Le malthusianisme, très présent au XIXe siècle, se répand à nouveau au début des années 1970 et prend aujourd’hui des formes nouvelles. Panorama et analyse des thèmes du malthusianisme.
Peut-on travailler sur les questions de population sans faire mention, d’une façon ou d’une autre, des travaux de Malthus ? En 1848, Proudhon écrit : « Tout ce qui se fait, qui se dit, qui s’imprime aujourd’hui et depuis vingt ans, se fait, se dit et s’imprime en conséquence de la théorie de Malthus. » En quoi consiste précisément cette doctrine ? Quelles en sont les différentes déclinaisons ? Et, question qui fera l’objet d’une seconde partie, le malthusianisme peut-il passer l’épreuve de l’analyse scientifique de la géographie des populations ?
1°) Les différentes déclinaisons du malthusianisme
Avant même la première publication de Malthus en 1798, avaient déjà vu le jour des doctrines à caractère malthusien. Platon, par exemple, craignait une surpopulation dans la cité : ainsi plaide-t-il pour la fixité démographique du peuplement. Il présente un ensemble de mesures publiques (honneurs, disgrâces, avertissements, établissement d’un âge de la procréation…) pour « ajuster le nombre des foyers au chiffre de 5040 », chiffre qui facilite la tâche de l’administration.
Puis, en Occident chrétien, ces réflexions sont mises entre parenthèses pendant une dizaine de siècles : d’une part, parce que le sujet du désir d’enfant est pensé dans le cadre quasi-exclusif de règles morales, éliminant de fait la dimension quantitative de la question démographique ; d’autre part, parce que pendant le premier millénaire l’Europe connaît un phénomène de dépopulation. La question fait son retour avec la Modernité. En Angleterre, par exemple, Francis Bacon s’interroge sur la possibilité de nourrir la population à une époque, la fin du XVIe siècle, où l’Angleterre compte à peine plus de 4 millions d’habitants : « En règle générale, il faut veiller à ce que la population d’un royaume (surtout si elle n’est pas fauchée par les guerres) n’excède pas la production du pays qui doit la maintenir. » À l’inverse, d’autres auteurs tiennent à distance le risque de surpopulation. Ainsi Fénelon écrit-il en 1699 : « bien cultivée, la terre nourrirait cent fois plus d’hommes qu’elle n’en nourrit. »
Arrive alors la toute fin du XVIIIe siècle, et la théorisation par Malthus du risque de surpopulation. Le contexte de naissance de cette réflexion est le renforcement en Angleterre d’une loi des pauvres, contre l’avis de penseurs qui craignent que ces allocations indexées sur le prix du pain et versées aux plus démunis ne les encouragent pas assez à surmonter la misère. Malthus publie en 1798 un Essai sur le principe de population, dont le but est politique : fournir des arguments pour que soit mis fin à la loi des pauvres. Il part de « lois permanentes de notre nature ». « Je pense pouvoir poser franchement deux postulats : premièrement, que la nourriture est nécessaire à l’existence de l’homme ; deuxièmement, que la passion réciproque entre les sexes est une nécessité et restera à peu près ce qu’elle est à présent. » Et il en tire un principe simple : « Je dis que le pouvoir multiplicateur de la population est infiniment plus grand que le pouvoir de la terre de produire la subsistance de l’homme. » Son reproche essentiel est dirigé contre la loi des pauvres : même si elle peut individuellement soulager l’intensité de certaines détresses, elle a le tort d’encourager le mariage précoce, une descendance plus grande, et aggrave donc les déséquilibres entre la population et ce qu’offre la nature, ce qui ne peut conduire qu’à toujours plus de misère.
Malthus distingue alors des freins susceptibles d’entraver l’augmentation de la population. Les freins actifs sont « ceux qui se présentent comme une suite inévitable des lois de la nature » : il s’agit de la mortalité résultant de l’excès de population (par exemple, les famines). Il existe aussi des freins actifs liés à l’action humaine : « les guerres, les excès et plusieurs autres sortes de maux évitables. » Les freins préventifs sont quant à eux « la contrainte morale » (ne pas se marier, rester chaste) et « le vice » (libertinage, homosexualité, adultère, techniques de limitation des naissances et avortement). Il faut, à ses yeux, bel et bien lutter contre la croissance excessive de la population, mais tous les moyens ne sont pas bons.
Dès 1820, l’économiste Jean-Baptiste Say vulgarise en France la théorie de Malthus et propose de pratiquer une restriction volontaire des naissances : « Les institutions les plus favorables au bonheur de l’humanité sont celles qui tendent à multiplier les capitaux. Il convient donc d’encourager les hommes à faire des épargnes plutôt que des enfants ». La France a comme exaucé son vœu, notamment à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, avec une fécondité très faible, mais une épargne élevée et massivement placée dans des emprunts russes de 1822 à 1917 – emprunts jamais remboursés…
Le malthusianisme connaît de nombreux thuriféraires au XIXe et au début du XXe siècle. Puis c’est à la fin des années 1960 et au début des années 1970 que sa diffusion reprend de l’importance, sachant que le nom de Malthus « désigne un état d’esprit doctrinal plus que l’homme qui a porté ce nom » (Alfred Sauvy).
Il prend notamment la forme d’un malthusianisme des ressources : l’expansion économique des Trente Glorieuses recourt de façon croissante à des sources d’énergie et à des méthodes productives engendrant des pollutions. Le problème est alors quantitatif : la nature ne peut satisfaire les besoins d’un nombre accru d’hommes, il y a des limites physiques. En 1968, Paul Ehrlich compare la croissance démographique mondiale à la bombe atomique dans un livre dont le titre a frappé les imaginations : The Population Bomb. Il annonce pour bientôt des famines très meurtrières et demande d’agir dans une extrême urgence. Il propose en conséquence une réduction drastique du nombre des hommes. En 1972, sort le « rapport Meadows » (The Limits to Growth), qui affirme cinq tendances du monde moderne : l’industrialisation, la croissance de la population, la sous-alimentation, la disparition des ressources non-renouvelables et la détérioration de l’environnement. Il en conclut à la nécessité de limiter la croissance. Ces deux publications connaissent un immense écho, et prophétisent des catastrophes humaines planétaires à court terme (avant l’an 2000).
En 1990, Paul Ehrlich, qui semble avoir eu l’heur de survivre aux malheurs imminents qu’il avait annoncés, persiste et signe avec un nouvel ouvrage, The Population Explosion. De son côté, le très populaire commandant Cousteau formule le vœu de ramener les habitants de la terre « à 600 ou 700 millions », ce qui reviendrait à en supprimer près de 80 %, seule mesure efficace, selon lui, pour les protéger d’eux-mêmes et éviter le pire génocide jamais connu. Il déclare en novembre 1991 : « il faut que la population mondiale se stabilise et, pour cela, il faudrait éliminer 350 000 hommes par jour ».
En parallèle, se déploie un malthusianisme écologique, qui s’inquiète que la croissance démographique puisse nuire à la nature et aux grands équilibres de la planète. Ainsi, l’un des auteurs de l’idéologie écologique, James Loverlock, père de l’hypothèse Gaïa, selon laquelle l’ensemble des êtres vivants sur Terre composerait un vaste superorganisme, s’est prononcé pour une réduction de la population mondiale à 500 millions d’individus.
D’autres penseurs poussent le curseur plus loin encore, et défendent une sorte de malthusianisme intégral, décrétant que l’unique solution aux maux dont l’humanité se rend coupable, est que « nous nous fassions totalement disparaître » (Les U. Knight). Un Mouvement pour l’Extinction de l’Espèce Humaine voit ainsi le jour aux États-Unis en 1991, prônant des mesures telles que la stérilisation de masse ou la contraception obligatoire.
Un malthusianisme climatique fait son apparition à la fin des années 2010, préoccupé à l’idée que la croissance de la population puisse aggraver singulièrement la crise climatique. « Il faut d’urgence aider les femmes à faire moins d’enfants pour lutter contre le péril climatique : c’est le message martelé par le rapport 2009 du FNUAP » (Le Monde). Les incertitudes créées par la question climatique sont vues comme incompatibles avec le désir d’enfant, car elles engendrent la crainte de voir son futur enfant souffrir d’un cadre de vie dégradé, d’un accès restreint aux ressources essentielles, d’une hausse des tensions sociales. France Info titrait ainsi en 2022 : « Climat et démographie : “Ou bien on régule nous-mêmes, ou bien ça se fera par des pandémies, des famines ou des conflits”, prévient Jean-Marc Jancovici ». Ainsi aurait pu s’exprimer Malthus.
2°) Le malthusianisme à l’épreuve de la géographie des populations
Une fois esquissé ce tableau des différentes déclinaisons du malthusianisme, une question reste entière : les évolutions démographiques connues ont-elles conforté ou battu en brèche les analyses et les projections malthusiennes ? Leurs craintes se sont-elles réalisées ?
La population mondiale a été multipliée par huit en 220 ans, sans que les « freins actifs » de Malthus, les famines donc, n’aient entravé cette croissance en engendrant de fortes mortalités. Les moyens de subsistance ont augmenté beaucoup plus rapidement que ne le prévoyait Malthus : l’humanité a su améliorer les méthodes culturales, la qualité des transports et du stockage des denrées (des grains notamment), dans des proportions considérablement plus élevées que la croissance arithmétique calculée par Malthus. Et la croissance démographique n’a pas eu le caractère « soudain et spectaculaire » qui justifierait l’image pyrotechnique de l’explosion : elle a plutôt pris la forme d’un long processus de transition démographique, déclenché par les progrès techniques, économiques, médicaux, sanitaires et hygiéniques graduels intervenus depuis la fin du XVIIIe siècle.
En outre, le moteur de l’expansion de la population n’est pas tant la hausse de la natalité que la baisse de la mortalité. Si on considère la période 1950-2021 par exemple, la population mondiale a triplé. Pourtant, le taux moyen de natalité dans le monde a baissé de moitié, et la fécondité moyenne dans le monde est passée de 5 enfants par femme à moins de 2,4. En revanche, les conditions de vie se sont nettement améliorées, les taux de mortalité infantile, infanto-adolescente et maternelle se sont effondrés, et l’espérance de vie à la naissance a presque triplé. C’est donc plus un « développement » qu’une « croissance » démographique qui a marqué le monde des deux derniers siècles, et les changements ont été au moins autant qualitatifs (révolution des conditions démographiques de vie : vaccinations, pratiques de suivi médical, molécules pharmaceutiques, amélioration des réseaux sanitaires, alimentation plus variée, diminution de la pénibilité moyenne des métiers grâce au progrès technique…) que quantitatifs.
Un avenir difficile à prédire
Mais ces progrès sont-ils pour autant durables à plus long terme ? Ou bien le risque de terribles famines annoncé par le malthusianisme et corrélatif d’une augmentation significative de la population mondiale pourrait-il finir par se produire ? La réponse à cette question est infiniment difficile à construire, parce que les projections démographiques présentent des chiffres très variables, leur fourchette allant de 7 milliards d’habitants en 2070 (hypothèse basse) à 14,8 milliards (hypothèse haute). Au-delà même des déterminants « proches » que sont les taux de mortalité et de natalité, il faut prendre en compte des déterminants « lointains », plus indirects mais non moins actifs, que sont par exemple la qualité et la quantité de nourriture disponible, les conditions sanitaires et hygiéniques, l’état de l’environnement et l’efficacité de la lutte contre les pollutions diverses, les événements géopolitiques. Selon le jeu de tous ces facteurs, la population mondiale peut augmenter ou diminuer, et dans des ordres de grandeur très variables. La seule conclusion possible est alors d’affronter et d’accepter l’incertitude structurelle liée à ces projections, loin des assertions catastrophistes des malthusiens.
Une autre objection qu’il convient d’adresser au malthusianisme est celle de la pertinence de son échelle de pensée, qui n’a rien d’une évidence : le chiffre indiquant le nombre d’habitants dans le monde a-t-il une signification opérationnelle ? Il consiste à additionner les résultats en nombre d’habitants de régimes démographiques fort différents dans leur calendrier et dans leur intensité, puisque la géographie des populations montre un monde extrêmement fragmenté. Or, pour appréhender le futur, peut-être faut-il plutôt délaisser l’échelle mondiale pour appréhender les réalités aux bonnes échelles : nationales, voire infra-nationales. Il n’y a pas et il n’y aura pas de mondialisation en démographie. Décrire la population à l’échelle mondiale est aussi éclairant que de dire, face à deux personnes dont l’une pèse 110 kg et l’autre 50 kg, que le poids moyen est de 80 kg sans donner plus de détails. La comparaison du Japon et du Mexique illustre bien cette fragmentation des populations et la nécessité de mener des études à l’échelle locale : ces deux pays comptent aujourd’hui le même nombre d’habitants, et pourtant tout les oppose sur le plan démographique (densité de la population, natalité, mortalité, mouvement migratoire, espérance de vie, composition par âge…). Il convient donc, plutôt que de se polariser sur un chiffre global, d’appréhender la géographie des populations du monde (1) – et de penser des politiques adaptées aux réalités locales si on veut qu’elles soient de nature à satisfaire le bien commun des populations.
Conclusion
Ainsi aucune des déclinaisons du malthusianisme ne s’est trouvée justifiée. L’augmentation du nombre des humains n’est pas le résultat d’une attitude de surfécondité des populations du monde lors de ces derniers siècles, mais le fruit de progrès imprévus, graduels et considérables (notamment ceux, spectaculaires, de la production agricole). Le malthusianisme, avec ses discours et ses images apocalyptiques, s’avère profondément misanthrope. Il a « l’obsession du surpeuplement » (2), et, tissé de multiples peurs, il veut toujours réduire le nombre des humains. Il est tout le contraire de l’espérance.
Gérard-François Dumont
(1) Cf. Gérard-François Dumont, Géographie des populations. Concepts, dynamiques, prospectives, Armand Colin, 2023.
(2) Cf. titre du livre de Georges Minois : Le poids du nombre : l’obsession du surpeuplement dans l’histoire (2011).
Gérard-François Dumont est professeur à la Sorbonne, démographe internationalement reconnu, président de la revue Population & Avenir et auteur notamment de Géographie des populations. Concepts, dynamiques, prospectives, Armand Colin, 2023.
© LA NEF n°370 Juin 2024, mis en ligne le 19/07/2024