La conception de la démocratie athénienne est substantiellement différente de celle de nos démocraties modernes. La Révolution marque une première rupture, suivie d’une autre après la guerre.
La démocratie athénienne tire aujourd’hui son prestige de sa concomitance avec les splendeurs du miracle grec. Nous lui en attribuons spontanément le mérite, et le visiteur qui gravit les degrés de l’Acropole est invité à admirer des merveilles qui témoignent de la supériorité du régime qui en avait supervisé l’édification. Périclès avait lui-même emprunté ce chemin dans son Oraison sur les premiers morts de la guerre du Péloponnèse, telle que nous l’a rapportée Thucydide. Il nous invitait à faire le lien entre la beauté des monuments d’Athènes et sa conception de la liberté politique, qui avait fait d’elle, à l’entendre, « l’école de la Grèce » (II, 37-41).
Dans la bouche d’un stratège qui avait engagé sa cité dans une guerre cruelle, où n’avaient pas manqué, déjà, les déconvenues, le propos relevait cependant du plaidoyer pro domo, pour ne pas dire de la propagande. Car le régime mis au point à Athènes était en réalité loin de faire l’unanimité parmi ses contemporains, y compris chez les artisans de cet apogée athénien. Il serait critiqué par Aristophane autant que par Euripide, Hérodote, Thucydide, Socrate, Xénophon ou Platon. Il s’était révélé incapable de donner une forme politique à la domination d’Athènes sur le monde grec et s’apprêtait à conduire la cité à la défaite. Il avait manqué de mesure dans l’exercice de son pouvoir en suscitant contre les Athéniens une haine universelle ; il exilerait ou condamnerait à mort, à l’heure des revers, ceux de ses généraux qui auraient été susceptibles de redresser sa situation. Il serait, au IVe siècle, impuissant face à l’expansionnisme macédonien, qui ferait sortir la plus prestigieuse cité grecque de l’histoire au moment même où l’hellénisme se répandrait, par la grâce d’Alexandre, dans tout l’Orient méditerranéen.
N’importe : les réalisations du siècle de Périclès ont à nos yeux un tel prestige qu’elles nous paraissent avoir consacré la supériorité des institutions qui en ont permis la réalisation et, avec elles, des nôtres, qui seraient les héritières de leur prestigieuse tradition.
La démocratie athénienne était-elle cependant si semblable à nos démocraties modernes ? La question n’est pas évidente. Elle mérite examen.
La démocratie athénienne
Athènes avait connu, à partir du VIe siècle avant J.-C. une succession de révolutions politiques. Au régime mixte mis en place en 594 par Solon, avait succédé la tyrannie de Pisistrate (561-527) puis celle de son fils Hippias (527-510). Installée, deux ans après son renversement, par l’Alcméonide Clisthène (508), la démocratie avait remis l’essentiel du pouvoir à l’Ecclésia, l’Assemblée de tous les citoyens.
La souveraineté y avait dès lors appartenu au peuple, comme en préfiguration des principes de la Révolution française.
Ses modalités pratiques étaient cependant très éloignées des règles qui régissent nos régimes modernes.
L’Assemblée excluait d’abord de ses rangs les femmes (on dira que ce fut le cas en France jusqu’au projet constitutionnel préparé, en 1944, par le Maréchal Pétain), les Métèques (les étrangers domiciliés, destinés à rester étrangers au fil des générations ; Athènes ne connaissait pas le droit du sol et les naturalisations y étaient exceptionnelles : moins de 500 en quatre siècles), ainsi que les esclaves. Il fallait, avant d’y siéger, avoir atteint dix-huit ans et avoir accompli deux années de service militaire. Aussi la cité ne comptait-elle pas plus de 40 000 citoyens quand le territoire de l’Attique abritait entre 290 000 et 360 000 habitants. Le pouvoir de l’Ecclésia était ainsi celui d’une minorité infime de la population. L’Assemblée, qui se réunissait quarante fois par an, n’était en outre pas fréquentée par tous assidûment, agriculteurs et pêcheurs rechignant à sacrifier une journée de travail, tandis que la politique expansionniste d’Athènes éloignait des débats tous ceux qui servaient sous ses armes au loin. La plupart des assemblées paraissent n’avoir guère réuni en pratique plus de 2000 ou 3000 citoyens.
Autre différence majeure avec les régimes modernes, la démocratie athénienne était une démocratie directe. C’est au peuple assemblé que revient de décider de la guerre et de la paix, la conclusion des alliances, l’élection des dix stratèges, la nomination et les instructions des ambassadeurs, la politique militaire, l’organisation de l’approvisionnement de la ville, les grands travaux, les règlements de police ou le contrôle de l’action des magistrats.
Un conseil de 500 membres, la Boulè, est certes chargé d’examiner les avant-projets et les propositions. Il n’est pas composé d’élus mais de 500 citoyens tirés au sort dans chacune des 10 tribus constituées artificiellement pour qu’elles constituent un échantillon représentatif de la population. Renouvelé annuellement, il n’a qu’un pouvoir de préparation et de surveillance de la bonne exécution des décisions de l’Ecclésia.
Car le régime ignore totalement la séparation des pouvoirs. Tirés au sort au sein des tribus, soumis au double contrôle de l’Assemblée et du Conseil, les plus hauts magistrats (les archontes) ne sont que des agents d’exécution, commis de la volonté populaire. Ils ne forment en aucun cas un gouvernement : c’est l’Assemblée qui prend directement toutes les décisions. La justice est quant à elle entre les mains de tribunaux constitués par des citoyens tirés au sort parmi des volontaires. Le peuple assemblé est lui-même, pour les affaires les plus graves, la juridiction suprême.
Ces institutions ont ainsi pour nous un caractère exotique, du fait du rôle qu’y joue la démocratie directe (le peuple ne délègue jamais ses pouvoirs à des représentants, il gouverne, réglemente et juge par lui-même) et de celui du tirage au sort, qui prévaut aussi bien pour la désignation des membres de la Boulè que pour celui des tribunaux et des magistrats d’exécution, hors les charges qui requièrent une compétence particulière (stratèges et trésoriers, pour la désignation desquels lui est préférée l’élection). Le tirage au sort est considéré en effet comme le plus démocratique des procédés puisqu’il prend seul pleinement au sérieux l’égalité des citoyens, leur vocation à être tour à tour gouvernés et gouvernants, leur égale capacité à prendre des décisions. L’élection, qui nous semble constitutive de la démocratie moderne, est tenue au contraire pour un dispositif aristocratique. Parce qu’elle prétend, au mépris du principe d’égalité, sélectionner les meilleurs.
Le principe représentatif
L’historien Moses I Finley a consacré en 1973 un essai (Democracy Ancient and Modern) à souligner que ce double critère faisait toute la différence entre la démocratie antique et la démocratie moderne, où le principe représentatif débouche sur la formation d’une élite politique vouée à gouverner en lieu et place des citoyens, avec l’avantage de la spécialisation et d’une relative compétence, l’inconvénient de confier le pouvoir à une classe politique aveugle aux nécessités douloureuses du long terme et inévitablement tentée de privilégier les mesures susceptibles de favoriser sa réélection, quand ce n’est pas la poursuite de ses intérêts propres, au détriment du Bien commun.
Sans être lui-même un spécialiste de la Grèce ancienne, Jean Madiran a porté, sur la même comparaison, un regard autrement plus profond dans le livre lumineux qu’il a consacré en 1977 aux Deux démocraties (1). Il y montre en effet que, plus qu’à ces différences institutionnelles, le fossé qui sépare démocratie classique, héritée de la démocratie athénienne, et démocratie moderne apparue lors de la Révolution française, tient à l’adoption par cette dernière de la philosophie de Rousseau, et singulièrement de l’idée que la loi doit être « l’expression de la volonté générale » (article 6 de la déclaration des droits de l’homme) en application du principe selon lequel la souveraineté pleine et entière appartient à la nation (article 3). Une telle pétition, souligne-t-il, revenait à congédier l’idée même de loi naturelle, telle que l’avait définie Aristote (Rhétorique XIII, 1373b) : cette loi qui, déduite par la raison des caractères de la nature humaine (la nature sociale de l’homme, sa rationalité, son sens inné de la justice, sa libre volonté, son aspiration à la transcendance), visait à garantir leur plein épanouissement, et qui avait été tenue, jusqu’alors, pour supérieure à des lois humaines qui ne devaient en être, comme l’enseignait Cicéron (De Legibus II, 4,8) que la mise en application ici et maintenant. Répudiée comme un habillage d’une loi religieuse dont on entendait désormais s’affranchir, celle-ci avait, depuis, laissé place à une loi qui, pour être digne d’un peuple libre, ne devait être que l’exact reflet de la volonté, exprimée sans entraves, des citoyens. Révolution copernicienne, qui délivrait la loi de la nécessité, pour obliger, d’être conforme à la justice et au Bien : n’exigeait d’elle que d’avoir été adoptée démocratiquement.
La démocratie moderne
Cette conception a triomphé dans la démocratie moderne : en témoigne la cohorte des lois sociétales qui ont été adoptées à la fin du XXe siècle au nom de la nécessité d’assortir le corpus législatif à l’état de l’opinion, et qui font désormais figures de totems parce qu’elles auraient institué des libertés nouvelles : le droit à l’avortement, au mariage pour tous, à l’euthanasie ; demain à la gestation pour autrui (GPA) ou à la transition de genre. Les invocations qu’ont pu faire, contre elles, leurs opposants, d’une loi morale immémoriale, se sont heurtées à l’évidence que rien ne devait pouvoir, dans une démocratie moderne, empêcher d’assortir la législation à la volonté majoritaire de l’opinion.
Il n’en allait pas ainsi dans la démocratie athénienne. Une procédure (la graphè paranomon) permettait au contraire de mettre en accusation quiconque aurait proposé de soumettre au peuple une proposition « illégale ». Il s’agissait certes d’abord de protéger la constitution, mais aussi d’imposer la prévalence des lois divines et des lois héritées des anciens législateurs Dracon et Solon, qui échappaient aux aléas de la volonté populaire. C’est dire que l’Assemblée, qui nous paraît toute-puissante, ne l’était pas au point de pouvoir bouleverser les institutions ou l’ordre social tels qu’ils avaient été codifiés en dehors de tout processus électoral. Que son pouvoir de délibération lui permettait de prendre souverainement décrets et règlements, mais qu’il ne l’autorisait pas à renverser l’ordre juridique traditionnel.
Lorsqu’à la fin du Ve siècle av. J.-C., on sentit la nécessité d’apporter une révision au corpus des lois existantes (gravées sur des tables de bois, certaines étaient devenues illisibles, d’autres étaient rédigées dans une langue archaïque, source d’incompréhensions), on ne passa pas par la procédure d’une délibération ordinaire. Vingt juristes furent désignés par le conseil pour collationner et adapter les coutumes des ancêtres, recueillir auprès du peuple avis et objections, et faire avaliser ensuite les textes par 500 « nomothètes » élus spécifiquement pour l’occasion. Quand, au siècle suivant, quelqu’un souhaiterait que leur soient apportés des amendements, on organiserait une sorte de procès tenu devant de nouveaux nomothètes, et opposant l’auteur de la proposition à cinq avocats choisis par l’Assemblée pour défendre la loi existante. Le résultat fut qu’en un siècle, alors qu’étaient votés 488 décrets, ne furent adoptées que 7 lois nouvelles !
Si les Grecs tenaient ainsi, comme nous, que la liberté se confondait avec la souveraineté de la loi, ils lui donnaient une signification tout opposée à celle des modernes : il s’agissait, pour eux, de la soumission de la volonté générale, de la majorité des citoyens, à des lois qui tenaient leur majesté de leur origine divine, ou d’une ancienneté qui les rendait vénérables parce qu’elle garantissait qu’elles émanaient de la raison et qu’elles visaient au Bien de tous par leur conformité aux exigences de la nature humaine. C’est dire que la démocratie athénienne se situait, sur ce terrain, aux antipodes de la démocratie moderne.
La troisième démocratie
Un demi-siècle a passé depuis la publication du livre de Madiran, et l’évolution de notre législation n’a fait que confirmer le caractère prophétique de ses analyses. Elles n’en sont pas moins désormais dépassées elles-mêmes par l’évolution de la démocratie vers une troisième forme, que l’on peut désigner comme la démocratie contemporaine, et qui se caractérise par la place éminente qu’y a prise la codification des droits de l’homme par ce que l’on appelle le « droit naturel moderne ».
Apparu après-guerre en réaction aux horreurs d’un nazisme qui avait bénéficié en Allemagne d’un large consentement et dont les crimes avaient fait apparaître le vide creusé par la relégation de la loi naturelle, les risques liés à la toute-puissance du fait majoritaire, celui-ci avait visé à sanctuariser au moins la liberté et l’égalité constitutives de toute démocratie véritable ; à les mettre hors d’atteinte des tyrans aussi bien que des débordements éventuels de la volonté populaire.
Consacré par la déclaration universelle des droits de l’homme des Nations Unies (1948), la convention européenne des droits de l’homme (1950) et la constitutionnalisation, en France, de la déclaration de 1789, le « droit naturel moderne » ne s’est pas cependant contenté de sa mission originaire. Il s’est dilaté à la faveur de la sortie de religion et du triomphe de l’hédonisme libertaire qui ont marqué la fin du XXe siècle pour finir par placer au sommet de notre droit les principes de l’individualisme le plus radical. Il a mis, partant, un terme à la toute-puissance de la souveraineté populaire en lui interdisant, au nom de « l’état de droit », toute politique (stigmatisée comme populiste) qui irait à l’encontre de la déliaison des personnes, de leur émancipation à l’égard des appartenances, tout maintien des autorités qui prétendraient restreindre les droits illimités de l’individu roi : quand même cette politique et ce maintien bénéficieraient du soutien d’une majorité de la population ; quand même cette émancipation se paierait par la destruction de la famille et de la nation.
Le paradoxe est que cette restauration d’une norme supérieure à la volonté majoritaire se fait au profit de prescriptions qui prennent souvent le contrepied de l’ancienne loi naturelle, parce qu’elles s’appuient sur une anthropologie qui fait de l’homme un sujet de droits et un consommateur étranger à tout devoir, tout enracinement dans une communauté naturelle, en même temps qu’à toute référence transcendante au Bien. Loin de rapprocher la démocratie contemporaine de la démocratie grecque, où l’individu n’était rien ; où l’appartenance communautaire et politique était le cœur de la condition humaine et la voie de son plein achèvement ; où l’objet même de la vie politique était la recherche commune du Bien, elle s’en éloigne plus encore que ne le faisait la démocratie moderne.
Michel De Jaeghere
(1) Nouvelles Éditions Latines, 1977.
Sur ces sujets, Michel De Jaeghere, directeur du Figaro Hors-série, a publié Le cabinet des Antiques. Les origines de la démocratie contemporaine (Les Belles Lettres, 2021, rééd. Tempus, 2024) et La Mélancolie d’Athéna. L’invention du patriotisme (Belles Lettres, 2022).
© LA NEF n°377 Février 2025, mis en ligne le 27 décembre 2025
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