Après la seconde guerre mondiale, alors qu’on ne peut plus écrire, dit-on, de jolis poèmes, rares sont les écrivains qui manifestent autant d’attirance pour la beauté et qui placent si haut dans leur œuvre le goût et le jugement esthétique. Dominique Fernandez en fait partie.
Le monsieur répond toujours avec constance, son humeur est douce et agréable, jamais irascible, mais piquante ; il fait siéger ensemble la délicatesse et le jugement. Fernandez a le paradoxe d’être passionné mais non passionnant. C’est un écrivain sans enthousiasme, sa plume n’a pas d’énergie, pas même de fulgurances. Discret, il évolue, comme une rivière ou comme un chat, on l’ignore. Sa vie est presque banale, sans aventures, rangée, réglée, bourgeoise ; une vie de solitaire mue par une mystique sécularisée, guidée par l’éternel instinct du beau, soumise à la frugalité : piscine tous les matins, écriture, repas simples et légers et sans alcool, concerts le soir.
Fernandez tranche, parmi sa génération, avec ces écrivains qui ont aimé les contraires, la subversion du beau et du bon, la négation du vrai, l’éloge de l’enlaidissement ; il s’est tourné spontanément vers la beauté, l’art de la volupté, les formes fugaces, les corps élancés. Il a des goûts classiques, ses amours sont réactionnaires. Il y a chez lui cet esprit ancien de l’harmonie que concevait Baudelaire dans ses vers : « là tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté » et qui faisait dire à Gide que c’était la définition même d’une œuvre d’art.
Il est bon surtout qu’un écrivain, comme lui, nous rappelle que la subjectivité d’un l’écrivain ne discrédite pas mais honore un propos et qu’un jugement personnel, tranché et partisan sur une œuvre a bien plus de valeur qu’une critique froide et objective d’un technocrate. Nos universitaires ont commis le même forfait que l’opinion commune, celle de concevoir qu’un jugement esthétique était inférieur à la démonstration technocratique et que la première n’avait, en définitive, aucune légitimité. Chacun ses goûts, les goûts et les couleurs ne discutent pas. Fernandez va à rebrousse-poil de cette doxa, tout se juge. Cela fait du bien. Quelquefois, cependant, chez Fernandez, la frontière entre le jugement la banalité est peu certaine. Il procède par évidence, réinvente les lieux communs, passe pour jugement définitif des platitudes admises, passées et repassées. Dostoïevski est magnifique, Venise splendide, Brasillach épouvantable, le capitalisme une horreur.
À défaut d’être un grand écrivain, Fernandez est un grand lecteur. Paul Morand rassembla toutes les préfaces qu’il avait écrites dans Mon Plaisir…en littérature. Fernandez excelle dans ce genre qui demande un mélange de subjectivité, de sensibilité et d’intelligence, le tout concentré sur quelques pages. C’est peut-être même ce qu’il restera de l’écrivain, et qu’il devrait rassembler sous ce titre, si j’étais lui : La Paix du goût. L’esprit de Fernandez, péremptoire, a su tout au long d’une œuvre touffue trancher sans concessions, sans compromis selon ses propres goûts et dégoûts. J’aime, je n’aime pas, pas de place pour l’indécis. Combien de fois l’ai-je entendu honnir tel écrivain, faire l’éloge d’un autre, de son style et de son combat, débusquer l’œuvre inconnue d’un écrivain oublié ou bien la perle, le portrait, l’essai de fond de tiroir de quelques auteurs connus de tous. Il me fit connaître, alors que j’étais tout jeune khâgneux, un des écrivains que j’aime le plus : « lis Morand, avec lui tu apprendras à écrire. » C’était Milady suivi de Monsieur Zéro.
Des écrivains amoureux de l’Italie, il y a Stendhal, le maître ès Italies ; Giono, le Président des Brosse, Balzac, et Fernandez lui-même qui la découvrit en 1949, pendant un voyage scolaire à Gênes. Il en tomba amoureux et décida d’y consacrer sa vie. Il vécut de Florence à Palerme, séjourna parmi la faune de Naples, connut le prestige des institutions romaine, la Rome du bas du campo dei Fiori, la Rome du haut de la mitterrandienne villa Médicis. Agrégé, docteur ès lettres, il ne se spécialisa pas dans la renaissance italienne, sujet des sujets pour les italophiles, ne devint pas non plus un dantologue mais fit connaître les auteurs vivants de sa génération qui lui étaient contemporains : Morante, Moravia, Pavese, Pasolini, écrivains d’un nouveau réalisme, à la plume vive, des sprinteurs au souffle court.
Le grand tropisme italien de Fernandez est un terrain de jeu d’âmes contraires qui s’affrontent. Toute une pulsion vivante se confronte à la désillusion et à la fatalité. La vie et la mort se livrent en Italie une bataille grandiose. L’Italie, chez Fernandez, est un pays qui ne croit en rien, doué pour l’amertume légère, manipulé par le beau, hanté par les siècles, qui se dore à un soleil invincible, toujours propice à une sainteté radieuse, joyeuse, sensuelle, faite de gâteau à la ricotta, de beignets de ris soufflés, de glace à la pistache. L’auteur témoigne de sa passion pour l’opéra, avec les castrats, Caffarelli, l’Amphyon de Naples ; les statues baroques, comme un triomphe de l’amour du beau avec Saint Sébastien de Giorgetti, celui de Puget à Gênes, l’Ange à la jambe nue et le David du Bernin.
Tout cet art italien est celui d’un ancien monde, cher à Stendhal et qui vibre encore sous la plume de notre écrivain. Fernandez est un écrivain du nord, qui a migré au sud, cherchant un sud sur une boussole mentale. L’Italie n’est qu’un sud. Il délaisse le nord, succursale touristique de l’Amérique, ce qu’il défend avec un snobisme consommé. Le Radeau de la Gorgone est une sorte de reportage sur la Sicile, sa faune et sa flore, ses peuplades espagnols, grecques et phéniciennes. Terre des malédictions et des superstitions, c’est un peuple qui ne bouge presque pas, un peuple malicieux, artificiers, qui se laisse vivre.
Ce goût de l’ailleurs passe par l’Europe, la Roumanie, mais aussi par la route baroque qu’il arpente avec son même compagnon pour La Perle et le croissant, immense récit de voyage de Naples vers Saint-Pétersbourg. Plus tard, l’Or des tropiques nous emmène jusque dans les Indes tropicales, au Brésil, au Mexique. Que diable Fernandez cherche-t-il dans l’art baroque ? Le baroque est la gloire du superflu, tout ce qui est étranger à l’auteur lui-même, attiré comme un contraire. C’est bien la question tant cet art de l’excès, de l’illusion, du masque, de la fugacité semble tellement lui être étranger lui qui avance sous sa plume de plus en plus documentaire, lente, presque poussive. La Russie est l’autre pays rêvé de l’auteur, les vastes plaines, la Russie des grands hommes, des grands physiques, des audaces bains dans le lac Baïkal, des peuplades bigarrées des frontières, des villages paumés où pointent de complexes monastères bariolés surmontés de bulbes. Transsibérien est décisif pour sentir toute sa passion pour un pays froid dont on dit qu’il est encore barbare et arriéré.
La manière dont Fernandez a d’écrire ses voyages est bien pensée : jamais de longues descriptions, faire place aux détails, laisser imaginer le tout et offrir la partie, trancher tout propos par un jugement définitif. Ferrante Ferranti, amoureux des pierres, des ruines et de la lumière, l’a accompagné dans ses itinérances, la photographie s’est jointe à la littérature comme un moyen d’éviter les écueils de la répétition, de la lourdeur et de compléter ce que la plume ne peut pas dire. Quel intense ciel plombé, quelle sensuelle lumière orange spritz se couchent dans les paysages italiens ! C’est la Sicile, Naples, Rome.
Le romancier a de quoi nous déconcerter. Alors même que les récits de voyage sont alertes, frais, toujours ponctués de piques, de remarques et d’analyses justes, les romans sont des pavés, écrits à la louche dans un style pâteux. L’ensemble est bien écrit mais sans fioriture, sobre, peu sensuel, presque neutre, sans être minimaliste, mais sans effets. On y sent l’influence de Stendhal, son grand maître mais c’est un Stendhal sans souffle sous forme de roman psychologisant. Fernandez est connu pour ses psychobiographies : l’auteur se fourre à la première personne dans la vie d’un artiste et cherche tous les files qui conduisent à sa mort, considérée comme une œuvre ultime, œuvre des œuvres, depuis son berceau jusqu’à sa vie d’adulte. Ainsi, il démêle l’empreinte de la vie et de la mort, débusque les passions clandestines, remue les zones d’ombre, s’enfonce dans l’obscurité incomprise, déverrouille la porte qui mène à la sexualité, parvient au bouclier des refoulements. En soi, Fernandez fait du roman à thèse néostendhalien dans la lignée de Paul Bourget repassé par la psychanalyse, vérifiant ainsi tous les poncifs de l’après 68. C’est d’abord, ce me semble, l’aveu de faiblesse d’une littérature d’après-guerre qui ne se peut plus rien inventer et qui romance des vies non fictives. Zweig n’a pas besoin de romancer, il écrit des biographies, des vies, des portraits, pareil pour Henry Troyat. Pourquoi donc cette instrumentalisation de la vie vécue et cet abandon de la fiction et de l’imagination ? Cette facilité qui s’est installée dans l’exercice des romans ne me dit rien qui vaille.
Cette méthode qui interroge tout par le prisme de la biographique, des inconscients et des luttes psychiques d’un artiste peut être satisfaisante dans quelques cas, comme dans Dans la main de l’ange, biographie narrée de Pasolini dans laquelle le narrateur, le cinéaste lui-même, raconte comment il a séduit, à la fin, un prostitué, et a tout fait pour que lui-même se fasse tuer par lui, comme une sorte de mise en scène, une œuvre dernière qui conclut un ensemble de paradoxes et de contradictions.
La méthode a cependant ses propres limites quand elle ne fait que psychologiser. Son roman Ramon, qui tente d’expliquer l’engagement de son père au côté de Doriot en 1940, frise le ridicule quand l’auteur donne pour raison une homosexualité refoulée, un divorce compliqué, une volonté de retrouver une famille, sans jamais aborder les idées politiques qui permettent de comprendre pourquoi des communistes sont entrés dans la collaboration, pire, ont adhéré au fascisme. Pour cela, il aurait fallu lire Simon Esptein ou encore Pascal Ory. C’est là que le bât blesse, Fernandez pratique l’art du soupçon que les écrivains aiment exercer sans jamais avoir une quelconque notion des rapports économiques et sociaux, une conscience des idées et des concepts, une dose sans rappel des idées politiques. L’écrivain s’est paradoxalement coupé du réel alors qu’il semblait vouloir le comprendre. Alors, comme il le raconte dans Aux Confins de la nouvelle-Athènes, quand des gens chipotent pour vingt euros pour faire leur course, il s’étonne, et lui vaut de faire une remarque pleine de bon sens. Oui, ça existe. Ahurissant, tout de même, d’avoir voulu disséquer l’âme et les passions étrangères en ayant toujours ignoré l’élémentaire réel !
L’autre poncif de sa création romanesque est inspiré de cette phrase de Chateaubriand : « on ne peint bien son propre cœur, qu’en l’attribuant à un autre. » Il y a une pudeur certaine à ne jamais parler de soi, de se montrer comme le centre d’une œuvre. Point d’égotisme chez Fernandez, ce qui, compte tenu de l’impasse dans laquelle la littérature s’est fourrée, est louable. Fernandez ne parle bien que de lui en enfilant un masque. Porfirio et Constance, la dame de saint Étienne, le gars d’Agrigente, qu’on trouve dans l’École du sud, sont ces parents ; le Picasso dans le Peintre abandonné est l’écrivain lui-même terrassé par une rupture amoureuse. Le roman chez Fernandez fait preuve de quelques faiblesses : il utilise une vie déjà vécue en lui faisant dire n’importe quoi ou bien grime sa propre vie sous des masques en carton.
Je pourrais même caricaturer Dominique Fernandez en disant que, selon lui, le monde se divise en deux catégories : ceux qui sont homosexuels et ceux qui le sont mais ne le savent pas ou ne veulent pas l’avouer. Brahms ? Homosexuel. Ravel ? Pareil. Schubert ? Aussi. Et même Jésus, comble de l’idéologie en tube des années 80. À partir de ce postulat, tout artiste est soupçonnable de cacher une vérité homosexuelle dans son œuvre, qu’il s’en défende ou non. Psychologisme et focalisation sociétale sont les deux mamelles, en littérature, de la pensée post-soixante-huitarde libertaire à laquelle Fernandez, sous des tropismes pourtant charmants et classiques comme la musique, la peinture, l’opéra, s’est frotté. Pire encore, ce qui faisait de lui un héritier de Pasolini en se revendiquant comme gay, donc marginal, dans une société qui condamnait l’homosexualité, fait de lui maintenant un écrivain cochant toutes les cases de la conformité attendue pour recevoir un prix, bien paraître chez l’éditeur, avoir une place dans un salon. Il s’était taillé une réputation sulfureuse, défendant face à la doxa, la condition des homos dans L’Étoile Rose, ou ceux touchés par le SIDA dans la Gloire du Paria. Les essais de Fernandez sur le sujet, le Rapt de Ganymède ou les Amants d’Apollon consacrent l’amour qui dit son nom paré des beautés, des grâces et des formes. Force est de constater que cet élan supporté par une marginalité d’artiste s’est changé en plan de carrière. Fernandez aurait voulu être un grand écrivain comme Morand, il est resté, tout compte fait, malgré tout, un écrivain de l’Etat culturel.
Nicolas Kinosky
© LA NEF le 25 mai 2022, exclusivité internet