Capture d'écran vidéo YouTube

Le loup d’Intermarché ou La Fontaine perverti

Intermarché vient de sortir une publicité au succès mondial. Un grand méchant loup change de comportement et devient gentil. Si l’on peut faire une lecture au premier degré, simplement réjouie de ce conte, apparaissent des mécanismes et un message très actuel et dangereux qu’il faut à présent décortiquer.

Chaque année, la publicité de Noël se donne une double mission : vendre et émouvoir. Vendre, c’est banal, presque indigne ; émouvoir, en revanche, permet de faire passer l’acte marchand sous le voile du sensible. Nos anciens l’avaient bien compris ; La Fontaine, en tête, savait qu’une morale se glisse plus aisément dans une histoire plaisante. Placere et docere.

Nos modernes ont conservé la forme, mais inversé la finalité : emere et placere. Acheter et plaire.

Les publicitaires embauchés par Intermarché maîtrisent parfaitement cette grammaire. Quoi de plus efficace, pour transmettre une morale contemporaine, que de mettre en scène des animaux dotés de caractères bien dessinés ? Cette publicité permet un visionnage bon enfant, qui renoue avec des codes un peu plus traditionnels du conte : une scène d’exposition posant le problème, une progression dramatique, puis un dénouement heureux, rassurant, délivrant une leçon immédiatement lisible. La fable est intacte ; seule la morale a changé.

Les publicitaires ont redoublé d’astuce et ont parfaitement vu qu’une fable contient un message à la fois destiné aux enfants et aux adultes. Dans les dernières secondes, alors même que l’enfant est endormi, ce sont les adultes, à table, qui sont captivés par la morale de l’histoire et, a fortiori, le spectateur devant sa télé. Les modernes, depuis Mai 68, sont restés d’éternels enfants. C’est là où le sport commence ! Là où l’adulte devrait décortiquer les ressorts de la publicité, il se laisse submerger par l’émotion. Larmes attendries de ménagères, soupirs indulgents, élans de douceur. Enfin un beau message en des temps difficiles, dit-on. De la tendresse, que diable ! Toute critique pourrait être vue, alors, comme une énième remarque mauvaise de l’oncle rochon en coin de table lors des fêtes ; exerçons-nous toutefois avec nos maîtres sceptiques à suspendre nos affects, prendre du recul et déjouer cette vaste duperie.

La publicité compose ainsi une fable parfaitement ajustée à l’air du temps : un loup solitaire, malheureux, inadapté, qui apprend à devenir fréquentable. Mais sous le conte de saison se dévoile autre chose, de plus inquiétant : une vision du monde fondée sur l’effacement de la différence, le lissage des identités, la soumission à la norme. L’anormal doit disparaître – ou plutôt se transformer – pour être toléré. En somme, le grand méchant loup, complètement mâle, complètement carnivore, donc un peu d’extrême droite en somme, se convertit au végétarisme, renonce à manger de la viande, et devient gentil, comme tous les autres, et se soumet à la doxa ambiante.

Le scénario est d’une simplicité exemplaire. Le loup souffre. Il est à l’écart. Il ne trouve pas sa place parmi les autres animaux. Très vite, le diagnostic tombe : le problème, c’est lui. Sa nature, ses réactions, son comportement. Pour s’en sortir, il devra faire ce que notre époque exige de tout individu en difficulté : sortir de sa zone de confort, travailler sur lui-même, apprendre à se réguler, à se maîtriser, à s’ajuster. Le sociologue Damien Karbovnik a eu des observations parfaitement justes sur les mécanismes sociaux. La solitude du loup est coupable ; il doit s’agréger au corps de la société, faire société, participer à l’action citoyenne d’un Noël commun.

À la fin, la récompense est claire : le loup devient une « meilleure version de lui-même ». Apaisé, sociable, intégré, fonctionnel. Il ne dérange plus. Il ne mord plus. Il est accepté. Nous sommes ici au cœur de ce que l’on appelle, avec une évidence trompeuse, les compétences psychosociales : gestion des émotions, empathie, adaptabilité, coopération, autorégulation. Présentées comme neutres et bienveillantes, elles dessinent en réalité un idéal humain très précis : un individu flexible, responsable de lui-même, capable de s’ajuster sans cesse aux exigences du monde – sans jamais interroger ces exigences. C’est le visage du libéralisme tardif que l’on pratique dans les boîtes : le fameux « management bienveillant », qui se pare des bons sentiments pour grimer la violence du capitalisme et la laideur du profit. Partout la bienveillance, idée chrétienne devenue folle, inonde pour cacher que notre société est plongée dans une crise à la fois sociale par le déclassement, et identitaire, par la perte des repères. Cette pub est aussi une métaphore parfaite de l’idéologie du « care » devenu totalitaire. Tout le monde, et c’est un commandement, doit prendre soin de tout le monde, mais ce soin est asymétrique : ce sont toujours les plus forts, les plus rudes, les plus carnivores qui doivent faire le plus gros travail d’auto-domestication.

Étonnant paradoxe d’une société progressiste, abreuvée par la pensée de Michel Foucault, qui célèbre sans cesse les marges, les minorités, les différences, les fiertés, tout en promouvant, dans ses récits les plus consensuels, leur effacement progressif. On exalte l’altérité dans le discours ; on vend la normalisation dans l’imaginaire.

La fable est douce. Elle est habile. Elle est consensuelle. Et c’est précisément là qu’elle devient dangereuse. Qui pourrait critiquer un message si manifestement bienveillant ? Mais qui fixe la norme ? Au nom de quel dogme exige-t-on du loup qu’il renonce à son mode de vie pour être admis parmi les autres ? Certes, dans le monde humain un homme qui serait un loup, un prédateur donc, ferait probablement mieux de domestiquer certains de ses instincts, et d’ailleurs toute la morale catholique apprend à apprivoiser passions et pulsions. Pourquoi donc la forêt est-elle peuplée uniquement de créatures fragiles, craintives, inoffensives ? Pourquoi aucune figure, comme l’ours, l’élan, le cerf, ne vient-elle contraindre et empêcher le loup quand sa férocité déborde ? Ce serait montrer les bienfaits de la civilisation, et comment celle-ci prévaut sur le « vivre-ensemble », que de rendre le loup civilisé et empêché, selon l’idée que se faisait Albert Camus de l’homme. Les puissants qui forment la hiérarchie sociale et légitime ont disparu ; c’est le corps social composé d’insignifiants ectoplasmes qui, par la seule force de l’uniformisation, parvient à faire rentrer dans le rang le chasseur solitaire.

En vérité, il nous faut plus de loups. Des êtres atypiques, des tempéraments irréductibles, des formes de vie qui ne demandent pas l’autorisation d’exister. Il faut aimer la biche et le blaireau, mais aussi le loup. Il faut tout pour faire un monde. Or, par des biais émotifs parfaitement maîtrisés, on nous apprend à nous méfier de ce qui dépasse, de ce qui mord, de ce qui ne se conforme pas.

Le loup, dans cette publicité, apparaît d’emblée comme une menace, alors même qu’il ne fait que passer. Il vit sa vie, ne demande rien à personne. Il est réduit à ce que l’on dit de lui. Sur le plan politique, le mécanisme est bien connu : certaines convictions suffisent à rendre un individu infréquentable. Il ne s’agit plus de discuter avec lui, mais de l’éduquer, de le corriger, ou de l’exclure. La démocratie, dans sa forme la plus vulgaire, peut dénaturer le loup. En régime wokiste, cela s’appelle la cancel culture.

Qu’est-ce donc qu’un loup qui ne chasse plus, ne mange plus, n’est plus solitaire ? Un zéro. Qu’est-ce qu’un homme privé de sa qualité de père, de mari, de chef de famille ? Ce loup déconstruit illustre que tout n’est que culture et que tout peut changer sur un simple discours. Le loup opère ainsi sa transition de genre. L’histoire s’adresse à un enfant, à un homme en devenir, qui aura lui aussi le choix : embrasser la joie d’être un homme déconstruit, traquant honteusement sa propre nature.

Au bout du compte, le loup travaille sur lui. Noël est sauvé, tout le monde est réconcilié, le méchant est châtié, réintroduit dans la communauté. La vie de la consommation peut continuer. Cela nous rappelle l’époque du Covid où l’individu sans masque dans la rue, dans une foule de gens masqués, devenait l’horrible monstre que l’on pointait du doigt. Un vaccin dictait la norme de ceux qui étaient admis – les citoyens – et ceux qui ne l’étaient pas – les non-citoyens. Le loup ne transforme pas le monde ; il s’y adapte. Il ne négocie pas sa place ; il la mérite en se modifiant. Jamais la question n’est posée de savoir si le groupe pourrait, lui aussi, faire un pas. L’ordre social reste intact.

On n’oubliera pas que cette publicité, lancée par une enseigne de la grande distribution, arrive à point nommé au moment où l’oligarchie menteuse et décadente de notre pays, soumise à l’Union européenne, achève ce qui reste de la paysannerie en s’attaquant aux éleveurs. Voilà aussi la dure réalité de cette fable : la mort de la France paysanne avec le Mercosur et, un peu plus, une manifestation de la sécession des élites, et de la lutte des classes à l’envers, comme le signifiait Christopher Lasch. Le loup, c’est la France périphérique, des bois, qui doit opérer sa mue sociale et s’adapter aux contingences de la mondialisation, les bobos des villes dictant, par la satisfaction de faire une classe sociale des métropoles mondialisées, aux gens des périphéries comment on doit vivre, ce que l’on doit manger, comment on doit penser, qui il faut aimer ou non. Ainsi le loup, viril, traditionnel, enraciné dans ses bois, avec sa part indomptée et légendaire, est dressé par les matraques invisibles, et se change en un mouton qui bêle. Plus de viande, plus de chasse, plus d’élevage, juste un peu de poisson, et encore. Et bien mangez des carottes, maintenant ! Sus aux raids ! Tous aux Salsifis ! Peuple de fèves, peuple de pois, assemblée des grains, qui se souvient des hommes sur leur terre, avec un Dieu au-dessus de leur tête ? Le joli monde que v’là ! Il y a une chanson de Kent, J’aime un pays, qui disait : « J’aime un pays où tout le monde a la parole, surtout les jeunes qui aiment bien le rock’n’roll, celui qui brille, mousse et fait des bulles, belle jeunesse qui rit quand on l’enfume. » L’émoi suscité par un tel divertissement, sur écran, en format réduit, du film à la série, de la série à la publicité, n’en finit pas de nous étonner sur les capacités d’endoctrinement par le soft power et sur la puissance de la douce ingénierie sociale.

Reste alors une question, soigneusement laissée hors champ : que devient une société qui ne sait plus penser ses tensions autrement que comme des défauts personnels à corriger ? Et que devient l’humain lorsqu’on lui apprend que sa valeur dépend avant tout de sa capacité à ne plus mordre ? Une question trop rugueuse, sans doute, pour une publicité de Noël. Mais une question essentielle, précisément parce qu’elle se glisse ici sous la forme d’un conte. Souhaitons donc, pour Noël, que se manifestent de véritables loups, et libres, comme on les aime.

Nicolas Kinosky

© LA NEF le 26 décembre 2025, exclusivité internet