Canonisation de Jean XXIII et Jean-Paul II à Rome

Brève histoire des canonisations

Les procès de canonisation très codifiés tels qu’on les connaît aujourd’hui sont le fruit d’une longue maturation des pratiques au sein de l’Église. Récit historique de ces évolutions et analyse des différentes étapes d’une canonisation.

L’histoire du processus de canonisation – le fait de déclarer qu’une personne est sainte, et de ce fait, se trouve au paradis, auprès de Dieu, et peut intercéder pour nous – commence avec le culte rendu à la mémoire des martyrs dès le IIe siècle en Orient et dès le IIIe siècle en Occident. Il y eut trois grandes phases dans l’histoire de ce processus.

1. Du IIe à la fin du Xe : une canonisation par vox populi approuvée par l’évêque.

Les persécutions que subissent les premiers chrétiens à partir de Néron (+ 68 ap. J.-C.) produisent de nombreux martyrs, qui sont tués en haine du Christ et de la religion nouvelle. Souvent, le martyr pousse l’héroïsme jusqu’à préférer la mort à l’apostasie, les autorités romaines se contentant souvent d’un sacrifice à la divinité de l’Empereur comme gage d’abjuration à la foi chrétienne. Les restes des martyrs sont pieusement conservés et une liturgie spécifique le jour anniversaire de leur mort se met en place dans les diocèses concernés. C’est l’évêque du lieu où sont conservées les reliques qui approuve le culte rendu au martyr concerné. On constitue ça et là les premiers martyrologes ou catalogues de martyrs. À partir du IVe siècle, on commence à rédiger les actes des martyrs. Ces textes se transmettent d’une Église à l’autre et, au IVe siècle, le culte de certains saints commence à se diffuser loin de leur communauté d’origine. Par exemple, dès 354, on vénérait à Rome des martyrs africains comme Perpétue, Félicité ou Cyprien.
Ce culte des martyrs est fondé, dès l’origine, sur deux idées principales – qui restent valables encore aujourd’hui :
– Le corps des martyrs garde quelque chose de la sainteté héroïque de ces hommes et femmes qui furent tués en haine du Christ. Il a une vertu thaumaturgique – qui opère des miracles. Cette conviction est renforcée dans certains cas par des phénomènes d’incorruptibilité et de bonne odeur dégagée par le corps du martyr. D’où le grand respect qui entoure le corps des martyrs et plus tard des saints réputés tels grâce à leur vie vertueuse héroïque, qui conduit au culte de leurs reliques.
– Les âmes des saints se trouvent déjà au Ciel auprès de Dieu où elles peuvent intercéder en faveur des vivants. C’est le concept de la « communion des saints », qui atténue la séparation entre les vivants et les morts.

Avant le IVe siècle, à l’exception de la Vierge Marie et de quelques témoins de l’âge apostolique, tous les saints sont des martyrs. Les premiers saints non martyrs apparaissent après la fin des persécutions. Ce sont les ermites du désert comme saint Antoine (+ 356), ou des évêques évangélisateurs à la réputation de thaumaturges, comme saint Martin (+ 397) en Gaule. Les persécutions que certains Pères de l’Église eurent à subir dans leurs controverses avec les hérétiques, leur vaut très tôt une réputation de sainteté et un culte après leur mort. Tel fut le cas de saint Athanase (+ 373), saint Jean Chrysostome (+ 407) et saint Augustin (+ 430). C’est à cette époque aussi qu’on commence à s’inquiéter de l’authenticité de certaines traditions, comme le prêtre Vigilantius en Aquitaine, qui, en 404, fut pris à partie par l’irascible saint Jérôme pour avoir mis en doute l’authenticité de plusieurs martyrs. D’où un besoin de contrôle du culte rendu aux saints par la hiérarchie ecclésiastique. À partir du Ve siècle, on prend l’habitude d’examiner en synode l’authenticité des actes et des vies des martyrs et des saints. C’est l’évêque métropolitain qui préside le synode qui autorise ou non le culte rendu au saint, et cela pour sa province uniquement.
La législation carolingienne entérine le principe que seul l’évêque du lieu est habilité à autoriser le culte d’un saint dans son diocèse, après examen des actes concernant cette personne. Une fois son approbation obtenue, on organise, lors d’une cérémonie solennelle, le déplacement des reliques du saint dans un lieu approprié au culte qui lui sera rendu. Jusqu’au XIIIe siècle au moins, la fête des nouveaux saints sera célébrée le jour anniversaire de leur translation solennelle et, quand la date de leur mort, leur dies natalis, est connue, on cherche à faire coïncider les deux.

2. De la fin du Xe siècle à 1625 : un rôle croissant du pape.

L’an 978 est une date importante dans l’histoire des canonisations. Cette année-là, pour la première fois, un pape intervient en tant que pasteur universel dans une procédure de canonisation pour rendre universel le culte d’un saint : il s’agit de la fête de saint Celse, fixée au 23 février. En 993 intervient la première canonisation pontificale en dehors du diocèse de Rome, valable pour l’Église universelle : celle de saint Ulrich, évêque d’Augsbourg (+ 979). Par la suite, dans le courant du XIe siècle, on prend peu à peu l’habitude de confirmer une canonisation épiscopale, lors d’un synode présidé par le pape. Peu à peu se met en place une véritable procédure d’enquête. Avant la réforme grégorienne, la plupart des translations sont effectuées par l’évêque du diocèse concerné sans que l’autorisation du pape ait été demandée. L’approbation du Saint-Siège n’est recherchée, à cette époque, que pour conférer à la canonisation locale un lustre supplémentaire. La réforme grégorienne renforce le prestige et l’autorité du pape, et par voie de conséquence son rôle dans les enquêtes préalables aux canonisations.
À partir du pontificat d’Eugène III (1145-1153), la papauté se sent assez sûre de son droit pour prononcer des canonisations en dehors d’un concile ou d’un synode, en vertu de sa seule autorité, et à partir de celui d’Alexandre III (1159-1181), il faut obligatoirement l’approbation pontificale pour autoriser le culte d’un saint (décrétale du 6 juillet 1170). La canonisation vox populi du roi de Suède Éric IX, tué dans un combat en état d’ébriété selon ses détracteurs (en 1160), fut l’événement déclencheur de la volonté du pontife romain de contrôler et d’approuver ou non les canonisations. C’est ce qu’on appelle la réserve pontificale. Elle ne s’impose que progressivement. Elle est réaffirmée au concile de Latran (1215). Innocent IV (1243-1254) justifie cette réserve pontificale par le caractère universel du culte rendu aux saints.
La procédure médiévale de canonisation, fixée vers la fin du XIIIe siècle, est composée des étapes suivantes :
1/ l’évêque demande l’ouverture d’une enquête à Rome, requête appuyée par des postulateurs ;
2/ après accord de Rome, l’enquête préliminaire est confiée à l’évêque du lieu et à une commission qui interrogent les témoins encore en vie ;
3/ les résultats de l’enquête préliminaire sont envoyés à une autre commission romaine qui rédige une synthèse et émet un avis ;
4/ la décision finale appartient à un consistoire présidé par le pape. Le culte du nouveau saint est alors autorisé et il est inscrit au catalogue des saints.

Le rôle des postulateurs est important : plus ceux-ci ont du prestige, plus ils seront écoutés du pape. Dès la fin du XIIIe siècle, les procès de canonisation tendent à devenir des affaires d’État, dans lesquelles le roi intervient personnellement comme postulateur à côté des prélats du pays pour faire aboutir les procès.
Le caractère contraignant d’une telle procédure explique la baisse considérable des canonisations dans les siècles suivants. On distingue désormais les bienheureux, réputés saints par la vox populi, et donc en attente de canonisation, et les saints officiellement inscrits au catalogue.
La nouvelle procédure pontificale de canonisation s’impose peu à peu durant la fin du Moyen-Age, plus rapidement dans l’Europe du Nord et en Allemagne que dans les pays latins. Les ordres religieux et surtout les Mendiants, se montrent peu respectueux de la procédure officielle et, dans certaines régions, ils se permettent de développer le culte de leurs saints et de leurs saintes sans demander aucune autorisation à la papauté.
Avec la Contre-Réforme, les choses vont changer. Les causes de canonisations sont confiées à la nouvelle Congrégation des rites par le pape Sixte-Quint en 1588. Il est créé à cette occasion un catalogue officiel des saints dont le culte est autorisé.

3. À partir de 1625 : la seule décision du pape.

Jusqu’à 1625, le pape est certes seul habilité à déclarer un saint et à approuver son culte valable pour l’Église universelle, mais des cultes locaux autorisés par l’évêque restent tolérés. Cette année-là, le pape Urbain VIII interdit désormais tout culte de saint qui n’a pas été approuvé explicitement par le Saint-Siège. La béatification, également réservée au pape, devient une étape formelle sur la voie de la canonisation. Elle vaut autorisation d’un culte local, tandis que la canonisation inscrit le saint au catalogue et rend son culte universel. Le premier à bénéficier d’une telle distinction est saint François de Sales (+1622), béatifié en 1661 et canonisé en 1665.
Quelle place accorder aux saints déjà considérés comme tels au long des siècles, avant la mise en place de cette procédure formelle ? On autorise le culte des saints existant antérieurement à 1534 par une procédure particulière appelée canonisation équipollente qui consiste en la reconnaissance par un simple décret du pape, d’un culte immémorial. Benoît XIV (1740-1758) codifie cette procédure qui reste rare et qui concerne surtout des saints ayant bénéficié d’une longue réputation de sainteté incontestable mais n’ayant jamais eu un procès de canonisation dans les règles – par exemple, sainte Hildegarde de Bigen (+ 1179), canonisée ainsi par Benoît XVI en 2012. Benoît XIV établit également l’exigence de deux, trois ou quatre miracles pour la béatification, puis autant pour la canonisation, selon le degré de certitude présenté par les témoignages reçus lors du procès de l’ordinaire puis du procès apostolique.
En 1930, Pie XI crée une « section historique » au sein de la Congrégation des rites et Pie XII y ajoute en 1948 un collège médical consulté pour donner un avis au sujet des miracles de guérison. Ces deux organismes traduisent le souci de définir la sainteté sur des critères scientifiques modernes.

La procédure de canonisation ne connaîtra plus d’évolution notable avant les réformes de Paul VI en 1967 et 1969. Les deux procès, l’ordinaire instruit par l’évêque, et l’apostolique instruit sous l’autorité du pape, fusionnent en un procès unique, instruit par l’évêque, agissant en tant que délégué du Saint-Siège. Rome conserve la décision de béatifier, puis de canoniser.
Jean-Paul II modifie la procédure en 1983 par la constitution Divinus pefectionis magister : désormais, cinq ans seulement après le décès du postulant suffisent pour ouvrir un procès en canonisation, au lieu de 50 ans ; un seul miracle est exigé pour la béatification, et un seul de plus pour la canonisation. Jean-Paul II est le pape ayant, et de très loin, procédé au plus grand nombre de béatifications et de canonisations sous son long pontificat : 1341 béatifications et 482 canonisations. L’augmentation considérable du nombre de martyrs depuis deux siècles en est une des causes, l’autre étant la volonté du pape de favoriser les témoignages de vies chrétiennes héroïques à une époque où les persécutions antichrétiennes se multiplient.

*   *   *

Ainsi durant deux mille ans, on assiste à un renforcement constant de la procédure de vérification de l’authenticité des vertus du candidat à la canonisation, pour éviter les canonisations abusives dues essentiellement à deux causes : d’une part, les canonisations de complaisance pour des motifs surtout politiques, comme Charlemagne canonisé par l’antipape Pascal III en 1165, pour complaire à l’empereur Frédéric Barberousse, dont il était l’obligé ; d’autre part, les canonisations abusives dues à une absence d’esprit critique. Les exemples abondent. Au XIIIe siècle, le peuple canonisa saint Guinefort pour avoir sauvé la vie du fils du seigneur de Villars-les-Dombes en tuant un serpent, et avoir perdu la sienne suite à un malentendu, tué par ce même seigneur. Le problème est que Guinefort est… un chien ! Et malgré toutes les condamnations ecclésiastiques, son culte se poursuivit jusque dans les années 1930. J’en parlais justement l’autre jour avec mon chat et nous avons conclu, lui et moi, que canoniser un chien, c’était tout à fait déraisonnable.

Bruno Massy de La Chesneraye

Pour en savoir plus :

  • – Philippe Levillain, Dictionnaire historique de la Papauté, 1994, Fayard, articles « Béatifications », « Canonisation » et « Causes de canonisation ».
  • – André Vauchez, La Sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge. D’après les procès de canonisation et les documents hagiographiques, École française de Rome, 1988.

© LA NEF n° 369 Mai 2024, mis en ligne le 30 mai 2024