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Et si réfléchir s’apprenait vraiment ?

Donnons à nos enfants le temps de réfléchir. Guidons-les en respectant leurs étapes d’apprentissage et leur développement cognitif. Il est vraiment possible d’aider les enfants à construire leur réflexion, et avec elle leur rapport à eux-mêmes, leur position dans l’existence. C’est le cri d’alerte que nous lance Elisabeth Nuyts, experte en pédagogie et en psychologie.

Violence, illettrisme, non-être, dysfonctionnements cognitifs (1) et tentatives de suicide (TDS) n’ont jamais été aussi fréquents. Nos jeunes générations seraient-elles différentes de celles qui ont reconstruit notre pays après la guerre de 1940, celles à qui nous devons les « Trente Glorieuses » ? La vie n’aurait-elle plus le même sens ? Où se construit l’enfant maintenant de 2 à 18 ans, à la maison ou à l’école ? À l’école dès 2 ou 3 ans. Or à cet âge, l’être est tout en devenir. C’est donc à l’école d’apprendre à nos enfants à observer la réalité et à raisonner. C’est une de mes élèves de terminale qui m’a lancée dans mes recherches. « Vous nous dites toujours de réfléchir, mais s’il vous plait Madame apprenez-nous à réfléchir !» m’avait-elle dit. A 18 ans ! Je suis tombée des nues. Je ne savais pas que cela s’apprenait. C’est alors que j’ai commencé à chercher s’il y avait des liens entre les troubles que j’observais de plus en plus souvent sur le terrain, la psychologie, la neurophysiologie et la pédagogie officielle. Et elle avait raison : réfléchir n’est pas inné. Mais pour pouvoir le faire, il faut d’abord s’ouvrir à toutes ses perceptions conscientes, puisque le cerveau humain ne traite que ce que nos sens perçoivent, comme l’avait si bien vu Aristote.

Mais alors que viennent faire en classe des comptines de fermeture de l’être à ses perceptions conscientes, telles que Le Roi du silence ou La Vilaine petite main ? On les a conseillées aux enseignants pour réduire les chahuts et calmer les élèves. Mais ils ne savent pas qu’elles ferment l’accès à la conscience des informations sensorielles. En fait, puisqu’elles désolidarisent la parole de toutes ses perceptions – vue, ouïe, toucher, et perception de son propre corps – ces comptines bloquent le raisonnement de l’enfant sur ses seuls circuits intuitifs. Or pour acquérir son autonomie, il lui faut apprendre à faire le va-et-vient entre intuition et conscience, nécessaire à l’analyse de la réalité.

Alors comment obtenir le calme en classe et à la maison et aider nos enfants à grandir ? Ouvrons-les d’abord à leurs perceptions conscientes en leur faisant nommer tout ce qu’ils voient, touchent, entendent, et racontons-leur de jolies histoires pour qu’ils puissent les imaginer. Et puis, apprenons-leur à lire et à écrire lentement à voix haute, avec une méthode alphabétique et non pas syllabique. A lire en suivant le texte du doigt pour que leurs yeux et leur voix se concentrent sur le même mot. Car, au moment d’un apprentissage, si l’œil et la parole ne se concentrent pas sur la même chose, on ne peut pas la comprendre finement, ni la mémoriser à long terme. Cela cause souvent des TDAH, voire des dissociations psychologiques.

Il faut ensuite les aider à mûrir, à découvrir leur identité, à se percevoir acteurs responsables ou non de leurs propres actions. C’était autrefois le rôle de la grammaire. Car en français, un accord exprime toujours une identité, et dans la conjugaison il y a à la fois la signature du sujet acteur et le rapport de son action à la réalité. Or la grammaire nouvelle, mise en place très très progressivement par l’Education Nationale à partir du début des années 60, a pour seuls repères l’espace – la forme et la place des mots – tous traités par les seuls circuits intuitifs de notre cerveau, encore eux !

Regardons comment on fait maintenant identifier le sujet, le verbe et le COD à nos enfants. Le verbe est le mot qui se conjugue, le sujet le mot qui le précède et le COD celui qui le suit ! Où est le sens ? Avec cette définition du sujet et du verbe, où suis-je moi quand JE dis ce que je fais ? On comprend alors l’explosion d’un jeune garçon dépressif et dysorthographique : « Comment voulez-vous que j’aie envie de vivre, quand je ne sais même pas qui je suis !». Je lui fis alors travailler le verbe être en lui demandant de se présenter : « Je suis Jean, je suis un garçon, je ne suis pas une fille, je suis un être humain et pas une chose, je suis le fils de mes parents, le frère de ma sœur ». Je le vis peu à peu s’épanouir, heureux de se sentir être. Un autre avait réagi à cette même définition officielle incompréhensible en se fermant. Je le fis sortir de sa passivité en lui faisant raconter puis écrire ce qu’il avait fait lui avant de venir chez moi. Quand je lui fis analyser correctement sa propre phrase, il s’écria stupéfait : « Mais si le verbe c’est l’action, et si le JE c’est moi quand je dis ce que JE FAIS, mais alors J’EXISTE, JE PEUX FAIRE des choses ! » Et peu à peu il osa agir en prenant ses repères, au lieu de toujours attendre des directives.

Essayez d’appliquer cette nouvelle règle d’identification du sujet, du verbe, et du COD en fonction de leur place à la phrase suivante : Généralement, je porte l’hiver des vêtements très chauds. Qu’est-ce que c’est que je porte ? Est-ce l’hiver, ou les vêtements chauds ? Y a-t-il du sens dans cette règle ?

S’ils n’ont pas appris à analyser le sens de leurs phrases, nos jeunes risquent fort de conserver le langage intuitif de leur petite enfance. Ne sachant pas alors consciemment qui ils sont, ce qu’ils font, ni pourquoi ils le font, comment pourront-ils s’organiser et prendre leurs décisions en fonction de la réalité, voire même se dominer, se contrôler ? Pourquoi s’étonner alors que certains ne puissent résister à la tentation du « je vois/je veux » ? J’ai pu notamment aider un jeune adolescent qui volait pour pouvoir se droguer. Il était venu me voir pour des problèmes d’orthographe. Il ne savait pas que je connaissais son histoire. Très vite dès qu’il put comprendre ce qu’il lisait, il arrêta de se droguer. Puis un jour, au bout de six mois de travail sur l’écoute, la mémoire du texte lu, l’expression écrite personnelle et la grammaire en vécu, il s’écria stupéfait et heureux : « Merci, vous m’avez fait le plus beau cadeau que j’aie jamais reçu. Vous m’avez appris à lire, écrire et raisonner. Maintenant, je ne suis plus celui que j’étais. Et ce cadeau, je vais à mon tour le donner à mes amis. »

Ne croyez pas que je vous aie donné là des exceptions. Demandez à vos jeunes en difficulté comment ils repèrent le verbe, le sujet et le COD dans une phrase lue, comment ils expliquent la terminaison des mots, et comment ils réfléchissent dans leur tête. Vous verrez que beaucoup ne se parlent pas ou presque pas, puisqu’on le leur a déconseillé sous prétexte que la petite voix que l’on entend dans sa tête serait un indice de folie ! Leur raisonnement est le plus souvent intuitif ou mécanique. Alors pour peu qu’ils aient vécu des expériences perturbantes, ils vont réagir de façon plus ou moins dangereuse pour eux ou pour les autres, au lieu de réfléchir.

Pour avoir la paix en classe, à la récréation, dans la rue, et le sourire dans nos foyers, suffirait-il de remettre l’autorité en place ? N’est-il pas dangereux d’imposer l’obéissance à quelqu’un à qui l’on n’a pas appris à raisonner personnellement ? Dans un apprentissage, il faut toujours d’abord aller chercher le sens d’une règle. C’est vital pour notre autonomie, voire pour notre liberté. Vous verrez comme les enfants sont heureux quand ils comprennent ce qu’on leur enseigne. Ils redressent la tête, sourient, vous posent des questions fines et découvrent le plaisir de se percevoir eux différents les uns des autres et du monde, mais en lien avec eux, et responsables de leurs propres actions. Enlevons les étiquettes de « nul », « paresseux », « handicapé » qu’on leur colle dès qu’ils ne peuvent pas intégrer à plus ou moins long terme une règle sans l’avoir d’abord comprise. Si nous voulons qu’ils sachent réfléchir personnellement et mener leur barque de façon intelligente, donnons-leur le plaisir de comprendre, le sens de l’analyse, et le rapport à la réalité dans tous les domaines essentiels à leur autonomie psychologique, intellectuelle et même spirituelle. Et donnons-leur le temps de réfléchir.

Elisabeth Nuyts
Prix Enseignement et Liberté 2002

[1] Dysfonctionnements cognitifs : dyslexie, dysorthographie, dysgraphie, dyscalculie, dyspraxie et TDAH (troubles de l’attention et hyperactivité)

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Site d’Elisabeth Nuyts : savoir-apprendre.info

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