient un mode de pensée détruit tout ce qui rend possible la vie commune : la confiance, la présomption d’innocence, le respect de l’altérité, la reconnaissance de la complexité humaine. » (p.22) Cette méfiance morbide, qui se rapproche d’une paranoïa, est cause d’un malheur, d’un mélange de dureté et de fragilité qu’il s’agit précisément de réparer. Elle est destructrice de la possibilité de la foi. Elle n’est pas une garantie d’esprit critique. Elle rend l’homme méchant et dur. L’Auteur aboutit ainsi à ce diagnostic : « Le dépérissement des valeurs humaines trouve son origine dans un détachement progressif avec la foi, une désertion de la pensée philosophique, un manque d’exigence éthique quant au choix de vie et une réduction matérialiste de l’homme. » (p.84) Le Cardinal Bustillo nomme très justement Nietzsche en premier (p.18) parmi les maîtres de cette culture barbare. La dureté, c’est l’attribut du « surhomme », qui apparaît, p.67. « Le bien, c’est la puissance et ce qui accroît la puissance », écrit Nietzsche au début de son Antéchrist. C’est ce qui explique pourquoi « le relativisme [nietzschéen], loin d’être neutre, est violent. » (p.82) De plus, pas de surhommes sans sous-hommes, car la dureté n’est pas en équilibre sans un mouvement de descente aux enfers, sans une « cruauté froide », sadique (p.35). Le sous-homme est tout simplement l’homme que détruit cette logique de guerre, l’homme frustré de la paix, qui est le repos de l’âme dans le sein de l’Absolu. De là cette « vie appauvrie » (p.79), ces « existences fragiles » (p.83). Même si Bustillo ne procède pas à cette identification, il est permis de voir dans ce qu’il nomme « l’idole individu-roi » (p.59) l’Individu-Créateur, le surhomme. Le surhomme, parce qu’il se veut Créateur, ignore la réalité : « Le pouvoir dévore l’être » (p.84). La seule réalité, c’est alors la bulle subjective, que chaque surhomme crée, avec sa vérité et ses valeurs qui n’existent que par leur affirmation, qui est censée les créer… C’est pour cela que « le savoir est battu en brèche par l’opinion » (p.25). La liberté individuelle absolutisée (la volonté de puissance de l’individu-idole), exclut la vérité objective et « la simplicité du réel » (p.144). Mais quand la seule vérité, c’est l’opinion, les puissants faiseurs d’opinion
III- Un autre débat
Cette réflexion éthique sur la méfiance à l’époque postmoderne aboutit logiquement au besoin de trouver « une autre manière d’exister » (p.93). « Nous aspirons à une société différente : bienveillante, sereine, pacifique. » (p.12) Il s’agit de passer de la guerre à la paix. L’Auteur concrétise en traitant un problème très précis, celui du débat public dans la société postmoderne occidentale. Il s’agit donc de réparer le débat dans « une société livrée à la méfiance ». L’Auteur analyse la logique de guerre qui détruit le débat : le règne du soupçon (p.13), la soif de vengeance (p.31), la confiance désertée (p.55), la fureur accusatoire (p.17), l’enfermement de l’individu dans sa bulle… (p.65) Certains trouveront le propos répétitif, mais le mal est si général et si profond que ça vaut la peine d’enfoncer le clou.
L’Auteur pose la question suivante : « Une personne engagée dans la vie publique (…) peut-elle encore parler librement » (p.10) sans s’exposer au « lynchage médiatique » (p.36) ? Chacun sait que la prudence conseille ou de se taire, ou de dire la même chose que tout le monde. Voyons donc comment, dans une telle situation, le Cardinal Bustillo s’engage dans le débat public. Assurément, il ne veut pas parler pour ne rien dire. Il insiste au contraire sur l’importance « d’élaborer sa propre synthèse, d’oser une parole singulière » (p.142).
Pour saisir sa pensée, le mieux est de lire ce livre en nous mettant dans la peau d’un critique méfiant et acerbe, de celui pour lequel Bustillo écrit, et qui devrait réparer son âme – mais nous supposerons aussi, méthodologiquement, que ce critique est honnête, sinon il ne serait pas possible de raisonner. Ce critique admettrait donc que Bustillo parle sur la politique en général, qui selon Pie XI est « la plus haute forme de la charité » (p.41), de l’engagement pour le bien commun (p.39, p.43) ; et qu’il dresse un beau portrait d’un vrai politique (p.46-47). Mais, ajouterait-il, sur les questions politiques concrètes (Ukraine, Gaza, Congo, Israël, Russie, capitalisme, islamisme, etc.), rien. Des mentions concrètes se trouvent, il est vrai, dans une assez longue citation de Léon XIV évoquant devant le corps diplomatique la paix, la justice, le partage, et plus rapidement les migrants, l’IA et l’écologie (p.50-53). Bustillo revient lui-même sur l’IA (p.142) dans le contexte d’une réflexion sur le silence. Comment voulez-vous formaliser l’intelligence profonde ? Celle qui se recueille, cherchant la « vérité de l’être » (p.146), « l’essence même de l’être, les profondeurs de l’âme » (p.137) et scrutant le mystère de l’homme (p.15) ? Il revient aussi indirectement sur l’écologie en rappelant l’importance de « la nature comme lieu de gratuité, de beauté pure, d’hospitalité silencieuse pour l’âme agitée » (p.143). Mais à part cela, c’est exact qu’il parle peu des sujets qui passionnent les gens et sur lesquels ils s’opposent vivement. C’est délibéré. Faudrait-il donc le soupçonner (toujours le soupçon !) de « parler pour ne rien dire » ? Ou n’est-ce pas plutôt que ce qui est à réparer est plus profond : le rapport de notre parole à la vérité et au silence ?
Notre critique « méfiant-acerbe-honnête » continuerait dans le même filon en disant que c’est pareil sur la morale. L’Auteur la distingue de la spiritualité chrétienne (p.146), prend position en faveur de l’eudémonisme rationnel (p.112), analyse finement le rapport entre la liberté et l’autorité (p.60), marque sa distance avec le moralisme (p.105), mais il n’évoque pas directement les questions concrètes de morale, qui passionnent les gens et les font s’écharper : avortement, LGBT, trans, euthanasie, justice fiscale, etc. Notre critique admettrait que l’Auteur parle de faire « au plus profond de soi le choix du vivant » (p.112), qui est plus large qu’un choix « pro-life » ; qu’il parle d’un devoir de soutenir les familles (p.67) ; qu’il parle même de « résister à la barbarie » (p.157), dans le cadre de la foi et de l’espérance. Mais c’est vrai qu’il n’aborde pas de front ces questions concrètes.
Pourquoi cette approche ? Si l’on écarte la réponse acerbe, le bon sens suggère une première réponse, toute simple. Puisqu’on ne peut plus parler librement et objectivement de quoi que ce soit d’essentiel sans déclencher, dans les réseaux sociaux ou même les médias, des réactions hystériques, paranoïaques, pour tout dire pathologiques et violentes, ce dont il faut parler en premier, si on veut encore parler et tenter de « réparer » le débat public, c’est précisément de cette violence et de cette pathologie. Et c’est ce que fait notre Auteur, longuement. C’est très socratique, et c’est avec justesse qu’il fait référence à Socrate sur la nécessité de fréquemment se taire (p.150-151).
Même sans être un critique soupçonneux, ne peut-on craindre qu’en se focalisant sur la mauvaise qualité de la relation intersubjective des participants au débat, nous fassions trop abstraction de l’objet du débat ? Ne faut-il pas, parfois, dénoncer l’injustice avec véhémence ? Est-ce que Jésus n’a jamais élevé la voix ? Si ce qui reste d’une société jadis civilisée se voit attaquée par de vrais barbares, ne faudrait-il pas encourager une résistance vigoureuse ? Appeler dans ce contexte à la paix n’équivaut-il pas à un pacifisme radical, qui donnerait automatiquement le pouvoir aux plus pervers ? – Bien entendu, il faut souhaiter la victoire des bonnes causes, mais il faut absolument aider leurs défenseurs à ne pas perdre la charité, l’amour surnaturel, et à rester ouverts à une certaine clémence, voire indulgence (p.122). Une société ne peut être bonne et « réconciliée » (p.158) sans compter un nombre suffisant de citoyens qui soient bons. La charité n’existe pas, sans le pardon et sans l’amour des ennemis. Bustillo cite (p.113-114) le Discours sur la Montagne : « Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous persécutent. Ainsi serez-vous les fils de votre Père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et sur les injustes. Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez-vous ? (…) Les païens aussi n’agissent-ils pas de même ? Vous donc soyez parfaits, comme votre Père céleste est parfait. » (Mt 5, 44-46) Au reste, Jésus, dans son discours dit bien qu’il y a des méchants et des injustes. Mais la résistance à la barbarie ne doit pas céder à la tentation de s’organiser elle-même et de se pratiquer selon une logique de guerre. L’idéal se dégraderait alors en idéologie (p.108). Pour changer le cours de l’Histoire, « le croyant choisit de prier » (p.44), car, comme l’a écrit Bossuet, « c’est Dieu qui tient du haut du ciel les rênes de tous les empires ».
En conclusion, l’Auteur est bien loin de décourager l’engagement courageux pour le bien commun. Vivre en liberté, c’est être libéré du Mal (p.147). Mais il se centre sur l’exigence de vivre la charité évangélique et sur le traitement des problèmes invisibles et profonds qui commandent la bonne solution des questions concrètes les plus brûlantes. D’où vient cette méchanceté dont il s’agit de se libérer (« pourquoi la sorcière est-elle méchante ? », p.155). Comment se libérer de cette souffrance intime ? Comment atteindre cette paix de l’âme, sans laquelle il ne pourra jamais y avoir de paix pour l’homme, ni dans ce monde, ni dans l’autre ? Pour tout résumer, « si je n’ai pas la charité, je ne suis rien » (1 Co 13), et s’il n’y a pas l’amour, il n’y a pas de réparation.
Henri Hude
- Henri Hude, Philosophie de la guerre, Economica, 2022. Cet ouvrage a été aussi publié en américain, russe, espagnol et portugais. Prochain livre : Philosophie de la paix, à paraître en 2026.
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