Quelle est la réalité de cette traite ? Quelle en fut l’ampleur et quelle forme prit-elle ? Retour sur cette part importante de l’histoire africaine, trop souvent gommée.
Si l’esclavage fut une institution universelle et vieille comme le monde, la traite négrière dont furent victimes les populations africaines subsahariennes, par son ampleur, fut un des plus grands drames de l’humanité : du VIIe au XXe siècle ce furent 28 millions d’êtres humains qui furent déportés et réduits en esclavage, d’une part, en Amérique par les Européens et, d’autre part, dans l’ensemble du monde musulman par les Arabes, d’où le terme d’arabo-musulmane pour désigner cette dernière traite négrière.
Il y eut donc deux traites négrières, la traite atlantique, du XVIe au XIXe siècle, qui fit 11 millions de victimes, et la traite arabo-musulmane du VIIe au XXe siècle qui fit 17 millions de victimes et qui emprunta deux voies principales : une terrestre à travers le Sahara et une maritime le long des côtes Est de l’Afrique. Si la première est bien documentée et a été beaucoup étudiée, la seconde est moins connue, à la fois parce que les sources sont moins nombreuses et moins accessibles aux chercheurs, et parce qu’il y a une réticence chez les historiens à travailler sur un tel sujet au sein d’un monde universitaire fortement marqué par l’anticolonialisme et l’islamo-gauchisme.
L’islam complice de l’esclavage
En islam, s’il est interdit à un musulman de réduire en esclavage un autre musulman, l’esclavage des non-musulmans est autorisé, et si l’esclave se convertit à l’islam, il n’y a pas obligation pour son maître de l’affranchir. L’usage de concubines esclaves est expressément autorisé par le Coran. La sourate XXIV déconseille – mais n’interdit pas – la prostitution des esclaves au bénéfice de leurs maîtres.
Cette législation islamique au sujet de l’esclavage fut un encouragement à pratiquer la traite pour se procurer des esclaves en allant les chercher dans les pays non musulmans, que ce soit les pays chrétiens d’Europe ou les pays africains subsahariens. Dès 642, un traité est conclu entre le général arabe Abd Allah ibn Sarth et le roi de Nubie, qui oblige ce dernier à livrer annuellement 360 esclaves des deux sexes. Les raids musulmans qui suivront, dirigés vers le sud, seront souvent accompagnés de ce type de traités. Dès le IXe siècle, les trafiquants d’esclaves organisèrent leurs propres raids à l’aide de guerriers recrutés à cette fin et de rabatteurs qui formèrent bientôt çà et là des populations métissées au service des trafiquants. Il y eut des sultanats autonomes qui vivaient essentiellement de la traite négrière, comme celui d’Adal situé sur les hauts plateaux éthiopiens. En Afrique du Nord, ce sont surtout les Marocains, à partir de la dynastie des Almoravides (1040-1147), qui menèrent des raids dévastateurs dans les royaumes africains, comme le Songhaï et le Mali, dans le but de se procurer des esclaves. La prise du Songhaï par les armées du sultan marocain Ahmed al-Mansour en 1590, provoqua un tel développement de la chasse aux esclaves, que l’afflux de l’offre provoqua une chute du prix de l’esclave de 95 à 99 % !
La conversion à l’islam d’une tribu africaine ne la mettait pas pour autant à l’abri des raids esclavagistes. Le roi et sa famille avaient beau se convertir, le reste de la population pratiquait un islam fortement teinté de pratiques païennes. Ces Noirs étaient appelés « les relâchés » par les musulmans arabes qui leur reprochaient de boire du vin de palme et de la bière de millet. Les trafiquants d’esclaves musulmans s’autorisaient à chasser ces mauvais musulmans comme s’ils étaient idolâtres, et à en faire des esclaves. Toute une littérature romanesque se développa qui présentait la chasse aux Noirs comme une guerre sainte. Des saints musulmans, chefs de sectes pieuses, participaient à ces guerres saintes qui furent surtout des chasses à l’esclave. Les rois africains participèrent eux-mêmes activement à la traite. Le redoutable Sonni Ali (1464-1492), empereur musulman du Songhaï, fit des expéditions indifféremment dans les tribus musulmanes et païennes. La dynastie qui succéda aux Soni ne changea rien à ces pratiques : on reprocha à Askia Ishad (1539-1549) de réduire en esclavage de pieux musulmans. Durant cette époque, beaucoup de plaintes de rois africains musulmans remontèrent à ce sujet, en pure perte, aux cours marocaine, égyptienne et turque.
La traite se poursuivit jusqu’au milieu du XXe siècle. Contrairement à ce qu’on a observé en Europe et en Amérique, il n’y eut pas de mouvement abolitionniste dans les pays musulmans, qui se contentèrent de suivre celui initié en Occident par la république du Vermont qui abolit l’esclavage dès 1777. Le bey de Tunis fut le premier en terre d’islam à abolir l’esclavage dès 1846 et la Mauritanie la dernière, en 1980. Toutefois, en 1994, une association américaine estimait le nombre d’esclaves non affranchis dans ce pays à 90 000. Il en restait encore 10 000 en 2002. Ce fut l’action des colonisateurs occidentaux qui fut décisive pour abolir la traite et l’esclavage au cours de la première moitié du XXe siècle.
Le destin des esclaves
Le besoin d’esclaves du monde musulman fut à la fois plus généralisé et plus diversifié qu’en Amérique. Non seulement, ils furent employés partout dans les plantations et exploitations agricoles (fruits de luxe, canne à sucre, coton et dattes), mais également dans les mines (de sel, ou d’alun destiné à la teinture des textiles). Dans les deux cas, les conditions des travaux étaient épouvantables, avec des taux de mortalité allant jusqu’à 20 % par an, très supérieurs à celui observé dans les plantations américaines.
Les plus chanceux furent recrutés dans les régiments militaires composés uniquement d’esclaves noirs au service des souverains marocains et égyptiens. Parfois, profitant de leur situation, ils se révoltèrent, comme ce fut le cas des régiments noirs du calife Fatimide d’Égypte au début du XIe siècle, révolte qui fut réprimée avec grande difficulté.
Un type d’esclavage spécifique au monde musulman fut celui de l’esclavage sexuel pour les femmes et celui de gardien de harems pour les hommes qui étaient castrés pour remplir cette fonction. La castration, faite dans des conditions d’hygiène déplorables, organisée directement par les trafiquants d’esclaves dans des lieux dédiés à cette tâche, entraînait un taux de mortalité effrayant : de l’ordre de 70 à 80 % pour la castration complète des hommes adultes, de 30 à 40 % pour les enfants entre 7 et 12 ans qui supportaient mieux cette mutilation.
La thèse défendue par certains intellectuels complaisants, d’un esclavage « doux » de la part des musulmans envers leurs esclaves, ne correspond pas à la réalité.
Du fait de la castration massive et du faible coût de l’esclave en terre d’islam qui en faisait un bien consommable « à volonté », très peu d’esclaves noirs eurent la possibilité de fonder une famille dans le monde musulman, contrairement à leurs frères déportés en Amérique qui laissent aujourd’hui 70 millions de descendants. Les descendants des 14 millions d’esclaves noirs en pays musulmans ne sont que 1 million. L’historien africain Tidiane N’Diaye qualifie pour cette raison la traite arabo-musulmane de « génocide voilé ».
Enfin, les historiens modernes ont constaté que le mépris et le racisme des Arabes pour les Noirs, encore vivace actuellement, sont une conséquence et non une cause de la traite et de l’esclavage de ces derniers. On peut l’illustrer par le cas de l’historien Ibn Khaldoun (1332-1406), intellectuel particulièrement brillant par ailleurs, qui développa une théorie raciste basée sur le climat : pour lui, c’est la chaleur de leur climat qui explique ce qui seraient la stupidité et la bestialité des Noirs. Il sera suivi par nombre d’auteurs musulmans. Le Noir, même converti à l’islam, fut toujours considéré comme inférieur par nature à l’Arabe.
Pour conclure…
Dans l’ensemble, alors que dans les pays de culture chrétienne, une véritable controverse pour ou contre l’esclavage s’est installée très tôt – dès le IVe siècle – avec certains Pères de l’Église et dura jusqu’à son abolition complète, on ne constate aucun débat similaire en islam, à qui il a manqué une affirmation claire de l’égale dignité de tout être humain telle qu’elle est affirmée par saint Paul : « Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus ni homme ni femme ; car tous vous êtes un en Jésus Christ » (Ga 3, 28).
Bruno Massy de La Chesneraye
Pour en savoir plus
- Jacques Heers, Les négriers en terre d’islam, Perrin, 2003.
- Bernard Lugan, Afrique : Histoire à l’endroit, Perrin, 1989.
- Tidiane N’Diaye, Le génocide voilé, Gallimard, 2008.
- Emily Ruete, Mémoire d’une princesse arabe, Karthala, 1991.
© LA NEF n°370 Juin 2024, mis en ligne le 19/07/2024