Pour célébrer les cent ans de la naissance de Flannery O’Connor, passés en grande partie inaperçus, commençons par citer Evelyn Waugh, à propos de La sagesse dans le sang : « S’il s’agit vraiment de l’œuvre d’une jeune demoiselle et que personne ne l’a aidée, c’est tout à fait remarquable. » Même si la mère de Flannery se sentit profondément insultée qu’on pût douter que sa fille fût une demoiselle, le jugement était sûr.
Par la suite, c’est plutôt sur le catholicisme de la romancière que certains critiques émirent des doutes, tant le titre de son recueil de nouvelles le plus célèbre résumait bien son univers : Les braves gens ne courent pas les rues. Agacée par ceux qui jugeaient son œuvre « brutale et sarcastique », elle finira par déclarer à un journaliste que « le lecteur catholique moyen est un demeuré doublé d’un militant ». La remarque ne fut pas conservée dans l’article…
Heureux agacement, en tout cas, qui nous valut quelques mises au point sur le romancier catholique, tenu, parce que catholique, à être plus lucide que tout autre sur l’homme déchu qui ignore sa déchéance : « Si ces histoires paraissent dures, c’est qu’il n’y a rien de plus dur et de moins sentimental que le réalisme chrétien. » Aussi s’agit-il d’être sans concession envers tout ce qui sert d’échappatoire à la claire vision de la nature blessée et du travail de la grâce : le sentimentalisme autant que la pornographie, le style pieux autant que le déterminisme sociologique.
Ses contemporains, juge-t-elle, sont comme des poulets dont on a atrophié les ailes pour qu’ils donnent plus de viande comestible. C’est pourtant à cette génération de poulets sans ailes que le romancier doit faire sentir « les intrusions presque imperceptibles de la grâce », « sur un terrain largement occupé par les puissances démoniaques ».
La mièvrerie dévote est donc un péché à la fois contre la théologie et contre l’art romanesque, dans un monde où seule une certaine violence peut ramener les êtres au réel et, par là, au mystère. Cela suppose de placer les personnages dans une situation extrême, où leurs actes impliquent soudain l’éternité. « Je suis convaincue qu’il existe aujourd’hui des brutes épaisses qui se rendent cahin-caha, à Bethléem, afin d’y renaître. Et j’ai tenté de suivre l’itinéraire de quelques-unes d’entre elles. » Tel est sans doute le meilleur Credo romanesque de cette demoiselle d’éternité qui aurait eu cent ans cette année.
Henri Quantin
© La Nef n° 384 Octobre 2025