Eglise de Mossoul (Irak) © Mar-Sharb-Wikimedia

Chrétiens d’Orient : le nouveau « Grand Jeu »

Quel avenir pour les chrétiens d’Orient ? Devenus minoritaires sur la terre qu’ils occupent depuis deux mille ans, ils sont pris en étau par le « nouveau Grand Jeu » auquel se livrent les États-Unis, la Russie et la Chine. Marc Fromager leur consacre son nouveau livre et nous fournit ici des clés d’explication d’une situation fort complexe.

Y sont-ils pour quelque chose ? À force de se retrouver plongés dans des conflits, on finirait par croire que les chrétiens d’Orient cherchent les ennuis ou les provoquent. Mêlés le plus souvent malgré eux à des enjeux politiques, économiques et démographiques qui les dépassent, ils aspirent pourtant à simplement vivre en paix dans une région que ne l’est pas.
Dans Guerres, pétrole et radicalisme (Salvator, 2016), j’avais auparavant souligné comment des affrontements divers et variés avaient fini par mettre le Proche-Orient à feu et à sang sous la coupe de l’État islamique : affrontement entre l’Arabie séoudite et l’Iran, activation de l’arc chiite, embrouilles autour du gazoduc qatari, expansionnisme turc, ingérences occidentales et intervention russe, déjà !
Centrée à l’époque sur l’Irak et la Syrie, la guerre s’est aujourd’hui élargie de l’Ukraine à l’Iran en passant par Gaza et l’Arménie. Ce sont des conflits différents mais un point commun néanmoins les rassemble : tous sont situés dans le Rimland (frange maritime de l’Eurasie) et participent, qu’ils le veuillent ou non, au nouveau Grand Jeu.

Deux concepts géopolitiques
Le Grand Jeu désignait au XIXe siècle l’affrontement entre Russes et Britanniques en Asie centrale, l’Afghanistan, créé pour l’occasion, servant plus ou moins de zone tampon entre les deux Empires. Le nouveau Grand Jeu désigne aujourd’hui le même type d’affrontement de basse intensité dans la même zone. Les Russes sont toujours là, les Américains ont remplacé les Britanniques et un troisième acteur s’est invité à la table : la Chine !
Deuxième concept, la centralité du continent eurasiatique, partagé entre le Heartland (Russie et Asie centrale) et le Rimland, la bordure qui va de l’Ukraine à la Chine en passant par le Proche-Orient et le subcontinent indien, bordure qui concentre aujourd’hui un certain nombre de conflits en cours ou probablement à venir. D’après cette théorie, la puissance qui contrôle le Heartland contrôlerait le monde et cela pourrait expliquer pourquoi les principales cibles des États-Unis aujourd’hui sont la Russie, l’Iran et la Chine.
Pas forcément visible au premier regard car à des degrés d’avancement différents, cet affrontement se matérialise de plus en plus à travers l’émergence des BRICS+, groupe qui signe le retour de la multipolarité du monde et dont plus de la moitié des pays sont situés dans le Rimland (Inde, Chine, Égypte, Arabie séoudite, Iran et Émirats arabes unis).
Le conflit en Ukraine procède évidemment de cet affrontement mais c’est sans doute au Proche-Orient qu’il se cristallise le plus, notamment autour de l’Iran et de ses proxies, le Hezbollah chiite et le Hamas sunnite, avec comme épicentre aujourd’hui le conflit à Gaza.

La guerre à Gaza
Comment parler de Gaza ? Territoire exigu avec une des plus fortes densités de population au monde, Gaza est une prison à ciel ouvert, aujourd’hui soumise à un bombardement pourtant ciblé mais meurtrier. Plus de 30 000 victimes – dont la moitié sont des combattants du Hamas, il faut le préciser – et aucun espoir à court terme de sortir de cet enfer. Cela fait pourtant presque vingt ans que les Israéliens se sont retirés de ce territoire, administré depuis par le Hamas, dont la puissance financière, notamment soutenue par l’Iran, aurait sans doute pu transformer très positivement la vie quotidienne des Gazaouis.
Or, tout l’argent qui n’est pas dépensé au Qatar où résident les chefs politiques du mouvement, bien à l’abri dans des palaces, l’a été dans l’armement et le creusement de tunnels et de bases militaires souterraines. Réduite à attendre les dons alimentaires des programmes des Nations Unies, la population est utilisée comme bouclier humain, les centres de commandement et pas de tirs étant systématiquement placés dans des écoles ou hôpitaux.
Après le 7 octobre, les Israéliens se devaient de répondre. Demeure la question de la finalité de cette opération. L’objectif est-il simplement de détruire le Hamas ou vise-t-elle également l’évacuation pure et simple de la population palestinienne, notamment pour mettre la main sur les immenses gisements gaziers au large de Gaza ?
Sans solution politique générale, la question palestinienne continuera de maintenir la « Terre sainte » en état de guerre, larvée ou pas. Le Vatican plaide depuis toujours pour une solution à deux États, l’Arabie séoudite également. Y arrivera-t-on un jour ?

Le message des chrétiens d’Orient
Très majoritaires en Russie, en Ukraine, en Arménie, minorité importante au Liban et en Égypte, très minoritaires, parfois même devenus anecdotiques dans le reste de la zone, les chrétiens d’Orient ne sont plus en charge de l’avenir politique de leur pays, voire de leur avenir tout court, hormis par la prière et le recours à la providence.
Au Liban, ils ont encore une certaine force mais il est difficile de contrer les lois de la démographie. En Arménie, ils gênent le continuum de l’arc turc et l’Azerbaïdjan aiguise son appétit avec la bénédiction de la Turquie pour en terminer avec ces chrétiens rescapés du génocide centenaire. En Ukraine et en Russie, il ne s’agit pas d’une guerre religieuse même si la dimension eschatologique de ce combat n’est pas à balayer.
Partout, les chrétiens d’Orient conservent la foi, une foi vivante, éprouvée par des années de guerre, notamment au Proche-Orient où bien souvent ils ont été sacrifiés sur l’autel des intérêts géopolitiques. En dépit de leurs difficultés et d’un avenir menaçant, lié au risque d’une disparition pure et simple, ils savent en qui ils ont mis leur confiance.
Leur maintien sur leurs terres d’origine se veut le témoignage d’une fidélité et l’espérance, même ténue, d’une possible résurrection. Par eux-mêmes, ils ne parviendront jamais à échapper à leur statut de minorité mais ils savent qu’en Orient, certaines choses peuvent demeurer cachées, à commencer par un phénomène de conversion de l’islam au christianisme.
L’apostasie étant théoriquement punie de mort dans l’islam, ce phénomène se doit par la force des choses de demeurer discret mais partout, il est fait état de conversions. Un évêque copte orthodoxe rencontré en Égypte évoque la probabilité qu’il y ait une dizaine de millions de musulmans convertis rien que dans son pays. Tout cela n’est pas visible pour le moment mais le jour où cela se manifestera, la permanence des chrétiens d’Orient sur ces terres trouvera tout son sens.
Pour en revenir à leurs frères d’Occident qui s’apitoient parfois sur leur sort, les chrétiens d’Orient leur en sont reconnaissants mais aujourd’hui s’inquiètent bien plus pour leur avenir en Occident que pour leur propre avenir.
Quelle n’est pas leur surprise en effet d’observer à quel point l’Occident semble avoir perdu la foi et, plus encore, prône avec enthousiasme une complète inversion de valeurs et une déperdition morale extrême. Entre dérives wokistes, transgendristes et post-humanistes, l’apparent suicide civilisationnel de leurs frères occidentaux les sidère.
Bien entendu, ils savent faire la différence entre l’agenda politique et médiatique de l’Occident et les Occidentaux, qui plus est entre les croyants et les non-croyants. Ils imaginent bien que cette apparente confusion généralisée n’est pas le fait des chrétiens, même s’ils peuvent s’étonner par moments de leur apathie, voire de leur conformisme.
Ils s’inquiètent également de la progression de l’islam, notamment en Europe. En connaissance de cause, ils trouvent les Occidentaux bien naïfs sur l’avenir du vivre-ensemble avec des minorités qui le sont de moins en moins et qui entreront inévitablement, si ce n’est déjà fait, dans un processus de conquête politique et sociétale.
Dans Ukraine, Gaza et autres tracas, les chrétiens d’Orient de douze pays nous adressent une épître en nous exhortant au sursaut spirituel. « Au fond d’eux, même si cela demeure caché pour nous, ils savent que, tôt ou tard, nous reviendrons à la vie. »

Marc Fromager

Marc Fromager, directeur de la communication de SOS Chrétiens d’Orient après avoir dirigé l’AED pendant quinze ans, vient de publier : Ukraine, Gaza et autres tracas. Les chrétiens d’Orient dans le nouveau Grand Jeu, Salvator, 2024, 160 pages, 18 €. À travers douze lettres à leurs frères d’Occident, Marc Fromager fait parler des chrétiens d’Orient qui nous donnent une leçon de lucidité et de courage.

© LA NEF n°371 Juillet-Août 2024