Église Saint-Jacob à Međugorje, Bosnie © Gnuckx Wikimedia

Aimer la vérité, mais apprendre à fréquenter le doute

Le document publié en mai dernier par le Dicastère pour la doctrine de la foi est l’occasion pour nous de nous remettre en mémoire une ligne de crête très subtile que trace l’Église tout au long de son histoire, entre amour passionné pour la vérité et sens de la contingence des choses.

Rome faisait paraître le 17 mai dernier de nouvelles Normes procédurales pour le discernement de phénomènes surnaturels présumés (1). Le document propose une palette de six jugements possibles, par lesquels l’Église peut formuler son discernement sur les manifestations surnaturelles qu’on soumet à sa connaissance (apparitions, visions mystiques, messages, stigmates et autres). Un fait significatif de ce texte est que Rome renonce à donner aux faits extraordinaires une reconnaissance officielle et définitive (sauf rare exception) ; le Saint-Siège s’en tiendra, dans le meilleur des cas, à un simple « nihil obstat », ce qui revient à dire, selon les mots de Benoît XVI, que les fidèles « sont autorisés à y adhérer de manière prudente ». Autrement dit, « c’est une aide, qui nous est offerte, mais il n’est pas obligatoire de s’en servir » (2). Et le document d’insister : « de tels phénomènes ne deviennent pas objets de foi – c’est-à-dire que les fidèles ne sont pas obligés d’y donner leur assentiment. »

Il y a, discrètement ramassé dans cette retenue et ces conseils, tout un héritage chrétien de rapport à la vérité. En barrant la route à un régime de « certitude morale », en nous invitant donc à côtoyer une forme de doute et d’incertitude, le Dicastère se fait l’écho d’une ligne de crête très subtile que trace l’Église tout au long de son histoire, entre amour passionné pour la vérité et sens de la contingence des choses.

Amour de la vérité…

L’Église défend ardemment la cause de la vérité. Elle a été fondée par Celui qui a déclaré être la Vérité, et à sa suite, elle ne tergiverse pas quand la vérité est attaquée, dans son contenu ou dans son principe même. Elle n’a guère de scrupules à soutenir l’existence d’une vérité jusque dans des domaines d’où l’homme moderne a été tenté de l’exclure, comme celui de l’agir moral. Ainsi a-t-elle pu nous faire le cadeau d’un texte aussi prodigieux que Veritatis splendor, où nous trouvons ces lignes : « Aucun homme ne peut se dérober aux questions fondamentales : que dois-je faire ? comment discerner le bien du mal ? La réponse n’est possible que grâce à la splendeur de la vérité qui éclaire les profondeurs de l’esprit humain. » Elle y réaffirme « quelques vérités fondamentales de la doctrine catholique », l’importance de la loi naturelle, l’universalité et la validité permanente des commandements moraux, contre les tentations relativistes ou mondaines. Et Benoît XVI d’abonder dans Caritas in veritate : « Sans vérité, on aboutit à une vision empirique et sceptique de la vie, incapable de s’élever au-dessus de l’agir, car inattentive à saisir les valeurs – et parfois pas même le sens des choses – qui permettraient de la juger et de l’orienter. La fidélité à l’homme exige la fidélité à la vérité qui, seule, est la garantie de la liberté. » Ainsi, l’Église n’est pas franchement suspecte de ne pas assez chercher et aimer la vérité.

… et sens de la contingence

En même temps, elle nous éduque à une certaine mesure, et nous apprend à épurer notre rapport à la vérité de toute dérive dogmatiste. Elle préserve en effet le sens de la contingence des choses Elle accepte qu’en certains domaines, on approche la vérité plus qu’on ne la possède. Il arrive que l’homme doive suspendre son jugement, ne pas trancher, avancer dans les sables mouvants de l’incertitude, marcher à tâtons, vivre « dans un séjour tout en cherchant une demeure » (3), reconnaître la finitude de son intelligence qui se trouve bien vite débordée, et assumer l’intranquillité existentielle qui en découle. Il en va ainsi de la politique, que l’Église balise par de grands principes qui sont autant de repères stables, mais qui reste le domaine de la contingence, un espace qui, dans le concret de l’action et de la décision, ne fait pas l’objet d’une vérité toute définie, mais laisse toute sa place à la particularité des situations et au jugement prudentiel de l’homme qui, armé de sa raison naturelle, cherche le bien commun et le juste milieu.

Un double apprentissage

L’attitude corollaire est celle, double, d’une discipline de l’esprit qui doit se garder d’absolutiser ce qui n’est que relatif, et d’une vigilance pratique dans notre rapport aux autres, pour ne pas toujours vouloir les rallier à tout prix à notre avis. Un autre apprentissage en découle : faire la guerre à nos réflexes premiers qui nous inclinent à aimer l’uniformité et la conformité, pour retrouver le goût de la diversité dans ce qui relève de ces zones grises de la contingence, sans vouloir aplanir toute opinion ou gommer toute sensibilité différentes des nôtres. C’est tout le sens de la devise de La Nef : « Il y a des demeures nombreuses dans la maison de mon Père » (Jn 14, 2).

C’est aussi peut-être ce à quoi veut nous éduquer le texte de Rome sur les nouvelles Normes : nul n’est tenu d’avoir une dévotion pour tel saint ou tel lieu de pèlerinage. Apparaissent alors bien vaines ou excessives les croisades de ceux qui entreprennent par exemple de nous convaincre coûte que coûte que telle révélation mystique est authentiquement divine, ou telle apparition une imposture totale.

D’autant que, de façon plus générale, le doute, mis à sa juste place, n’annihile pas la foi, mais coexiste étroitement avec elle. Joseph Ratzinger l’exprimait ainsi : « le croyant sera toujours menacé par l’incroyance et l’incroyant sera toujours menacé par la foi […]. Il est impossible d’éluder le dilemme de la condition humaine. » (4) Mieux vaut alors apprendre à le fréquenter prudemment qu’à le fuir sous toutes ses formes.

Élisabeth Geffroy

  1. Le texte du Vatican est à retrouver ici.
  2. Benoît XVI, Exhort. ap. Verbum Domini (30 septembre 2010).
  3. Cf. Chantal Delsol, Les pierres d’angle.
  4. Joseph Ratzinger, La foi chrétienne hier et aujourd’hui.

© LA NEF n°370 Juin 2024