Mgr Livio Melina vient de publier un ouvrage décisif, Le discernement dans la vie conjugale, occasion pour nous de comprendre mieux ce que sont la conscience, l’objectivité morale, la mission de l’Église dans le domaine moral, l’attractivité du bien…
Suite aux débats sur l’interprétation de l’exhortation apostolique Amoris laetitia, Mgr Livio Mélina – ancien président de l’institut Jean-Paul II sur la famille et le mariage – a écrit une œuvre magistrale intitulée : Le discernement dans la vie conjugale (1). L’auteur revient sur des sujets de morale fondamentale comme la conscience, les vertus, la loi ou la gradualité. Il nous interroge à nouveau frais sur notre rapport, personnel et social, au bien et au mal et à la nécessité de normes éthiques.
Discernement et cheminement
Le pape François insiste sur l’accompagnement pastoral des personnes et souhaite mettre en avant une théologie morale « en chemin ». Il s’agit, pour les pasteurs, d’être à l’écoute des situations concrètes et individuelles. Par exemple, dans le cas des divorcés-remariés, Amoris laetitia préconise un chemin adapté et un discernement au cas par cas, sous la houlette de l’évêque (2).
Conscience et vérité
L’Église a toujours souligné le rôle et l’importance de la conscience, qui est « le sanctuaire intime où l’homme se trouve seul avec Dieu » (3). La conscience est une « voix » intérieure qui nous enjoint d’éviter le mal et de choisir le bien. Si la conscience de l’homme est personnelle, intérieure et intime, elle fait cependant résonner la voix d’un Autre. « Au fond de sa conscience, l’homme découvre la présence d’une loi qu’il ne s’est pas donnée à lui-même, […] car c’est une loi inscrite par Dieu au cœur de l’homme » (4). Ainsi, la conscience de l’individu ne peut pas être entièrement autonome et sera toujours en lien avec la vérité divine. S’il fallait analyser longuement les différents usages du mot conscience, disons simplement que « suivre sa conscience » ou « être cohérent avec soi-même » ne suffit pas.
Certains actes toujours mauvais ?
La question des normes morales négatives a fait couler beaucoup d’encre dans l’histoire. Certains des Dix Commandements sont des normes négatives et brèves, elles ne prennent en compte, ni les intentions de la personne, ni les circonstances, ni l’histoire propre, ni l’environnement culturel. « Tu ne commettras pas d’adultère » est valable toujours, partout et pour tout le monde.
L’encyclique Veritatis splendor avait affirmé clairement l’existence et l’importance d’actes intrinsèquement mauvais (5). Selon elle, les circonstances d’un acte et l’intention d’une personne – bien que très importantes – ne peuvent pas toujours changer la moralité d’un acte. Il n’y a pas que « l’intention qui compte », et en offrant un cadeau raté, comme un gâteau écrasé ou un vase brisé, nous mesurons combien ce proverbe en forme d’excuse sonne faux.
Précisons bien que les circonstances peuvent atténuer, voire annuler la responsabilité morale d’un sujet. Un acte mauvais sous la menace n’est plus libre et perd son caractère de péché ; mais il ne devient pas bon pour autant. Ce n’est pas ma faute si le gâteau est écrasé, mais il ne redevient pas apetissant pour autant.
Faim de solide
Nous vivons, selon les mots de Zigmunt Bauman, dans une société « liquide ». La liberté y est grande pour se définir et se réinventer au cours d’une vie. Mais l’absence de repères stables est en fait stressant et déroutant. À force d’être ce que je veux à tout moment, je finis par ne plus être personne. L’Église veut et doit demeurer un repère, un phare ou un roc. Si la décroissance de l’Église occidentale est manifeste, il y a pourtant un afflux, récent et notable, de jeunes et de catéchumènes qui questionne et émerveille. Nous ne sentons pas chez eux une demande spéciale de liberté ou d’affranchissement, mais d’abord un désir de recevoir du solide. Rassurer et apaiser en donnant des repères stables, comme par exemple l’indissolubilité du mariage, me semble une part importante du service que l’Église du XXIe siècle rend au monde.
Entrer graduellement dans la loi tout entière
La perspective du chemin demeure cruciale. Mais, si chacun pèlerine à son rythme, il ne s’agit pas de rapprocher artificiellement le point d’arrivée jusqu’au marcheur, ce qui annulerait le pèlerinage. La pastorale n’adapte pas d’abord l’Évangile aux gens, mais elle marche avec eux jusqu’à Lui. Bien sûr, aucun moraliste catholique ne renonce explicitement à la vérité évangélique ; mais certains désignent celle-ci comme un idéal, vers lequel tendre, certes, mais, au fond, inatteignable. Comment se motiver pour un pèlerinage dont le but est hors de portée ? La pastorale a sa loi de gradualité et on entre par étapes dans la vérité, mais la loi évangélique, elle, n’est pas graduelle.
Quelle est au fond la mission de l’Église ? sinon d’appeler les gens à la sainteté. Il y a évidemment des situations concrètes difficiles et qui paraissent inextricables ; mais, comme pasteurs, nous ne sommes pas propriétaires de l’appel à la sainteté de ceux qui nous demandent des lumières et de l’aide. Nous annonçons plus grand que nous.
Croître en vertu
L’ouvrage de Mgr Melina se termine par un plaidoyer pour la théologie des vertus. En effet, selon l’auteur, la théologie morale s’est enfermée dans la seule dialectique loi/conscience. Au risque de réduire la conscience et son discernement, soit à une autorité autonome, soit à une instance rationnelle et sèche d’application de la loi de Dieu aux cas concrets. Nous serions ainsi reconduits à une casuistique de manuel, dont on voulait pourtant s’affranchir.
La perspective des vertus, et en premier lieu de la vertu de prudence, permet d’intégrer mieux la totalité des composantes de l’être humain, avec sa rationalité et son affectivité. Cette perspective donne à la vie morale, non pas seulement de trancher des cas isolés par le moyen d’un jugement de conscience, mais de faire grandir progressivement l’attraction vers le bien, et de suivre le Christ qui appelle. Elle redonne à la théologie un objectif d’éducation des âmes. Cela souligne aussi que le discernement est un moyen de la vie morale du chrétien, il n’en est pas la fin. Sa fin est la sainteté et le salut. Ainsi, le bien que Dieu nous propose n’est pas seulement une option rationnelle à choisir, mais aussi un objet de désir. L’action morale est, ou devrait d’abord être, une question d’amour.
La théologie morale et la pastorale sont aujourd’hui dans la tempête, mais elles conservent, comme une boussole, la mission commune de proposer inlassablement la sainteté.
Abbé Étienne Masquelier
(1) Livio Melina, Le discernement dans la vie conjugale, Téqui, 2024.
(2) Amoris laetitia (2016), n. 291-313.
(3) Vatican II, Gaudium et spes (1965), n.16.
(4) Idem.
(5) Jean-Paul II, Veritatis splendor (1993), n. 79-83.
- Livio Melina, Le discernement dans la vie conjugale, Téqui, 2024, 274 pages, 21,90 €.
- Livio Melina, Trouver la joie dans le mariage, Salvator, 2024, 120 pages, 14,90 €.
© LA NEF n°370 Juin 2024, mis en ligne le 19/07/2024