Dans un essai paru en septembre 2024 (Naître ou le néant. Pourquoi faire des enfants en temps d’effondrement ?), Marianne Durano appelle à notre rescousse de grands noms de la philosophie et déploie une puissante argumentation pour répondre aux « No Kids ». Entretien.
La Nef – Il semble aujourd’hui, à l’heure de l’urgence écologique, qu’il faille presque davantage se justifier d’avoir des enfants que de ne pas en avoir : la charge de la justification aurait changé de camp. Comment l’interprétez-vous ? De quoi est-ce le signe ?
Marianne Durano – Selon un sondage IFOP pour la Fondation Jean Jaurès (1), 65 % des Français disent redouter un effondrement de notre civilisation : 27 % pour des raisons écologiques, 15 % à cause de vagues migratoires incontrôlées, 14 % redoutent la guerre civile, tandis que 32 % misent sur une dégradation progressive de nos conditions de vie. Dans ce contexte, pas étonnant que 30 % des Françaises en âge de procréer décrètent ne pas vouloir d’enfants (2) ! J’ai voulu prendre acte de ces angoisses d’effondrement diffuses, sans me prononcer sur leur pertinence. Quel que soit le scénario imaginé, le problème philosophique reste le même : à quoi bon transmettre la vie dans un monde en crise ?
Il faut commencer par distinguer deux questions : celle de la surpopulation et celle de notre angoisse face à l’avenir. Faut-il protéger la planète en limitant les naissances, ou bien protéger nos enfants d’un futur catastrophique, en ne les mettant pas au monde ? C’est surtout cette seconde question qui m’a paru pertinente d’un point de vue philosophique. Tout d’abord, parce qu’elle relève d’une contradiction logique : comment protéger quelqu’un en lui refusant l’existence ? Comment défendre le vivant en niant ce qui nous fonde comme tel, c’est-à-dire notre capacité à transmettre la vie ? Ensuite, parce qu’elle vient soulever des interrogations existentielles très profondes : qu’est-ce qui rend une vie digne d’être vécue ? Qu’est-ce qui dépend de nous, qu’est-ce qui ne dépend pas de nous ? Qu’avons-nous encore à transmettre ?
Mieux, cette angoisse révèle à mes yeux une crise de nos imaginaires, tellement pollués par les images de bonheur consumériste que nous envisageons plus facilement la fin de l’humanité que la fin du capitalisme. Quand on entend, par exemple, qu’un enfant est censé coûter en moyenne 300 000 euros à ses parents de sa naissance à sa majorité (3), on est en droit de s’interroger sur nos critères du bien-vivre et notre attitude face à l’existence ! Ce chiffre a été avancé par la banque d’investissement britannique Moneyfarm (« La ferme à monnaie »), dont le nom seul nous en dit long sur notre rapport au vivant, et ne prend évidemment en compte que les pays soi-disant développés. Notre société occidentale, pourtant extraordinairement privilégiée au regard de l’histoire ou des pays en voie de développement, rechigne ainsi à prendre le risque de vivre. Mais alors, à quoi bon tant de richesses, acquises au prix de tant de destructions, si la vie ne vaut pas la peine d’être vécue et transmise ?
Comment Marx analyse-t-il le concept et la peur de la « surpopulation » ? Quel lien fait-il avec la logique structurelle du capitalisme ?
Marx est intéressant, parce qu’il est l’un des premiers critiques du malthusianisme. Pour lui, la surpopulation est un concept bien commode, qui permet de masquer les inégalités en prétendant que le problème, ce n’est pas qu’il y a trop de pauvreté, mais trop de pauvres. Notons en passant que l’Église catholique a repris cette critique à son compte lors des trois Conférences Internationales de la Population et du Développement, en 1992, 1994 et 1997… Marx affirme ainsi que la « surpopulation » est une manière de mettre les individus en concurrence les uns avec les autres, sans interroger la gestion des ressources communes. Mieux, il va jusqu’à démontrer que la « surpopulation relative » n’est que le corrélat de la surproduction et de la mécanisation, qui rendent le chômage et la pauvreté structurels, en créant toujours davantage de richesses, tandis que les inégalités s’accroissent.
Avec Aristote, vous récusez la pertinence du terme de « choix » appliqué à l’enfant, lui préférant l’alternative entre « refus » et « consentement » : pouvez-vous nous expliquer cela ?
Aristote distingue le choix, qui porte sur les moyens, et dont la réalisation dépend de nous, du souhait, qui porte sur les fins, et dont la réalisation ne dépend pas de nous. Avoir un enfant relève du souhait, et non du choix – les couples en attente d’enfant peuvent en témoigner ! L’enfant n’est pas le résultat d’un processus technique maîtrisé – sous peine d’instrumentalisation, mais une altérité à recevoir. Parce que l’enfantement est toujours une rencontre, l’accueil d’un élan vital qui me traverse, ma liberté consiste à consentir – ou non – à cet événement. C’est pourquoi ne pas avoir d’enfant, c’est mettre en place volontairement des obstacles à sa conception, tandis qu’accueillir un enfant, c’est simplement se laisser vivre. La rhétorique du « projet d’enfant » me semble une faute logique, conceptuelle et morale, qui réifie l’enfant et fait reposer une énorme pression sur les épaules des parents, sommés de « réussir » leur projet d’enfant, et laissés bien seuls face à cette responsabilité qu’ils sont supposés avoir mûrement décidée. Or, tous les parents savent bien que l’enfant vient au contraire bouleverser tous nos projets et tous nos préjugés !
En quoi avoir un enfant n’est-il pas une pure affaire privée ni un repli sur le monde étroit de la « sphère familiale » ?
Hegel montre, dans les Principes de la philosophie du droit, que l’enfantement est précisément ce qui nous fait passer de la morale subjective, individuelle et privée, à la morale objective, politique et citoyenne. Tout d’abord, parce qu’on n’éduque pas un enfant pour soi, mais pour la cité. Ensuite, parce que, comme le dit Hannah Arendt, « la naissance est la catégorie politique par excellence ». Non seulement tous nos engagements sont vains, sans générations futures pour les prolonger, mais la possibilité-même d’un monde humain, d’une culture commune, suppose que naissent des petits d’homme, qui seront comme un trait d’union entre le présent et l’avenir. Enfin, la « nouveauté radicale » que chacun introduit dans le monde en naissant est un remède contre le désespoir et le désengagement politique. Impossible de dire « après moi le déluge », quand ce sont mes petits qui risquent de s’y noyer !
À quelle condition engendrer peut-il être considéré comme le « sommet de la vertu », comme vous l’écrivez ?
Je me suis appuyée sur les analyses de Hans Jonas, qu’on réduit souvent au principe de responsabilité, sans savoir qu’il a fait de la naissance le fondement de sa morale et de sa politique écologique. Tout d’abord, l’enfant est par excellence celui à qui l’on doit tout, de manière inconditionnelle, et sans rien attendre en retour. Les jeunes parents en savent quelque chose ! Jonas fait de la relation au nouveau-né, si fragile et si dépendant, l’archétype de toute relation morale. C’est ce modèle qui lui permet de penser nos devoirs vis-à-vis des générations futures : il suffit d’étendre au genre humain dans son ensemble cette exigence morale que nous avons spontanément face à un tout-petit. Mieux, pour Jonas, l’existence même d’êtres humains capables de se sentir responsables de toute la biosphère est le premier de tous les impératifs catégoriques : qu’il y ait de l’humain, que le monde reste humain.
Vous établissez une convergence qui pourrait paraître incongrue entre la pensée et Michel Foucault et la vision chrétienne de l’amour et de l’enfantement : pouvez-vous nous expliquer ce rapprochement ?
Je connaissais déjà bien les analyses de Foucault concernant le biopouvoir, la gestion des populations, l’ingérence de l’État dans les conduites sexuelles et procréatives de ses administrés, etc. Mais j’ai été la première surprise en découvrant l’édition posthume, en 2018, du dernier tome de son Histoire de la sexualité, intitulée Les Aveux de la chair, et consacrée aux premiers siècles du christianisme. J’y ai trouvé des analyses lumineuses de Clément d’Alexandrie ou de Jean Chrysostome, qui faisaient incroyablement écho à la problématique de mon livre. Les Pères de l’Église écrivaient en effet à une époque où l’on attendait le retour imminent du Messie, et où les hérésies encratistes (4) prétendaient décourager les croyants de faire des enfants. Michel Foucault, avec, évidemment, la distance de l’historien vis-à-vis de son sujet, a su exposer de manière extrêmement pertinente leurs arguments, et j’ai été étonnée de trouver sous sa plume bien des réponses à mes questions.
Propos recueillis par Élisabeth Geffroy
- Marianne Durano, Naître ou le néant. Pourquoi faire des enfants en temps d’effondrement ?, Desclée de Brouwer, 2024, 240 pages, 18,90 €.
(1) Sondage IFOP publié en novembre 2019 pour la Fondation Jean Jaurès.
(2) Sondage IFOP publié en août 2022 pour Elle.
(3) https://www.elle.fr/Societe/News/Voila-combien-un-enfant-coute-a-ses-parents-d-apres-une-etude-britannique-4017353
(4) Courant radical du christianisme ancien méprisant la matière et donc la sexualité (ndlr).
LA NEF n°376 Janvier 2025, mis en ligne le 27 décembre 2025
La Nef Journal catholique indépendant