La Doctrine sociale de l’Église n’est pas un programme politique « clé en main », mais propose des principes surplombants d’une grande cohérence et continuité, loin des idéologies – qu’il s’agisse du libéralisme ou du socialisme. Présentation de ces piliers : la dignité de la personne humaine, le bien commun, la famille et les corps intermédiaires ou une conception organique de la société, le principe de subsidiarité, la « destination universelle des biens », la justice sociale, le principe de solidarité, la paix et la solidarité internationales.
La dignité de la personne humaine.
La Doctrine sociale de l’Église (DSE) n’est pas une « idéologie » parmi d’autres, en ce qu’elle repose, non sur un certain nombre d’idées ou de théories abstraites et plus ou moins arbitraires, mais sur un fondement anthropologique, c’est-à-dire sur une juste conception de la nature humaine. En chaque homme, l’Église reconnaît en effet un être doué de raison, de volonté libre et responsable de ses actes ; un être unique… et de nature sociale, qui ne peut vivre et s’épanouir qu’en société ; une personne constituée d’un corps… mais aussi d’une âme immortelle.
C’est la raison pour laquelle la doctrine sociale de l’Église a pour premier fondement la nature humaine et l’éminente dignité de la personne humaine, créée « à l’image et à la ressemblance de Dieu ».
Confrontée aux atrocités de la Première puis de la Seconde Guerre mondiale, ainsi qu’aux totalitarismes qu’incarnaient le nazisme et le communisme, l’Église n’a cessé d’exalter, tout au long du XXe siècle, le caractère central de la personne humaine. C’est notamment le cas du pape Pie XI qui affirme dans l’encyclique Divini Redemptoris (1937) que « la société est faite pour l’homme et non l’homme pour la société », comme de Pie XII qui, dans son radio-message de Noël 1944 sur la démocratie, enseigne que l’homme, « loin d’être l’objet et comme un élément passif de la vie sociale, en est au contraire et doit en être et demeurer le sujet, le fondement et la fin »… Et c’est dans le même esprit que la constitution pastorale Gaudium et spes sur « l’Église dans le monde de ce temps » du concile Vatican II, dont le premier chapitre s’intitule « La dignité de la personne humaine », soulignera que l’homme est la « seule créature sur la terre que Dieu a voulue pour elle-même » (n. 24-3) et que la personne humaine « est et doit être le principe, le sujet et la fin de toutes les institutions » (n. 25-1).
L’éminente dignité de l’homme a pour corollaire le respect des droits fondamentaux de la personne humaine, en particulier la liberté religieuse et la liberté de conscience bien comprises, le droit à la vie de la conception à la mort naturelle, le droit de mener une vie familiale normale et les droits des parents concernant l’éducation de leurs enfants…
L’Église a toujours enseigné que ces droits sont antérieurs à l’État et à la société et que ceux-ci sont tenus de les reconnaître et de les protéger.
Les droits, mais aussi les devoirs de l’homme, qui découlent les uns des autres et sont par conséquent indissociables, ont pour seule et unique source la « loi naturelle », loi morale objective, universelle et permanente, inscrite dans le cœur de l’homme, dont le respect s’impose tant aux individus qu’aux sociétés et aux États, et qui constitue « une référence normative pour la loi civile elle-même » (Jean-Paul II, Evangelium vitae, 1995, n. 70). C’est cet enseignement que résume le Catéchisme de l’Église catholique (CEC) en rappelant que la loi naturelle « exprime la dignité de la personne et détermine la base de ses droits et de ses devoirs fondamentaux » (n. 1956).
Le bien commun.
L’homme est par nature un « animal social » : il ne peut vivre et s’épanouir qu’en société. C’est pourquoi la Doctrine sociale de l’Église a également pour fondement le bien commun de la société temporelle.
La constitution pastorale Gaudium et spes du concile Vatican II définit le bien commun comme « l’ensemble des conditions sociales qui permettent, tant aux groupes qu’à chacun de leurs membres d’atteindre leur perfection, d’une façon plus totale et plus aisée » (n. 26-1). Ces « conditions sociales » sont principalement le respect des droits de la personne, une certaine prospérité matérielle, la paix sociale, l’ordre et la sécurité publics, ainsi qu’une juste hiérarchie des valeurs respectueuse des valeurs morales et spirituelles.
Ainsi le bien commun, qui désigne les biens qui ne sont accessibles à l’homme qu’au moyen de la vie en société, n’est en rien la somme des intérêts particuliers et n’est pas non plus réductible à la notion, utilitariste et matérialiste, d’« intérêt général ».
La politique n’ayant d’autre finalité que la recherche du bien commun, « il revient à l’État de défendre et de promouvoir le bien commun de la société civile » et « d’arbitrer, au nom du bien commun, entre les divers intérêts particuliers » (CEC n. 1927 et 1908). Le bien commun constitue par conséquent le critère de légitimité du pouvoir et des lois qu’il édicte : « L’autorité ne s’exerce légitimement que si elle recherche le bien commun du groupe considéré et si, pour l’atteindre, elle emploie des moyens moralement licites. S’il arrive aux dirigeants d’édicter des lois injustes ou de prendre des mesures contraires à l’ordre moral, ces dispositions ne sauraient obliger les consciences » (CEC n. 1903)…
La famille et les corps intermédiaires ou une conception organique de la société.
Aux antipodes des théories qui conçoivent la société comme un conglomérat d’individus isolés, la Doctrine sociale de l’Église enseigne que « le caractère social de l’homme ne s’épuise pas dans l’État, mais il se réalise dans divers groupes intermédiaires, de la famille aux groupes économiques, sociaux, politiques et culturels qui, découlant de la même nature humaine, ont – toujours à l’intérieur du bien commun – leur autonomie propre » (Jean-Paul II, Centesimus annus, 1991, n. 13).
La famille doit être reconnue comme la première communauté humaine et la cellule de base de la société : « Un homme et une femme unis par le mariage forment avec leurs enfants une famille. Cette disposition précède toute reconnaissance par l’autorité publique, elle s’impose à elle » (CEC n. 2202) et « les États sont appelés à mettre en œuvre des politiques qui promeuvent le caractère central et l’intégrité de la famille » (Benoît XVI, Caritas in veritate, 2009, n. 44). Elle est en effet le lieu privilégié de la transmission de la vie, mais aussi, de la culture et des vertus sociales que sont le respect de l’autre, le partage, l’obéissance et le dévouement, ou le sens des responsabilités.
Entre la famille et l’État se situent les « corps intermédiaires » : le village, les collectivités locales que sont par exemple les communes ou la région ; les entreprises, les organisations professionnelles, les syndicats, les écoles ou les universités et les associations les plus diverses.
Au sommet de la pyramide apparaît l’État, dont la mission consiste à créer les conditions sociales et politiques les plus propices au bien commun de la société.
Le principe de subsidiarité.
Le « principe de subsidiarité », selon lequel « ni l’État ni aucune société plus vaste ne doivent se substituer à l’initiative et à la responsabilité des personnes et des corps intermédiaires » (CEC n. 1884) est un des principes les plus fondamentaux de la Doctrine sociale de l’Église.
Il s’agit non seulement d’un principe de liberté, fondé sur la dignité de la personne humaine, en qui l’Église reconnaît un être de raison, libre et moralement responsable de ses actes, mais d’un principe de bon sens.
C’est au pape Pie XI, dans l’encyclique Quadragesimo anno (1931) que l’on doit la définition la plus claire et la plus rigoureuse de la « subsidiarité » : « De même qu’on ne peut enlever aux particuliers pour les transférer à la communauté, les attributions dont ils sont capables de s’acquitter de leur seule initiative et par leurs propres moyens, ainsi ce serait commettre une injustice, en même temps que troubler d’une manière très dommageable l’ordre social, que de retirer aux groupements d’ordre inférieur, pour les confier à une collectivité plus vaste et d’un rang plus élevé, les fonctions qu’ils sont en mesure de remplir eux-mêmes. »
Le champ d’application du principe de subsidiarité est quasiment illimité.
C’est, par exemple, en vertu du principe de subsidiarité, souligne le pape Jean-Paul II dans l’exhortation apostolique Familiaris consortio (1981), qu’en matière d’éducation, « l’État ne peut et ne doit pas enlever aux familles les tâches qu’elles peuvent fort bien accomplir seules ou en s’associant librement à d’autres familles », y compris la possibilité de fonder une école.
En termes de « management », les entreprises les plus performantes, celles dont la productivité est la plus élevée et les salariés les plus motivés, sont, comme l’expérience le démontre amplement, celles qui respectent la liberté d’initiative de leurs employés en confiant à chacun les pouvoirs correspondant à son domaine de responsabilité.
Autre exemple : la « décentralisation » ou le respect par l’État des attributions dont les collectivités territoriales sont en mesure de s’acquitter par elles-mêmes…
La « destination universelle des biens ».
La Doctrine sociale de l’Église attache une grande importance au respect de la propriété privée dont la légitimité ne saurait être remise en cause. C’est en effet grâce à la propriété privée que les personnes et les familles sont en mesure de trouver les moyens de vivre dignement et de jouir de l’autonomie qui leur est nécessaire par rapport à la société qui les entoure et à l’État.
Ceci étant dit, la Doctrine sociale de l’Église ne fait pas de la propriété privée un absolu, mais subordonne le droit à la propriété privée à l’usage qui doit en être fait. Tel est le sens de la « destination universelle des biens », qui est un des grands principes de la DSE.
C’est ainsi que la constitution pastorale Gaudium et spes du concile Vatican II enseigne que « l’homme, dans l’usage qu’il en fait, ne doit jamais tenir les choses qu’il possède légitimement comme n’appartenant qu’à lui, mais les regarder aussi comme communes, en ce sens qu’elles puissent profiter non seulement à lui, mais aux autres » (n. 69-1) ; et le Catéchisme de l’Église Catholique, que « la propriété d’un bien fait de son détenteur un administrateur de la Providence pour le faire fructifier et en communiquer les bienfaits à ceux qui en ont besoin, et d’abord à ses proches » (n. 2404).
La justice sociale.
D’une façon générale, la justice consiste à « rendre à chacun ce qui lui est dû ». Or, « la justice est le but et donc aussi la mesure intrinsèque de toute politique », rappelle Benoît XVI dans l’encyclique Deus caritas est (2005) avant d’ajouter que la doctrine sociale catholique a précisément pour objet de « faire en sorte que ce qui est juste puisse être ici et maintenant reconnu, et aussi mis en œuvre » (n. 26 et 28).
Il ne peut y avoir ici-bas de « société parfaite » et aucune société politique « ne pourra jamais être confondue avec le Royaume de Dieu » (Jean-Paul II, Centesimus annus n. 25). L’équité qui doit prévaloir dans les relations entre personnes n’est pas non plus synonyme d’égalité sociale, au sens arithmétique du terme. Il importe, en revanche, de faire en sorte que nul ne puisse manquer du nécessaire et que chacun puisse bénéficier des droits qui correspondent aux devoirs et aux responsabilités qu’il exerce dans la société. Enfin, l’Église a toujours combattu les inégalités excessives que rien ne justifie : « Une plus juste distribution de la richesse est et reste un point du programme de la doctrine sociale catholique » (Pie XII, Allocution à l’Action Catholique italienne, le 7 septembre 1947).
Le principe de solidarité.
La solidarité est une exigence chrétienne fondamentale ainsi qu’un principe incontournable de la Doctrine sociale de l’Église. « Le principe de solidarité, comme on dit aujourd’hui, rappelle Jean-Paul II dans Centesimus annus, a été énoncé à plusieurs reprises par Léon XIII sous le nom d’“amitié” que nous trouvons déjà dans la philosophie grecque. Pie XI le désigna par le terme non moins significatif de “charité sociale”, tandis que Paul VI, élargissant le concept en fonction des multiples dimensions modernes de la question sociale, parlait de “civilisation de l’amour”. »
Ce principe, qui part du constat que les hommes qui vivent en société sont dépendants les uns des autres, signifie, pour Jean-Paul II, dans l’encyclique Sollicitudo rei socialis (1987), que nous avons nécessairement besoin les uns des autres et que « tous, nous sommes vraiment responsables de tous » (n. 38).
Cette exigence de solidarité passe par la reconnaissance et la mise en œuvre d’une véritable « option préférentielle pour les pauvres » (Jean-Paul II, Centesimus annus, n. 57), à condition de ne pas donner à ce dernier concept, issu de la « théologie de la Libération », une interprétation marxisante susceptible d’encourager la « lutte des classes ».
Paix et solidarité internationales.
L’Église enseigne que tous les peuples et toutes les nations de la terre forment une seule et même famille humaine et qu’il existe un « bien commun international » en vue duquel tous les États sont appelés à unir leurs efforts.
De ce point de vue, la justice sociale et la solidarité n’ont pas moins d’importance au plan international qu’au niveau de chaque État. C’est pourquoi l’Église enseigne que « la liberté des échanges n’est équitable que soumise aux exigences de la justice sociale » (Paul VI, Populorum progressio, 1967, n. 59) et que « les nations riches ont une responsabilité morale grave à l’égard de celles qui ne peuvent par elles-mêmes assurer les moyens de leur développement » (CEC n. 2439).
Le fait est que de nos jours, de nombreux problèmes tels que la sauvegarde de l’environnement, la régulation des flux migratoires, le sous-développement, le contrôle de la finance et le maintien de la paix ne peuvent trouver de solution qu’à l’échelle de la planète.
C’est la raison pour laquelle Jean XXIII, dans Pacem in terris (1963) et, plus récemment, Benoît XVI dans Caritas in veritate, envisagent la mise en place d’une « autorité politique mondiale » capable d’assurer « la gouvernance de la mondialisation ». Pour autant, cette autorité que les papes entrevoient n’a rien du « super-Etat mondial » technocratique et totalitaire que certains semblent redouter, puisqu’en vertu du principe de subsidiarité, « il n’appartient pas à l’autorité de la communauté de limiter l’action que les États exercent dans leur sphère propre, ni de se substituer à eux » (Pacem in terris, n. 141), et que « la “gouvernance” de la mondialisation doit être de nature subsidiaire, articulée à de multiples niveaux et sur divers plans qui collaborent entre eux » (Caritas in veritate, n. 57)…
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C’est en définitive son admirable cohérence qui caractérise le mieux la Doctrine sociale de l’Église. Encore convient-il d’en avoir une vision d’ensemble, car exalter la dignité de la personne humaine en reléguant au second plan la notion de bien commun, serait par exemple laisser penser « que la société est ordonnée à l’utilité égoïste de l’individu » (Pie XI, Divini Redemptoris, n. 29), comme invoquer la subsidiarité sans la solidarité favoriserait une certaine forme d’égoïsme et de repli, ou la solidarité sans la subsidiarité, l’étatisme et l’assistanat généralisé.
Quoi qu’il en soit, la Doctrine sociale de l’Église, qu’il importe de connaître et d’étudier, n’est pas faite pour être « contemplée » mais pour être mise en œuvre et traduite dans les faits : telle est la responsabilité des laïcs catholiques et de tous les « hommes de bonne volonté » qui en reconnaissent le bien-fondé…
Olivier Drapé
© LA NEF n°310 Janvier 2019, mis en ligne le 5 juillet 2024