Pourquoi des personnalités qui, malgré des convictions idéologiques opposées, possèdent des biographies ressemblantes, se voient-elles réserver des traitements mémoriels aussi différents ? Retour sur ces deux vies et ces deux destins post-mortem.
Le 50e anniversaire de la mort de Francisco Franco (20 novembre 1975) et le 45e du décès de Josip Broz dit Tito (4 mai 1980) donnent l’occasion de comparer ces deux figures de premier plan du XXe siècle. Une différence de taille s’impose rapidement : alors que la dépouille de Franco a été retirée le 24 octobre 2019 du mausolée du Valle de los caidos au terme d’une bataille mémorielle et judiciaire à rebondissements, celle de Tito repose toujours tranquillement dans son mausolée de la périphérie de Belgrade. Pourquoi cette différence de traitement ? Si le contexte spécifique de leurs pays respectifs peut l’expliquer en partie, la domination idéologique d’une gauche radicale dans les sphères médiatiques occidentales joue un rôle certain dans la diabolisation à outrance de Franco d’une part, et dans une certaine bienveillance, pour ne pas dire parfois une idéalisation, de Tito d’autre part.
Des mémoires quasiment opposées
Il suffit de consulter quelques articles de presse pour se rendre compte de ce traitement différentiel. Le Monde se fend d’un article de 2017 intitulé « Tito le flamboyant » ; Libération se veut plus mesuré, évoquant la même année « du titan au tyran », mais parlant « d’esprits chagrins » pour ceux qui le qualifient de tyran. On pourrait s’attendre à trouver pareille bienveillance envers Franco concernant la presse de droite ; le Figaro, accusé de révisionnisme historique pour avoir osé ouvrir ses colonnes à la vision de la Guerre civile de Pio Moa, hétérodoxe par rapport aux historiens universitaires, se contente d’articles plus prudents : « Répression franquiste durant la guerre d’Espagne : un travail historique inédit met à mal la version officielle » (2025), ou plus neutres : « l’Espagne est-elle malade de Franco ? » (2019). Outre-Manche, le clivage gauche-droite n’existe pas sur le sujet : le progressiste The Guardian encense en 2022 la Yougoslavie (« Everyone loved each other : the rise of Yugonostalgia »), oscillant entre franche sympathie envers la yougonostalgie et intérêt plus neutre mais bienveillant. Si la nostalgie de nombreux anciens Yougoslaves ne semble pas l’alerter pour l’avenir des démocraties régionales, le Times, en théorie plus à droite, se soucie en revanche en 2025 du regain d’intérêt pour Franco chez certains membres de la jeune génération espagnole : « 50 years after Franco’s death, is Spain’s democracy in danger ? » Ces quelques exemples montrent bien que la presse de gauche refuse de brûler ses dernières idoles, alors que celle de droite semble plus capable de vision critique, en tout cas plus réticente à assumer l’héritage de certaines de ses figures controversées. Pourtant, la comparaison entre les deux dictateurs devrait générer ou une condamnation unanime, ou un traitement neutre, si on ne veut pas réhabiliter partiellement les deux.
Itinéraires parallèles
Franco et Tito sont tous les deux nés la même année, en 1892, dans des marges de leurs pays respectifs : la Galicie pour l’Espagnol, les confins slovéno-croates pour le Yougoslave. Leurs origines sociales diffèrent : classe moyenne provinciale pour Franco, classe populaire rurale pour Tito. Si le second n’était pas destiné à devenir soldat, la vie du premier ne peut se comprendre sans sa précoce vocation militaire. Soldat opportuniste et sans idéologie autre que l’anticommunisme, Franco se signale par sa bravoure au Maroc espagnol. En 1928, il est nommé directeur de l’académie militaire de Saragosse, où il gagne une influence importante au sein des nouvelles générations d’officiers. Tito est, quant à lui, dès ses débuts un soldat idéologue de la social-démocratie croate, et syndicaliste. Engagé dans l’armée austro-hongroise en 1914, il participe ironiquement à l’assaut de Belgrade par les troupes impériales en 1915. Prisonnier des Russes sur le front de l’Est, il devient communiste au moment de la révolution d’Octobre, puis agent infiltré soviétique dans la nouvelle Yougoslavie, ce pour quoi il croupit dans ses geôles de 1928 à 1934. Exilé à Moscou, il est formé comme agent du Komintern puis est envoyé en Espagne où il sévit comme commissaire politique, purgeant les républicains trop tièdes envers l’Union soviétique durant la Guerre civile. Suite à la Grande Terreur stalinienne qui décapite les états-majors des partis communistes, Tito est nommé secrétaire général de ce qu’il reste du Parti communiste yougoslave, qu’il met au diapason du stalinisme.
Franco comme Tito parviennent tous deux au pouvoir à la suite de guerres civiles. Franco, avec l’aide de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste, devient dictateur de l’Espagne suite au conflit qui l’oppose aux républicains (1936-1939). Tito organise les troupes de partisans communistes durant la période de l’occupation allemande de la Yougoslavie (1941-1945), qui est aussi une guerre civile complexe entre les Oustachis, nationalistes croates alliés aux nazis, les Tchetniks, résistants monarchistes yougoslaves, les collaborateurs serbes et les communistes yougoslaves. À la différence de Franco, Tito est moins dépendant de l’aide internationale. Comme lui, il lance une grande épuration à nulle autre pareille dans les nouvelles « démocraties populaires ». En mai 1945, il fait massacrer plusieurs dizaines de milliers de Croates et de Slovènes alliés à l’Axe, civils comme militaires, livrés par les troupes britanniques. On estime qu’entre 1945 et 1947, il tue 100 000 à 250 000 personnes dans un pays d’environ 15 millions d’habitants. Franco, de son côté, se débarrasse d’environ 150 000 à 200 000 prisonniers républicains entre 1939 et 1944 (1), dans un pays de 26 millions d’habitants.
Chaque dictateur va mettre en place un modèle original : Tito établit une dictature communiste, stalinienne dans la forme (purges répétées, culte de la personnalité), mais anti-stalinienne dans le fond (originalité de l’autogestion, Yougoslavie socialiste fédérative largement décentralisée), qui le met en marge de son bloc idéologique. Franco crée une dictature conservatrice, avec un capitalisme d’État interventionniste et protectionniste dans un premier temps, mais sans ligne idéologique claire. Si son anticommunisme lui permet d’être de fait intégrée au bloc occidental dans les années 1950, l’Espagne franquiste est en fait traitée comme une pestiférée, notamment par les pays européens.
À la fin de leurs règnes respectifs, Tito et Franco laissent leurs pays dans des situations diamétralement opposées : après certains succès de l’autogestion, la Yougoslavie titiste sombre dans la stagnation économique au cours des années 1970, tandis que le réveil des nationalités mine le pays de l’intérieur. Tito n’a d’autre agenda politique que de maintenir son pouvoir jusqu’au bout, capitalisant sur son image internationale de héraut des non-alignés mais ne préparant pas sa succession. Si Franco est tout aussi acharné à durer, l’Espagne de 1975 a connu un début de miracle économique même si elle est durement éprouvée par les chocs pétroliers et isolée sur la scène internationale. En 1947, Franco s’était auto-proclamé régent ; en 1969, il désigne son successeur, Juan Carlos de Bourbon. La mort de Franco débouche sur une transition démocratique réussie et sur un essor économique important ; celle de Tito sur l’explosion sanglante de la Yougoslavie à l’orée des années 1990. Pourquoi alors ce préjugé plutôt positif envers Tito quand Franco est vertement critiqué ?
Les raisons d’un traitement inégal
Malgré d’étonnantes ressemblances, la différence biographique fondamentale entre Tito et Franco reste l’idéologie : l’internationalisme communiste et tiers-mondiste pour l’un, le national-catholicisme espagnol pour l’autre. À ce titre, la yougonostalgie qui s’exprime dans certains médias peut s’expliquer par le fait qu’elle serait plus universalisable au regard des « valeurs » de la civilisation occidentale actuelle, alors que l’Espagne franquiste sent trop la foi catholique, qui n’est plus un repère commun de nos sociétés occidentales déboussolées – elle est même parfois considérée comme fasciste, ce qui n’a de fait jamais véritablement été le cas. Pourtant, l’écart est béant entre les mémoires officielles actuelles du titisme et du franquisme et l’héritage réel des deux dictateurs. En effet, la fraternité, l’unité, le multiculturalisme prêtés à Tito jurent avec le champ de braise et les massacres perpétrés en ex-Yougoslavie dans les années 1990. À ce titre, il a failli dans la quête de réconciliation entre les Slaves du Sud, et seule sa poigne de fer les aura fait cohabiter un temps. Si l’époque titiste peut apparaître comme une « belle époque » par contraste avec l’âge sombre qui a suivi, cet aveuglement sur la réalité de la figure de Tito ne peut se comprendre dans nos sociétés occidentales que par la prééminence d’une certaine idéologie de gauche bien disposée envers le communisme et ses émules chez nos « élites », nos intellectuels et nos médias.
A contrario, si on comprend que les idéaux du franquisme ne sont pas plébiscités par eux, l’héritage de la dictature franquiste (début du miracle économique espagnol, transition démocratique du pays qui lui est indirectement imputable), mériterait a minima une réévaluation. Sans tomber dans un enthousiasme peu à propos, on pourrait considérer le franquisme comme une transition, même un mal si l’on veut, peut-être nécessaire à l’Espagne pour dépasser ses divisions difficilement surmontables des années 1930. C’est une démarche qui demande certes un peu d’honnêteté intellectuelle, un sain esprit critique également, mais qui permettrait par exemple de rendre intelligible l’élan de jeunes Espagnols de plus en plus nombreux vers le passé franquiste de leur nation.
Witold Griot
(1) Les historiens ne sont pas d’accord sur les nombres en fonction de la période étudiée (inclusion ou non des exécutions pendant la Guerre civile).
Witold Griot est ancien auditeur de l’École normale supérieure, agrégé d’histoire et docteur en histoire contemporaine, enseignant en lycée.
© LA NEF n°386 Décembre 2025
La Nef Journal catholique indépendant