Philippe de Villiers sur le plateau de CNEWS (capture d'écran)

« Un monde post-historique » : entretien avec Philippe de Villiers

Dans son nouvel essai, Mémoricide, Philippe de Villiers dresse un constat sévère de l’état de la France, mais son propos, nourri par une culture et un amour de la France, n’est pas sans espérance en la pérennité de la France éternelle. Entretien.

La Nef – Qu’entendez-vous par « mémoricide », et en quoi la France en est-elle victime ?

Philippe de Villiers – Le mémoricide est à une nation ce que le génocide est à un peuple. C’est l’ablation de la mémoire commune, quand toute une nation tente de survivre, avec une mémoire atrophiée, quand on laisse en friche la mémoire vivante du dépôt millénaire, quand tout un peuple succombe à la mémoire pénitentielle, quand on nous invite à pratiquer matin, midi et soir, l’amnésie de nos grandeurs et l’hypermnésie de nos lâchetés. Pire, c’est quand tout un peuple porte une mémoire invertie, c’est-à-dire quand on vit à l’envers ce que nos pères ont vécu, quand on accepte l’inversion des repères, des filiations, des voisinages et des idéaux.

Par quoi se manifeste aujourd’hui le « processus révolutionnaire » dont vous dites qu’il ne s’est jamais arrêté ?

Nous avons basculé dans un état social qui correspond à cette inversion. Nous sommes entrés dans un monde post-historique. Un monde de l’inconsistance où le temps long s’efface derrière le caprice fugitif de l’illimitation marchande. Un monde où on tente de greffer une mémoire sur une autre. Un monde de la trans-mémoire. C’est la grande dépossession d’un peuple, l’expatriation mémorielle. Au nom des droits de l’homme, devenus les droits de l’homme de sable de la société liquide, on a amputé toute une population de l’acquis le plus précieux des vieux peuples, le droit à la continuité historique, le droit d’aller chercher dans les siècles passés les mélodies manquantes.

Le « roman national » a été inventé comme « un saint chrême laïc », écrivez-vous : pouvez-vous nous expliquer cela ? Et qu’est devenu aujourd’hui ce « roman national » ? Est-il important de le défendre ?

La Révolution française s’accompagne d’une folle prétention : inventer un homme nouveau. Après la révolution paulinienne, on tenta ainsi une nouvelle régénération. La Révolution n’a pas fait naître un nouveau régime, elle a fait naître une nouvelle religion. Mais très vite, la France a ressenti un manque : le manque du saint chrême comme ciment onctueux, c’est-à-dire comme fédérateur. L’idéologie des droits de l’homme ne suffisait plus à étancher la soif des mémoires en manque, des âmes appelantes et suppliantes. La défaite de Sedan fut l’occasion pour les historiens républicains, dans leur prostration même, de chercher de nouvelles huiles laïques. Le nouveau saint chrême fut le Roman national, c’est-à-dire un récit légendé. Ce récit légendé est mort en Mai 1968, avec le fameux graffiti : « Cours, camarade, le Vieux Monde est derrière toi. » Il ne s’agit plus aujourd’hui de défendre le Roman national puisqu’il est mort, mais de le réinventer. Non plus en disant aux jeunes gens : « Regarde la France comme elle est puissante » ; mais : « Regarde la France comme elle est belle ».

Vous vous arrêtez avec gravité aux problèmes de démographie et d’immigration que connaît la France : ces deux problèmes ne sont-ils pas liés ? Comment résoudre la question de l’immigration sans s’attaquer également à notre chute démographique ?

Quand un peuple choisit de sous-traiter sa reproduction et sa survie aux populations immigrées, quand il n’a plus la force ou la volonté de se reproduire et de reprogrammer la vie, cela veut dire qu’il accepte de sortir de l’Histoire. Nous y voilà. Les élites mondialisées ont organisé un chassé-croisé : la stérilisation contre l’immigration invasive. Avec un véritable changement de peuplement, la France devient le laboratoire planétaire du paradis diversitaire. Pierre Chaunu me glissa un jour à l’oreille : « Pourquoi donc l’enfant est-il la ligne de flottaison de l’espoir d’une société ? Parce que, lorsqu’il n’y a plus assez de transmetteurs, la transmission se perd elle-même. » Dans trente ans, le peuple historique français sera minoritaire. Et n’oublions pas la phrase des islamistes : « L’enfantement, c’est le djihad des femmes. »

La politique familiale a un impact réel sur la démographie, mais vraisemblablement insuffisant pour atteindre à nouveau le seuil de renouvellement des générations, le problème étant d’abord dans les mentalités : que peut-on faire face à un tel problème ?

Il faut oser crier à tue-tête que la société sans la famille n’est plus que dissociété. Il n’y a pas de société sans filiation. Et la filiation passe par la cellule de base qui n’est pas un contrat mais une institution protectrice de l’enfant. L’impératif catégorique de la survie, c’est l’enfant. Et le seul vecteur de protection d’une nouvelle naissance, c’est-à-dire d’une renaissance, c’est la famille, au sens hétérosexuel. On ne peut pas continuer à vivre avec une société sans pères. Et on ne peut pas continuer à faire mine de croire qu’il y a diverses sortes de familles. Et que le choix familial est un self-service.

Vous fustigez sévèrement notre Europe sans frontières : l’Union européenne est-elle encore réformable et, si oui, comment ?

J’ai dit et je redis : « Le Mur de Maastricht va tomber. » Nous nous approchons de ce moment. L’Union européenne est une idée d’outre-Atlantique. Elle venait de Monnet et Schuman qui étaient les hommes de Washington. Ils imaginaient une communauté transatlantique en ignorant le politique et en passant par l’économie. L’idée des pères fondateurs relève d’une sémantique américaine. L’idée d’une commission non-élue comme exécutif est typiquement américaine. L’idée de se débarrasser des nations européennes au nom d’une souveraineté européenne fantasmatique est une folie. L’idée d’une super-nation sans frontières, qu’on appelle d’ailleurs un « espace sans-frontières », est une utopie mortifère.

Nous ne sommes plus en démocratie, écrivez-vous. Comment est-on passé d’une démocratie à une oligarchie ?

L’Assemblée nationale est une instance de transposition des directives et de la jurisprudence européenne. Nous avons perdu les quatre instruments régaliens : la justice, la loi, la monnaie, la sécurité, c’est-à-dire les frontières. Nous sommes gouvernés par un aréopage de commissaires, de banquiers centraux et de juges supranationaux. À quoi s’ajoute la populophobie de nos élites redevenues censitaires. Paris ne gouverne plus. Paris transpose.

Vous avez toujours été un « paria », dites-vous : comment vit-on en paria et qu’en avez-vous tiré, pour vous-même et pour votre combat politique ?

J’ai pratiqué dans ma vie trois devises. La première est de Richelieu : « Il faut gagner la rive comme les rameurs, en lui tournant le dos. » La deuxième devise est encore de Richelieu : « Ceux qui sont dans le ministère de l’État ou qui éclairent le chemin d’une lampe-tempête à la main s’obligent à imiter les astres qui, nonobstant les aboiements des chiens, ne laissent pas de les éclairer. » Et ma troisième devise, je l’ai forgée à l’âge de dix-huit ans : « Une société se sauve non pas par des mises en garde mais par des réalisations qu’on accroche à contre-pente. » La vie de paria est une oblation. C’est une ascèse.

Quel bilan tirez-vous de toutes vos années de combat ? Votre combat métapolitique (l’exceptionnelle réussite du Puy du Fou notamment) ne montre-t-il pas que le combat culturel est au moins aussi important et peut-être plus que le combat politique au sens électoral ?

Il faut les deux. L’un ne va pas sans l’autre. Un bon politique est un semeur. Mais les semailles ne valent rien s’il n’y a pas un bon terreau. Les combattants métapolitiques sont des fabricants de terreau. Tout est dans Le Dialogue des Carmélites, quand la jeune sœur Blanche de La Force interpelle la mère supérieure : – Mais, ma mère, c’est nous qui tenons la Règle. – Non, ma fille, c’est la Règle qui nous tient.
Le politique a pour mission de protéger le bon terreau. Et le culturel a pour mission de détecter et d’élever de bons semeurs. Aujourd’hui, on manque des deux. Mon livre est un appel à la nouvelle génération, un appel aux nouveaux fabricants de terreaux et aux nouveaux semeurs.

Un dernier mot, comment voyez-vous l’avenir de la France entre wokisme et islamisme ?

Le wokisme et l’islamisme s’entraident. Le partage du travail est admirable. Le wokisme décivilise et l’islamisme recivilise. Le wokisme décolonise et l’islamisme recolonise. Le wokisme fait de la déculturation pour que l’islamisme puisse faire, à son tour, de l’acculturation. Tout cela ne durera qu’un temps. Comme en Iran avec les mollahs, l’Islamistan anéantira le Wokistan le jour venu. Mais tout est dans la démographie. Il y aura bientôt côte à côte les familles qui font des enfants, sous l’influence d’une urgence spirituelle. Peut-être alors redécouvriront-elles la France, et seront-elle tentées d’aller la chercher là où elle existe encore, dans les quelques hauts lieux culturels et spirituels de la mémoire vivante du dépôt millénaire.

Propos recueillis par Christophe Geffroy

  • Philippe de Villiers, Mémoricide, Fayard, 2024, 384 pages, 21,90 €.

© LA NEF n° 375 Décembre 2024