L’éditorial de juillet-août de La Nef plaidait pour une véritable paix liturgique et énonçait des conditions pour qu’elle soit possible. Jean-Pierre Maugendre a répondu à cet éditorial, réponse qui méritait une mise au point concluant un débat entamé à l’automne dernier.
Jean-Pierre Maugendre, président de Renaissance Catholique, a réagi à mon dernier éditorial, « A quand la paix liturgique ? » (La Nef n°382 de juillet-août 2025). Il l’avait déjà fait après un éditorial de novembre 2024 et cela avait donné lieu à des échanges puis à deux débats sur TV Libertés en janvier et avril 2025. Je le remercie pour la réponse qu’il a publiée le 16 juillet (accessible ici), car elle achève, en quelque sorte, nos discussions, en explicitant précisément sa position sur la question liturgique. Ce faisant, Jean-Pierre Maugendre ne s’est pas intéressé aux questions que je soulevais dans une intention pacificatrice ; la nécessité d’un examen de conscience et de s’ouvrir à une conversion des cœurs ne le concerne pas. Il n’en ressent pas l’exigence, aucun geste n’est à attendre de sa part. Il écrit que le problème est ailleurs, ainsi suis-je passé « à côté de la question de fond ». Et, en fait, à le lire, il a raison ! « Le vrai débat, écrit-il, est donc de savoir si le nouveau rite de la messe opère, au pire, une rupture avec la tradition de l’Église ou si, a minima, il est porteur d’ambiguïtés mettant, in fine, en cause la profession intégrale de la foi catholique et le culte ainsi rendu à Dieu. Or, de très nombreux éléments témoignent de la mise en œuvre, dans la liturgie réformée, d’une autre théologie et d’une autre foi que celles communément admises dans l’Église jusqu’au concile Vatican II. »
Ne pas absolutiser ce qui est contingent
Toute la question, en effet, est bien là. Et je remercie Jean-Pierre Maugendre d’avoir été aussi clair, car il n’y a pas de doute en le lisant que, pour lui, la réforme liturgique de 1969 a conduit à « un rite équivoque » qui porte une autre doctrine que celle développée par l’Église catholique jusqu’au concile Vatican II. La rupture est donc patente et l’on comprend que, professant de telles idées, il juge la messe réformée par Paul VI déficiente et non digne d’être célébrée par un prêtre attaché au rite ancien.
Certes, on peut regretter la façon brutale dont la réforme a été appliquée, trop souvent dans un esprit de rupture, générant drames et souffrances. On ne saurait relativiser les graves dérives qui ont vu le jour à partir des années 60-70 et qui ont justifié une juste résistance. On peut également critiquer maints aspects du rite réformé lui-même. Le cardinal Ratzinger ne s’en est pas privé et nombre de traditionalistes se sont souvent appuyés sur ses écrits pour étayer leur argumentation. Mais une chose est de critiquer tel aspect d’un rite, autre chose d’en arriver à le rejeter comme dangereux pour la foi catholique (1). Et ceux qui s’appuient sur le cardinal Ratzinger pour puiser des arguments critiques, se gardent bien de reprendre ses propos pour justifier la réforme, et s’éloignent donc profondément de l’esprit de ses écrits qui n’ont jamais remis en cause la pleine orthodoxie et la légitimité du nouveau missel (2).
Jean-Pierre Maugendre égrène une liste de griefs contre le nouvel Ordo, fidèle synthèse des habituelles critiques contre la réforme de 1969 (3) : certains griefs sont justes, d’autres discutables, mais le problème est qu’il tend à absolutiser des aspects contingents du rite dont aucun ne permet de conclure à un changement de foi ou de doctrine dans l’Eucharistie comme il le fait allègrement. Au reste, il m’est plusieurs fois arrivé d’assister à une messe de Paul VI célébrée ad orientem, en latin et en grégorien avec toute la solennité nécessaire, et entendre à la sortie des fidèles dire qu’il s’agissait d’une messe de saint Pie V : certes, des connaisseurs plus fins de la liturgie auraient identifié le rite, mais cette anecdote montre simplement que les différences entre les deux « formes » ne sont pas si flagrantes et ne marquent pas une « rupture » aussi forte que l’affirme un Jean-Pierre Maugendre.
La confiance surnaturelle en l’Église ou l’approbation de la Fraternité Saint-Pie X ?
Il y a dans cette attitude critique et fermée à toute indulgence pour recevoir une liturgie donnée par l’Église un manque de confiance surnaturelle en cette dernière, Corps mystique du Christ, et un côté profondément éloigné de la Tradition, proche d’un état d’esprit protestant, chacun se faisant le juge de tout, sachant mieux que le pape et l’ensemble des évêques ce qui est conforme à la Tradition ou non.
On peut préférer une liturgie à une autre, non jeter la suspicion sur celle qui est la loi commune de l’Église utilisée par l’immense majorité dans l’Église latine, et par laquelle se sanctifient les âmes : la liturgie nous est donnée par l’Église, le rite n’est pas une fin, mais un moyen d’entrer dans le mystère insondable de la présence du Christ dans l’Eucharistie. Nous savons de certitude de foi que l’Église ne peut donner un serpent à manger à ses enfants (cf. Lc 11, 11). La position consistant à penser que la messe dite de Paul VI serait déficiente, potentiellement dangereuse pour la foi, donc non « célébrable » en conscience est une position inacceptable d’un point de vue catholique. C’est très précisément la position de la Fraternité Saint-Pie X (FSSPX) qui est en rupture de communion avec Rome et c’est également celle que défend Jean-Pierre Maugendre. Au reste, à la fin de notre dernier débat sur TV Libertés, à la question que je lui posais, il a fini par reconnaître qu’il justifiait a posteriori les sacres de nature schismatique de Mgr Lefebvre en juin 1988. Rappelons que les prêtres de la FSSPX invitent leurs fidèles à s’abstenir de messe dominicale plutôt que de « risquer » d’être « contaminés » dans une messe dite de Paul VI – et ajoutons que certains « tradis » aiment mieux aller à une messe hors communion ecclésiale de la FSSPX plutôt qu’à une messe selon le nouvel Ordo.
Au bout du compte, donc, rien d’essentiel ne différencie l’analyse de Jean-Pierre Maugendre de celle de la FSSPX. De même que le pape François disait, à propos du chemin synodal outre-Rhin, qu’« il existe déjà une très bonne Église protestante en Allemagne. Nous n’en avons pas besoin d’une seconde ! », nous pouvons dire à Jean-Pierre Maugendre : « il existe déjà une très bonne FSSPX. Nous n’en avons besoin d’une seconde ! » Au fond, globalement acquis aux thèses lefebvristes, Jean-Pierre Maugendre cherche à influencer la mouvance dite « Ecclesia Dei » pour la faire entrer dans une herméneutique de la rupture ou, à tout le moins, du soupçon. Et le plus grave est que son appréhension du danger de la messe de Paul VI l’emporte sur le souci de communion qui lui apparaît comme un point secondaire, exactement comme chez la FSSPX… dont on voit comment elle a fini : en rupture ouverte de communion et engagée dans une voie qui pourrait se conclure en schisme si aucun accord ne survenait dans un avenir plus ou moins proche.
Ce type de position, malheureusement et paradoxalement, donne du grain à moudre à l’argumentation du motu proprio Traditionis custodes, quand le pape François écrivait que l’on avait abusé de la générosité de Benoît XVI. L’opinion de Jean-Pierre Maugendre s’oppose frontalement à « l’herméneutique de la réforme, du renouveau dans la continuité de l’unique sujet-Eglise » défendue par Benoît XVI : ce dernier voulait réconcilier l’Église avec son passé, montrer qu’il ne pouvait y avoir de rupture doctrinale, pas plus en liturgie que dans le magistère, et s’il avait libéralisé la messe ancienne, c’était aussi en affirmant qu’on ne pouvait refuser de célébrer le nouvel Ordo, que c’était de facto refuser sa « valeur » et sa « sainteté » (et non celles des « usagers et acteurs du rite réformé », comme l’écrit Jean-Pierre Maugendre qui fait ici un contre-sens).
Le concile Vatican II principal responsable de la « crise » ?
Un dernier point. À lire Jean-Pierre Maugendre – et là aussi on croirait lire un prêtre de la FSSPX – toute la crise de l’Église provient de la réforme liturgique et du concile Vatican II (qui n’est pas l’objet de son propos, mais c’est bien ce qu’il a expliqué dans nos débats antérieurs). Bien sûr, on ne niera pas l’influence néfaste de l’esprit post-conciliaire ni le fait que la brutalité de la réforme liturgique et ses excès aient fait fuir des fidèles. Mais là aussi, je m’en tiens aux fortes analyses du cardinal Ratzinger qui a expliqué tout cela. C’est un des éléments de la crise, assurément. Mais certainement pas le seul ni même le plus important. Dans quel monde Jean-Pierre Maugendre vit-il ? Ne mesure-t-il pas l’impact de la crise civilisationnelle que nous traversons ? Croit-il vraiment que s’il n’y avait pas eu de réforme liturgique et de concile, les églises seraient pleines et qu’il n’y aurait pas eu de « crise » ? Orthodoxes, anglicans et protestants n’ont connu ni réforme liturgique ni concile Vatican II et le moins que l’on puisse dire est qu’ils ne se portent pas mieux que l’Église catholique. Imputer à la réforme et au concile ce qu’il nomme le « désastre » relève d’une analyse partielle et simpliste qui ne cherche pas à se renouveler (et qui ne reflète pas les travaux de Guillaume Cuchet sur lesquels il s’appuie) : ce sont les mêmes schémas que la FSSPX nous ressort depuis cinquante ans, sans tenir aucun compte du Magistère qui a précisé bien des points controversés, ni des nombreux travaux publiés pour répondre aux arguments cherchant à démontrer une rupture entre l’avant et l’après-concile. En matière liturgique, Jean-Pierre Maugendre et la FSSPX en sont encore à s’appuyer sur le Bref examen critique du nouvel Ordo Missae que l’on a fait signer aux cardinaux Ottaviani et Bacci, texte polémique, excessif et outrancier écrit à chaud par un religieux qui a fini sédévacantiste. Et c’est ce texte violent qui leur tient lieu de « bible », auquel ils prêtent une autorité supérieure à celle des documents du magistère ! Tant que ce Bref examen demeurera la référence de leurs attaques contre le nouvel Ordo, on voit mal comment pourrait s’instaurer une réelle paix liturgique, laquelle ne peut se fonder que sur un regard mutuellement respectueux et bienveillant de l’autre « rite ».
L’urgence de la paix
Jean-Pierre Maugendre est une personnalité éminente du monde traditionaliste dont la voix est largement répercutée : qu’il me pardonne, mais j’espère que ses idées « FSSPX » ne sont pas représentatives de ce monde, car si tel était le cas, la paix liturgique ne serait pas pour demain. Quelle paix, en effet, appelle-t-il de ses vœux, puisqu’il n’est prêt à aucune remise en cause et juge tous les torts du seul côté de l’autorité ? Qu’un jour Rome ouvre les yeux et s’exclame : « Mais bien sûr, cette réforme liturgique était empoisonnée, comment ne l’a-t-on pas vu plus tôt, on va revenir à la messe de Saint-Pie V et vite refermer cette parenthèse désastreuse ! » Cette position crypto-lefebvriste est une impasse, elle dessert la cause des « tradis » et empêche toute atténuation de Traditiones custodes. Et elle rend la tâche de Léon XIV singulièrement délicate.
Cela est d’autant plus dommageable que le monde « tradi » est riche de familles nombreuses et ferventes dont l’Église a besoin. Personne n’y est de trop, ne laissons pas aux marges des courants qui, bien intégrés, honnêtement accueillis et encadrés, sont une chance pour l’Église. Dans ce monde trop fermé à la transcendance, les « tradis » ont un sens marqué de la verticalité et une belle foi : il est temps de mieux les accueillir et de les respecter pour ce qu’ils sont, mais eux aussi doivent pouvoir en faire autant à l’égard de leurs frères dans la foi qui vivent de la liturgie « ordinaire » de l’Église et y nourrissent leur âme, et qui sont blessés des jugements méprisants de quelques « tradis » sur leur messe « déficiente », « dangereuse pour la foi ».
Christophe Geffroy
(1) Signalons au passage que le rite dit de saint Pie V dans la version actuellement utilisée de 1962 est également critiquable. Au concile Vatican II, les évêques unanimes (y compris les plus conservateurs) estimaient que ce rite de 1962 devait être réformé et ont élaboré les grands axes de la réforme nécessaire dans la Constitution conciliaire Sacrosanctum Concilium (1963). Mgr Lefebvre lui-même avait approuvé Sacrosanctum Concilium et soutenu la réforme de 1965, il s’en est même fait l’éloge dans un article d’Itinéraires (n°95 de juillet-août 1965, p. 78-79, repris dans Un évêque parle, DMM, 1974, tome 1, p. 57-58). À cet égard, la logique voudrait, comme l’avait demandé le cardinal Ratzinger dès 1998 lors des dix ans du motu proprio Ecclesia Dei, que l’on célèbre 1962 en s’inspirant de l’esprit de Sacrosanctum Concilium (comme le pratique, par exemple l’abbaye de Fontgombault).
(2) Le fait qu’un Andrea Grillo, cité par Jean-Pierre Maugendre pour accréditer sa thèse de la rupture, juge les deux rites « contradictoires » ne prouve rien, sinon qu’il est le miroir inversé des « tradis » adeptes de la rupture. C’est au reste très significatif de voir combien ces adeptes de la « rupture » liturgique, du côté progressiste comme du côté traditionaliste, s’appuient les uns sur les autres pour soutenir leur démonstration et « prouver » l’existence de cette rupture. Mais ça ne prouve rien, sinon que les uns et les autres, pour des raisons opposées, sont effectivement adeptes d’une vision de rupture contre une vision de continuité qui est pourtant la seule vraiment catholique.
(3) Mais il ne lui viendrait pas à l’idée de reconnaître les apports incontestables de la réforme liturgique comme la richesse du nouveau lectionnaire qui permet aux fidèles un bien plus large accès à la Bible, quand avec l’ancien lectionnaire, on retombe toujours sur les mêmes lectures tout au long de l’année pour fêter un « confesseur », une « vierge » ou un « docteur ».
© LA NEF le 23 juillet 2025 (mis à jour le 24 juillet 2025), exclusivité internet
La Nef Journal catholique indépendant