Brigitte Bardot (1934-2025) est décédée le 28 décembre 2025, suscitant une large émotion partout dans le monde. Réflexion.
Si l’on m’avait dit qu’un jour j’écrirais, dans La Nef, la nécrologie de Brigitte Bardot, je ne l’aurais pas cru. BB n’appartenait pas à mon panthéon intime. Pourtant, avec sa disparition, c’est une dernière braise de l’imaginaire français qui s’éteint.
Car Bardot n’est pas seulement une actrice – aux talents, disons-le, inégaux – mais une apparition, une comète qui traversa la conscience collective bien au-delà du cinéma. Une star, au sens plein. Écrire sur elle n’est pas céder à la nostalgie, mais tenter de comprendre ce que la France a projeté sur ce corps, et ce que ce corps magnifié, divinisé presque, dit de la France elle-même.
Bardot hante la nébuleuse des années 1960. Corps de rêve, crinière solaire, sensualité immédiate, charisme brut : on parla un temps de la « France de Bardot » comme il y eut la France de De Gaulle. Une France qui brillait encore sur les écrans du monde, par son cinéma, sa mode, sa jeunesse. Mais cette lumière correspondait aussi à un basculement plus profond. À l’heure de la sécularisation, ce que Marcel Gauchet nomme le « désenchantement du monde », Bardot – comme d’autres figures médiatiques – devint une idole au sens strict : une figure de substitution, occupant la place laissée vacante par les saints, les rites et la métaphysique chrétienne.
Cette divinisation passa par le cinéma, art ambigu, à mi-chemin entre création et industrie, devenu un puissant vecteur de l’américanisation culturelle de la France au temps de la guerre froide. La déculturation dénoncée par Bernanos dans La France contre les robots s’opéra paradoxalement à travers des figures dites « nationales » : Bardot face à Elizabeth Taylor, Delon en miroir de Marlon Brando, Johnny Hallyday dans le sillage d’Elvis Presley. La France croyait encore se reconnaître dans ces visages, tout en intégrant, souvent à son insu, les codes d’un imaginaire importé. Bardot fut, stricto sensu, un agent culturel : par la puissance de ses charmes, mise au service du cinéma de masse, elle incarna et facilita l’acceptation de mutations profondes – morales, sociales, spirituelles – inscrites durablement dans l’inconscient collectif.
En 1956, Et Dieu… créa la femme imposa une mythologie, au sens barthésien : Saint-Tropez, la danse, le scandale, la chair offerte au regard. Bardot surgissait telle une Vénus anadyomène sous les projecteurs. Serge Gainsbourg sut dire cette beauté sans surcharge : « Elle ne posait rien d’autre qu’un peu d’essence de Guerlain dans les cheveux. » Tous les hommes en furent épris, comme d’une Hélène moderne.
Tout Bardot est mythologique. Elle fut Galatée, Vadim son Pygmalion. Elle fut surtout cette alia Venus dont parle Apulée à propos de Psyché : adorée, intouchable, souveraine et pourtant profondément seule. Elle incarna une féminité qui fascine et inquiète, tenant le masculin à distance, accordant l’amour selon des lois obscures. Comme Delon forgea le mythe du héros tragique, Bardot façonna celui de la femme libre – mais aussi celui, plus ancien, de la femme dangereuse, celle qui détourne, égare et conduit à la chute.
Ainsi, dans La Vérité de Clouzot, le jeune musicien interprété par Sami Frey succombe au charme de Dominique, figure d’une Manon Lescaut moderne, et court à sa perte. Comme Pandore, Bardot est donnée au monde avec sa beauté intacte, mais son apparition libère les forces de la passion et du malheur. La beauté appelle le désir, le désir appelle la faute, la faute appelle la sanction.
Dans Le Mépris de Godard, sous les dehors d’un cinéma d’avant-garde, la structure morale demeure étonnamment classique : s’ennuyant dans son mariage avec Paul, joué par Michel Piccoli, figure du bourgeois fatigué, elle s’en va, cheveux au vent, à bord d’une décapotable, sur les routes de Capri, avec le producteur des films de Fritz Lang, jeune et beau, passant d’un cheval à un autre, usant l’un, pour en chercher un autre, plus performant. Arrive l’accident de décapotable. Sous les apparences d’un cinéma d’avant-garde, l’ensemble demeure pourtant rattaché à une axiologie toute simple : la jeunesse, aveuglée par les passions, succombe et glisse sur la pente sablonneuse du péché. Bardot, idole païenne d’une société postchrétienne, rejoue sans le savoir les vieux récits fondateurs. Le monde n’a retenu du personnage « Bardotien » qu’une figure souhaitée de la libération sexuelle alors qu’il faut la replacer dans le mécanisme bizarre mais paradoxal de ces films qui visent à sanctifier une figure peccamineuse pour mieux la châtier.
Mais la mythologie a son envers. Derrière l’idole : la violence, l’exploitation, la solitude. Vie privée de Louis Malle en porte la trace autobiographique. Le cinéma, sous ses apparences artistiques, reste une industrie qui use, consomme et remplace. Les mémoires de Bardot disent assez ce que coûte la beauté lorsqu’elle devient marchandise. Godard ne put sauver son film que parce qu’il affichait à tout bout de champ les fesses de Bardot. On connaît tous cette scène « Mes pieds tu les trouves jolis ? Et mes genoux, tu les aimes, mes genoux ? Et mes cuisses ? […] Qu’est-ce que tu préfères mes seins ou la pointe de mes seins ? Et mes fesses, tu les trouves jolies, mes fesses ? Et mon visage, tu l’aimes mon visage ? » Godard détourne l’exigence de la production par cet « effeuillage verbal » empreint d’érotisme et habille le corps de Brigitte Bardot par l’emploi de filtres de couleurs, rouge, blanc ou bleu, en alternance. Si la scène peut être un blason cinématographique, il s’agissait surtout de faire du beurre, à partir d’un film sur l’ennui de la bourgeoisie, intellectuellement plat et surfait, avec les miches d’une actrice populaire dans la perspective que le consommateur tombât gaga d’admiration sexuelle et dans la combine du panem et circenses.
Ce que l’on commence seulement à reconnaître aujourd’hui – à la lumière d’autres destins brisés, comme celui de Björn Andrésen, l’éphèbe de Mort à Venise –, c’est que la beauté idéale avait souvent pour finalité l’attrait vorace du cinéaste pour la chair fraîche. Le mythe protège le spectateur, rarement l’idole.
Il faut se méfier des symboles : ils dissimulent souvent une ingénierie sociale. Notre société en est inondée. Le mythe Bardot masque les mutations des années 1960 : la libération sexuelle, l’érosion des cadres moraux, la transformation du désir en horizon ultime. L’espérance chrétienne se sécularise en promesse de bonheur terrestre, condensée dans la figure d’une femme idéalisée. Comme le souligne Patrick Buisson dans Décadence ; le cinéma, instrument de propagande et de déculturation, qui exploite des idoles totémiques mais creuses, aliénantes, et rétrécissant le champ artistique et spirituel d’un peuple entier ; et, enfin, l’exploitation purement économique du féminin et de la femme à une époque où le regard masculin, libéré de ses œillères permet la chosification d’un corps qui est le réceptacle de tous les fantasmes. C’est ce que l’on voit dans Comme la lune, où Roger Pouplard abandonne femme et enfant pour une jeune femme blonde, ultra-séductrice, incarnation ultime du désir et de la tentation.
Retirée du monde dès 1973, Brigitte Bardot traversa la vieillesse avec une dignité rare, semblable à ces reines tragiques d’Euripide contemplant la ruine d’un monde. Elle tourna le dos au cinéma, défendit les animaux, parla sans filtre, fidèle à elle-même. On l’aimait peut-être surtout pour cette liberté tardive.
Certaines figures antiques nous sont parvenues comme des canons de beauté : Antinoüs, Phryné. Leur image s’est inscrite dans le marbre. Bardot, mutatis mutandis, fut le canon de son temps – non dans la pierre, mais sur la pellicule, le papier glacé, les souvenirs déjà pâlissants. Entre la tentation et la leçon, la séduction et le danger, elle demeure le signe éclatant – et crépusculaire – d’une civilisation qui cherchait encore des dieux.
Nicolas Kinosky
© LA NEF, le 29 décembre 2025, exclusivité internet
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