Thibaud Collin © DR

Morale catholique : changement de paradigme sous le pape François ?

Thibaud Collin, agrégé de philosophie, professeur en classes préparatoires au Collège Stanislas et à la Faculté libre de philosophie comparée (IPC), vient de publier un excellent essai sur les questions soulevées par Amoris laetitia.

La Nef – Deux lectures d’Amoris Laetitia s’affrontent, l’une tirant l’encyclique dans le sens d’une rupture par rapport à la doctrine morale exposée dans Humanae Vitae et Veritatis splendor, l’autre ménageant une continuité. Quels sont les points de litige qui portent à interprétations différentes ?
Thibaud Collin – Le point de départ de ma réflexion est un étonnement. Comment certains théologiens moralistes peuvent-ils affirmer que le chapitre 8 d’Amoris Laetitia et Veritatis splendor sont d’accord alors que par ailleurs ces mêmes théologiens s’opposent à la norme morale énoncée sur la régulation des naissances par saint Paul VI dans Humanae Vitae ? Rappelons en effet que Veritatis splendor a été publié 25 ans après Humanae Vitae par saint Jean-Paul II pour répondre aux présupposés des nombreuses objections que les moralistes contestataires avaient opposées à Humanae Vitae. Il est donc impossible de valider Humanae Vitae et de conclure à une relativisation « pastorale » d’Humanae Vitae en s’appuyant sur Amoris Laetitia ; ce que font pourtant certains théologiens, citons dans le champ français Mrg Bordeyne ou le père jésuite Alain Thomasset. Il me semble que la solution est de lire Amoris Laetitia à la lumière de Veritatis splendor, tout en reconnaissant qu’il s’y trouve un développement homogène de la doctrine morale ; et parallèlement, de montrer comment certains utilisent Amoris Laetitia pour gauchir Veritatis splendor et ainsi déstabiliser toute la doctrine morale conjugale et sexuelle.

« Le problème réside principalement dans la manière de concevoir la loi morale et son articulation avec la conscience morale et le bien humain » (p. 31), écrivez-vous : pourriez-vous nous expliquer cela ?
Depuis la publication de Humanae Vitae par saint Paul VI, certains théologiens soutiennent que la loi morale est un élément du discernement qui doit être pondéré par la prise en compte d’autres éléments, notamment la situation concrète dans laquelle se trouve la personne avec ses propres capacités à réaliser la loi. Il y a là une confusion entre la prise en compte des préceptes négatifs et celle des préceptes positifs. Par exemple, il y a plusieurs manières de pratiquer, en prudence, le commandement d’honorer ses parents mais il n’y a qu’une seule manière de pratiquer celui de ne pas être adultère ! Si on confond les deux, on finit par chercher dans les circonstances des moyens de légitimer des exceptions à la loi morale. C’est ne pas comprendre que la loi divine est une lumière indiquant les vrais biens humains à pratiquer (ou les maux à éviter).

Certaines interventions favorables à l’idée d’une rupture doctrinale (par exemple celle de Mgr Fernandez, pourtant préfet du Dicastère pour la Doctrine de la foi) confondent, dites-vous, « loi de gradualité » et « gradualité de la loi » : pourriez-vous nous l’expliquer ?
Saint Jean-Paul II n’a eu de cesse de distinguer les deux. Quand on raisonne dans une mentalité légaliste, la loi devient vite un idéal inaccessible vers lequel il suffit de tendre pour que l’acte posé soit vu comme légitime. La notion d’acte intrinsèquement mauvais, que par définition on ne doit jamais poser, est ainsi occultée au profit d’un bien possible qui est en réalité un moindre mal. La loi est comparée à une échelle ; tant qu’on a commencé à gravir l’échelle, l’acte posé est vu comme bon. Cela finit par occulter la conscience de l’objectivité du bien que la loi manifeste et… on a vite fait de demeurer à un échelon bas en disant que c’est ce que Dieu demande ! La loi de gradualité désigne le processus par lequel un sujet acquiert avec la grâce de Dieu les vertus permettant de pratiquer le vrai bien, indiqué par la loi morale. Ce chemin est souvent l’occasion de chutes. La personne ne peut identifier cette chute comme un péché que si sa conscience morale est formée. Ainsi elle peut s’ouvrir au pardon et à poursuivre son chemin. Le rôle du pasteur est d’aider sur ce chemin et non pas de déclarer que Dieu considère qu’il est bon de s’arrêter au milieu.

Comment peut-on lire le Ch. VIII d’Amoris Laetitia comme un développement homogène du Magistère antérieur ? 
Dans Veritatis splendor, saint Jean-Paul II rappelle le fondement objectif de la morale et la juste articulation entre bien à pratiquer, loi, conscience et liberté. Le pape François prend davantage en compte le sujet agissant dans des structures de péché qui peuvent engendrer une conscience invinciblement erronée et une volonté obstruée. Cela permet de discerner que certaines personnes ne sont pas en état de péché mortel bien qu’agissant en transgression objective de la loi morale. La question est : un pasteur digne de ce nom va-t-il laisser les personnes dans cette situation ou bien les aider à prendre conscience du vrai bien à pratiquer et les accompagner sur le chemin de la sainteté, sainteté à laquelle tout baptisé est appelé ? Bref, comment éviter que la pastorale ne devienne elle-même une structure de péché ?

Propos recueillis par Élisabeth Geffroy

Thibaud Collin, Un changement de paradigme dans la morale catholique ?, Éditions de L’Homme Nouveau, 2025, 116 pages, 17 €.

© La Nef n° 384 Octobre 2025