Le piège de la « victimisation »

 

ÉDITORIAL

La bien-pensance rejette l’idée de déclin, parodiée en « déclinisme » qui serait l’apanage de vieux ronchons jamais satisfaits. Pourtant, l’époque ne prête guère à sourire et l’on voit mal quel avenir se prépare une société qui tue la vie à ses deux extrémités, d’une part la vie naissante dans le ventre des mères, d’autre part celle finissante des personnes âgées ou malades – euthanasie (appelons les choses par leur nom) que le gouvernement veut légaliser prochainement. Et qui, inscrivant l’avortement dans sa Constitution, « a dansé et chanté la danse macabre, saluant comme un progrès la mise à mort de tant d’être humains innocents et sans défense », en prétendant « montrer à la face du monde le choix français comme un modèle d’avenir », comme l’a fort bien dit Mgr Philippe Christory, évêque de Chartres.
Je ne sais, donc, si nous sommes « en déclin », mais une chose est sûre : une civilisation qui n’assure plus le simple renouvellement des générations est condamnée à disparaître. Les enfants représentent la vie, mais aussi la joie et le dynamisme, la confiance en l’avenir, et n’en plus vouloir comme beaucoup aujourd’hui ou en éliminer plus de 230 000 chaque année (pour 750 000 naissances, soit 30 %) n’est pas un signe de bonne santé. Et penser, comme le préconise l’UE, compenser une telle chute démographique par une immigration massive extra-européenne est suicidaire et révèle une vision réductrice de l’homme considéré comme un simple pion interchangeable quelles que soient ses racines et sa culture.
L’historien Pierre Chaunu avait relevé la concomitance du recul de la foi chrétienne et du collapsus démographique. Sans une foi vivante partagée par au moins une partie de la population, il se manifeste une perte du sens de la vie qui se traduit immanquablement par une baisse de la natalité. On peut d’ailleurs se demander si la situation catastrophique qui est la nôtre, et pas seulement du point de vue démographique, n’est pas la conséquence du règne actuellement sans partage de ce que le grand Jean-Paul II appelait la « culture de mort ». Laquelle, au-delà de l’avortement et de l’euthanasie, atteint la morale dans son ensemble, conduisant à une déconstruction anthropologique telle que nous en sommes au point de ne même plus savoir ce que sont l’homme et la femme. À cette aune-là, il est assez clair qu’aucun redressement profond ne se fera sans une reconnaissance partagée de la loi morale naturelle, base commune indispensable sans laquelle une démocratie apaisée ne peut fonctionner durablement, autrement plus vitale que les « valeurs de la Républiques ».

Le danger de la haine de soi

Dans ce contexte de déchristianisation accélérée, il est un piège que les chrétiens doivent éviter : celui de la victimisation. Cette attitude est d’autant plus tentante qu’elle est à la mode, nombre de groupes constitués ou de communautés se posant en victimes. La « victime » a été érigée en catégorie ontologique, nouvel « héros » de nos tristes temps. Pascal Bruckner vient de consacrer à ce thème un essai revigorant, Je souffre donc je suis (1). Certes, il ne s’agit pas de nier qu’en France l’antichristianisme, depuis plus de deux siècles, a connu des phases virulentes et même violentes, et qu’il n’est pas éteint encore aujourd’hui. C’est un fait. Et il a assurément joué un rôle dans l’effacement de notre religion. Mais il est loin de tout expliquer. Le croire nous exonère de nos propres responsabilités en tant que chrétiens. Comme l’écrit à juste titre Pascal Bruckner, « la victimisation conduit au fatalisme ». Ce n’est pas la présence de l’islam qui a vidé nos églises. Ce n’est pas la franc-maçonnerie qui a affadi notre foi. Et rien ne nous empêche d’évangéliser, de témoigner du Christ : nous n’y risquons pas notre vie, cela ne nous conduit pas en prison. Si l’existence chrétienne peut être compliquée dans ce monde devenu étranger au christianisme – pour les écoles, par exemple –, nous ne sommes pas persécutés comme le sont nos frères subissant le joug islamique, communiste ou hindouiste, ne l’oublions pas.
Évitons donc l’esprit victimaire qui se répand et qui pousse au nombrilisme, à s’apitoyer sur soi-même et finalement à se haïr soi-même. N’est-ce pas la maladie qui touche l’Occident, toujours prêt à s’excuser pour tout ce qu’il a été ? « Ce n’est pas la virulence de nos adversaires qu’il faut redouter, c’est la détestation que nous nous portons », écrit Pascal Bruckner en conclusion de son livre. On ne saurait mieux dire.

Christophe Geffroy

(1) Pascal Bruckner, Je souffre donc je suis. Portrait de la victime en héros, Grasset, 2024, 320 pages, 22 €.

© LA NEF n° 368 Avril 2024