Ross Douthat © DR

Quelle décadence de l’Occident ?

Chroniqueur au New York Times, Ross Douthat est un intellectuel catholique conservateur reconnu aux États-Unis. La traduction en français d’un essai important, offrant un vaste tour d’horizon pour comprendre le devenir de l’Occident, a été l’occasion de l’interroger.

La Nef – Quels sont pour vous les éléments de définition de la décadence permettant de l’objectiver, et de ne pas en faire un simple jugement subjectif face à une époque qu’on aimerait moins ?

Ross Douthat – J’utilise le terme de décadence pour décrire un état de stagnation, de déclin et de répétition, survenant à un degré élevé de développement économique, technologique et culturel. Cette définition est empruntée à Jacques Barzun, qui écrit que ce terme « n’est pas insultant, il est technique ». Mon livre tente d’expliquer ce que cela signifie : il affirme que nous pouvons observer la stagnation, le déclin et la répétition par une analyse statistique et pas seulement culturelle. Cela inclut évidemment les indicateurs économiques, comme la faible croissance de la productivité, le ralentissement des taux de mobilité et d’entreprenariat, et le ralentissement de la croissance du PIB (ou même la stagnation ou le déclin pur et simple qui menace l’Italie, la Grande-Bretagne et le Japon). Cela comprend également des indicateurs démographiques : une société riche qui n’a pas assez d’enfants pour se reproduire est objectivement et pas seulement subjectivement décadente. Cela prend aussi en compte des indicateurs de blocage politique et de sclérose, comme ceux que l’on observe à Washington et à Bruxelles.

Même dans le paysage culturel, où l’on pourrait dire que la répétition est en partie dans l’œil du spectateur, certains aspects de la décadence sont mesurables. On peut voir la façon dont Hollywood a été dominé par les superproductions qui ne sont que des suites de films plus anciens ou des adaptations de BD, ou la façon dont les films plus sérieux ont disparu. En musique, on peut observer la façon dont l’ère de l’algorithme dans la musique pousse les gens vers les mêmes stars, les mêmes groupes et les mêmes chanteurs, rendant plus difficile la percée de nouveaux artistes. Dans l’édition enfin, il n’y a qu’à juger la façon dont la culture Internet décourage la lecture sérieuse et le travail intellectuel novateur, créant un marché littéraire dominé par des cycles sans fin de fictions pour jeunes adultes.

Contre l’idée reçue d’une accélération du progrès technologique, vous défendez l’idée d’une stagnation relative y compris dans ce domaine-là : pourriez-vous nous l’expliquer ?

Il est évident qu’il y a eu des progrès technologiques au cours des soixante dernières années ; le problème est qu’ils se sont concentrés de plus en plus dans un seul domaine – la technologie numérique, Internet, le smartphone, maintenant l’I.A. –, sans qu’adviennent à côté les percées annoncées dans l’énergie, les transports, la médecine, les vols spatiaux. Même l’automatisation et la robotique, dont tout le monde craint qu’elles ne menacent les emplois humains, sont restées bien en-deçà des attentes. Nous sommes devenus des génies de la création de divertissements virtuels et des cancres dans toutes les autres formes de progrès technologique. Nous simulons plus que nous ne créons. Cette situation ne durera peut-être pas éternellement : il se peut que l’innovation numérique permette des percées technologiques en-dehors de nos écrans, dans de nouvelles formes d’automatisation engendrées par l’intelligence artificielle, par exemple, ou même dans le traitement du cancer. Peut-être que des personnages comme Elon Musk parviendront à nous offrir des voitures autonomes et des colonies martiennes. Mais en attendant, l’histoire récente est celle d’un progrès constant dans le domaine numérique et d’une déception constante partout ailleurs.

Quelles sont les causes possibles de la baisse de natalité dans le monde occidental ? Que nous apprend l’exception israélienne ?

Les causes de la baisse de la natalité sont légion : la baisse de la mortalité infantile, l’abandon d’une économie agraire où les enfants en surnombre sont un atout économique, l’élargissement des opportunités économiques pour les femmes, la pilule contraceptive et la révolution sexuelle, des formes de richesse, de loisirs et de divertissement auquel il est difficile de renoncer pour s’occuper d’enfants en bas âge, un environnement social et technologique qui semble éloigner les sexes les uns des autres et rendre plus ardue la recherche de partenaires amoureux, l’angoisse existentielle et le désespoir face à l’avenir provoqués par le déclin de la foi religieuse… Je pourrais en citer beaucoup d’autres.

Néanmoins, la grande question qui reste sans réponse est la suivante : pourquoi les taux de natalité dans les pays riches ont fini par être à ce point bas, bien en-dessous du taux de remplacement et bien en-dessous de ce que la plupart des gens, hommes comme femmes, ont tendance à dire qu’ils souhaitent comme nombre d’enfants ? Le déclin était inévitable, certes, mais pourquoi une telle ampleur ? Est-ce une fatalité ou peut-on y échapper ? La question connexe est de savoir dans quelle mesure les taux de natalité pourraient encore baisser à l’avenir : car il existe des exemples, comme celui de la Corée du Sud, qui suggèrent qu’il n’y a peut-être pas de plancher pour la faible fécondité et que certaines sociétés riches à faible fécondité pourraient non seulement décliner, mais aussi s’effondrer.

L’exception israélienne, qui comprend des taux de natalité supérieurs au taux de remplacement – chez les Israéliens laïques autant que religieux –, donne à penser que la fécondité est liée à un sentiment d’identité nationale et religieuse, à la croyance en un projet historique global commun et à la crainte d’être submergé par ses ennemis. La difficulté réside dans le fait qu’aucun de ces éléments ne peut être recréé comme par magie dans des cultures qui ne partagent pas le passé historique juif, la mémoire spécifique de l’Holocauste ou la position géopolitique difficile d’un petit pays cerné par de potentiels ennemis.

L’immigration vous apparaît-elle comme une solution pertinente pour remédier à cette baisse de natalité ?

L’immigration est un bon appoint pour une société en croissance, mais une mauvaise solution pour une société stagnante ou déclinante, pour plusieurs raisons. En premier lieu, elle crée une polarisation entre les générations : les natifs plus âgés considèrent qu’ils perdent en fait leur pays au profit de nouveaux arrivants plus jeunes, issus d’une culture différente. Nous pouvons voir partout en Occident l’instabilité politique créée par ce sentiment d’anxiété et de perte. En second lieu, elle n’est pas une solution définitive : les immigrants arrivent comme adultes, et non comme enfants, ils ont tendance à s’adapter aux standards de faible fécondité de leur nouveau pays, de sorte qu’eux-mêmes vieillissent et viennent grossir la population des personnes âgées à charge, ce qui nécessite encore plus d’immigration pour maintenir la population en âge de travailler. En troisième lieu, les immigrants risquent de venir à manquer : à mesure que la décadence se généralise, que les taux de natalité diminuent dans les pays à revenus moyens et pauvres autant que dans les pays riches, ceux-ci, quand ils dépendent exclusivement de l’immigration, essaient d’aspirer les personnes talentueuses des pays plus pauvres, laissant ces derniers se décomposer, processus qui ne peut pas se poursuivre indéfiniment. Il faudra qu’intervienne une véritable renaissance ; se contenter de brasser la population d’un monde vieillissant ne marchera pas éternellement.

Pourriez-vous nous expliquer la façon dont vous décrivez l’avortement comme une violence cachée qui, parce que cachée, peut subsister ? Quel rôle joue-t-il dans nos sociétés décadentes ? Comment expliquez-vous qu’en France le nombre d’IVG soit en hausse et non en baisse ?

C’est le même mécanisme qui s’applique à l’avortement et à l’euthanasie : une caractéristique clé du monde développé est le désir d’ordre, de stabilité et de contrôle – dans un paysage où de nombreuses formes traditionnelles d’ordre social ont été dissoutes –, désir associé à une répulsion résiduellement chrétienne contre toute forme de cruauté et de violence manifestes. Il y a donc une forte incitation à maintenir l’ordre par des formes de violence qui se déroulent pour ainsi dire en coulisses – l’euthanasie déguisée en traitement médical généreux, le meurtre d’une vie humaine à naître euphémisé comme une simple procédure médicale.

D’où la formule du politologue James Poulus qui parle d’« État policier rose » pour décrire un système qui utilise des moyens autoritaires mais à des fins thérapeutiques – par exemple, restreindre certaines libertés fondamentales (notamment, les libertés relatives à la résistance personnelle ou politique, telles que la liberté d’expression ou la liberté de religion) en élargissant la définition de ce qui peut « nuire » – et pour décrire un pouvoir coercitif, voire meurtrier, mais qui se drape dans le langage de la thérapie. Dans les faits, l’État policier rose efface en partie le clivage public/privé pour le remplacer par les alternatives binaires santé/maladie et sécurité/danger.

Toutefois, à mesure que les sociétés occidentales deviennent plus profondément post-chrétiennes, on peut s’attendre à ce que cet équilibre se modifie et à ce que les gens deviennent plus tolérants et moins réticents à l’égard de la violence et de la cruauté. À droite, je m’attendrais à ce que cela se traduise par un soutien accru aux mesures punitives envers les groupes jugés indésirables par les conservateurs – les immigrés et les criminels, pour faire simple. Et à gauche, je m’attendrais à ce que cela se traduise par une affirmation plus explicite qui présente l’avortement et l’euthanasie non pas seulement comme tristement nécessaires, mais comme étant réellement des biens positifs.

À l’encontre de l’idée qui voudrait que les réseaux sociaux, la pornographie, les jeux vidéo, les séries, accouchent de générations plus violentes, pourquoi dites-vous que la culture internet tend plutôt à avoir un effet anesthésiant ? Le déchaînement de violence des très jeunes auquel nous assistons en France depuis quelques semaines (nombreux lynchages d’adolescents) pourrait-il vous donner tort sur ce point ?

D’une manière générale, dans le monde occidental, à force de proliférer, les divertissements numériques – même violents et sexuels – tendent à remplacer les comportements à risque dans le monde réel. Ainsi, dans une société où il y a plus de pornographie, il y a moins de sexe chez les adolescents, et dans une société où il y a plus de jeux vidéo, il y a moins de criminalité adolescente. Cela pourrait sonner comme une bonne nouvelle, mais le prix à payer pour cette sécurité est la perte en termes de comportements constructifs : les adolescents sont physiquement plus en sécurité, mais ils ont plus de mal à nouer de vraies amitiés et de vraies relations ; ils ont moins de rapports sexuels à risque, mais ils ont aussi moins de chance de rencontrer quelqu’un, de se marier et d’avoir des enfants ; ils n’ont pas d’accidents de voiture parce qu’ils n’apprennent jamais à conduire.

Dans le même temps, le climat général d’ennui coexiste avec des spasmes occasionnels de comportement extrême, parfois dans un contexte de détresse sociale – les émeutes aux États-Unis pendant la pandémie en sont un exemple, les émeutes périodiques des immigrés dans les banlieues françaises en sont un autre – et parfois simplement chez des personnes qui sont des exceptions individuelles, comme les tireurs dans les écoles aux États-Unis ou les personnes qui rejoignent l’État islamique en Europe. Je pense que la flambée de violence que vous décrivez relève plutôt de cette catégorie : un spasme qui passera, et non le signe d’un glissement global vers l’anarchie. Mais comme pour toutes les choses liées à la décadence, il est vrai que la stabilité ne peut probablement pas durer éternellement.

Vous vous demandez si l’islamisme pourrait profiter de notre décadence pour s’imposer dans nos sociétés, et vous penchez en faveur d’une réponse négative : pourquoi ? quel est votre raisonnement ?

Je dirais que l’islam et l’islamisme peuvent certainement s’implanter dans un Occident décadent, ils le font d’ailleurs déjà. La question est de savoir s’ils transforment et convertissent cette société. Et là j’ai tendance à être sceptique parce que je ne vois pas dans le monde islamique plus large un modèle clair d’avenir réussi et dynamique capable d’attirer les Occidentaux à la manière dont, par exemple, les mythes du communisme soviétique ont autrefois séduit tant d’intellectuels de l’Ouest. Le monde islamique est décadent à sa manière et personne ne regarde la République islamique d’Iran en se disant : « Ah ! voilà le modèle d’un avenir prometteur et encourageant ! » Pour que l’islam devienne plus qu’une simple présence en Occident, pour qu’il devienne un modèle capable d’attirer de nombreux non-musulmans, comme l’imagine Michel Houellebecq dans Soumission, il faudrait qu’advienne au sein de l’islam quelque chose de nouveau : un ensemble de dirigeants, d’idées ou de communautés qui auraient trouvé une façon de laisser la décadence derrière eux. Or il ne me semble pas que ce soit encore le cas.

Propos recueillis par Christophe et Élisabeth Geffroy
et traduits de l’anglais par Élisabeth Geffroy

Ross Douthat, Bienvenue dans la décadence. Quand l’Occident est victime de son succès, Les Presses de la Cité/Perrin, 2024, 336 pages, 23 €.

© LA NEF n°370 Juin 2024, mis en ligne le 19/07/2024