La crise des Gilets jaunes de 2018-2019 a installé le sujet de la désindustrialisation de la France dans le débat public. Quoique ce choix historique remonte aux années 1990, il était jusqu’alors tabou dans la classe politique française, aucune formation ne soutenant des positions industrialistes, et a fortiori protectionnistes. Sur ce second point, le tabou reste presque intact, bien que l’idée de secteurs stratégiques protégés ait été relancée par Arnaud Montebourg il y a quelques années.
La France, qui était une grande puissance industrielle de rang mondial jusqu’aux années 1980, a longtemps vécu sur son acquis. Mais comme souvent dans ce pays, l’idéologie et les représentations sont plus puissantes que les faits. De sorte que la désindustrialisation bien réelle s’est opérée en silence, tandis que le libre-échange et les délocalisations étaient loués au nom de la lutte pour des prix bas. Comment en est-on arrivé là ?
Le GATT (General Agreement on tarifs and trade) a été créé par les États-Unis en 1947. Ce forum de négociations internationales visait à réduire les droits de douanes puis les diverses entraves à la liberté des échanges de marchandises, autrement dit à promouvoir le libre-échange à travers le monde. Cette idéologie libérale a été adoptée par l’ensemble des élites dirigeantes européennes et françaises, tandis que le « colbertisme » et le « protectionnisme » devenaient des vieilleries historiques. La dimension morale est importante dans cette conversion idéologique, le protectionnisme étant associé aux années trente et à la montée du nazisme ; il serait donc une des causes majeures de la Seconde Guerre mondiale. Ce récit est à tout le moins à nuancer, mais l’idée s’est imposée.
Par ailleurs, en signant le Traité de Rome en 1957, les six pays membres fondateurs de la CEE ont décidé de créer un Marché commun. Concernant des secteurs stratégiques comme la sidérurgie, ce marché commun a fini par s’étendre à l’ensemble des échanges de produits industriels. L’Union douanière a établi en 1968 un marché intérieur supprimant les droits de douanes entre les six (entre la France et l’Allemagne par exemple) ; mais elle protégeait le marché européen par un TEC, le tarif extérieur commun. Ce tarif soumettait à sa création les produits importés des pays tiers à des droits de douane de 9 % du montant des importations. Dès 1971, il tombe à 7 %, et il est de moins de 1 % aujourd’hui. Pourquoi cette ressource propre de l’Union européenne est-elle devenue presque insignifiante (25 milliards sur 3000 milliards d’euros d’importations), représentant moins de 14 % du budget de l’Union, devenue le marché le plus ouvert au monde ?
Parce que la CEE puis l’Union européenne sont entrées dans une double compétition libérale : d’abord celle imposée par le GATT et ses huit rounds internationaux qui ont abaissé les barrières douanières et non tarifaires dans le monde. L’Uruguay Round, le dernier, a débouché sur la création de l’Organisation mondiale du commerce en 1995. Cette OMC, voulue par les dirigeants français, a permis à la Chine d’entrer de plain-pied dans la mondialisation libérale en en devenant membre en 2001 ; ce cadre inespéré lui a permis d’atteindre 30 % de la production manufacturière mondiale en 2021, et de ravager au passage l’industrie dans plusieurs régions du monde (France, Royaume-Uni, États-Unis, Maghreb, etc.).
Ensuite, la CEE-UE était en parallèle engagée dans une autre course au libre-échange, en interne cette fois. L’Acte unique de 1986 a conduit au Marché unique européen – le grand marché – ouvert le 1er janvier 1993. Les Européens (passant bientôt de 12 à 28 membres) ont créé la plus grande zone mondiale de libre-échange intérieure. Celle-ci a durablement fragilisé les pays à coûts de production élevés, mais aussi les pays en sous-investissement technologique chronique, et les pays ayant renoncé à conduire une politique industrielle. La France, qui a coché ces trois cases pendant trente ans, a fait subir à son industrie cette offensive interne (le grand marché et l’Allemagne) qui s’est surajoutée à l’offensive externe (l’OMC et son corollaire, la clause de la nation la plus favorisée qui a profité à la Chine). Des pans entiers de son industrie se sont effondrés, à l’exception de quelques secteurs protégés (armement), mondialisés (aéronautique et luxe) ou rachetés par l’étranger (sidérurgie). De pays producteur avancé possédant toute la gamme industrielle, la France est devenue un pays de niches, et son déficit commercial s’est aggravé sans discontinuer depuis 2003.
Rapatrier des industries, des capitaux et des emplois stratégiques s’impose. Le président Macron l’a dit. Mais force est de constater que les quelques unités qui se développent compensent à peine de nouvelles destructions d’usines. Il faudra plus que des mots et de la bonne volonté pour reprendre en main le continent industriel perdu.
Pierre Vermeren
© LA NEF n°371 Juillet-Août 2024