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Comprendre la crise entre l’Algérie et la France

La crise diplomatique entre la France et l’Algérie est imputée à la France à cause de la reconnaissance par le président Macron, le 29 juillet 2024, de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental. En réalité, jamais un président français n’a eu autant à cœur de réconcilier la France avec l’Algérie, ni n’a fait montre d’autant de bonne volonté envers ce pays : sa volte-face apparente vers le Maroc, conforme à la politique française sur ce dossier envers le Royaume, n’est que le résultat de la fermeture d’Alger. On a oublié un peu rapidement à Paris que l’Algérie a été balayée en 2019 et 2020 par le tsunami du Hirak, et que le régime militaire a vacillé sur ses fondements. La France, accusée d’avoir fomenté cette révolte populaire, a été d’emblée le bouc émissaire idéal, avant que les autorités d’Alger ne parviennent non sans mal à contenir la colère populaire, notamment grâce au COVID.

La répression s’est durcie

Depuis, rien n’a vraiment bougé, et les autorités algériennes – c’est-à-dire le haut commandement militaire – sont obsédées par le contrôle de l’opinion algérienne et de ses opposants et dissidents : ceux d’Algérie sont obligés de se taire ou sont en prison (environ 200 selon les associations des droits de l’homme), car la répression des libertés publiques et d’expression s’est beaucoup durcie, tandis que ceux qui sont en France continuent de s’exprimer, notamment sur les blogs et les réseaux sociaux. Alger tente par tous les moyens de les faire taire ou de les museler, quitte à les menacer (rôle des aboyeurs numériques), à les enlever (comme cet homme retrouvé aux Pays-Bas ou cet autre retrouvé en Espagne), ou à demander à Paris leur extradition. La France ne se prête pas à ce petit jeu, et garde sur son sol ses réfugiés politiques, les opposants au régime d’Alger (notamment le MAK, Mouvement pour l’Autonomie de la Kabylie, qui rend fou Alger), et sanctuarise les libertés publiques. C’est pour cela que monte la pression algérienne sur la France, que Boualem Sansal a été enlevé, et qu’Alger lance des diatribes contre le président français, ses ministres et ses conseillers dès qu’elle en a l’occasion.
Là réside la véritable cause de la brouille franco-algérienne, qui n’a jamais connu d’équivalent depuis 1962. Le régime algérien s’intéresse à la France pour des raisons importantes de son point de vue (les visas, l’accord migratoire de 1968, le contrôle d’une partie de l’islam de France, ses vingt-deux consulats pour suivre et surveiller sa diaspora…), mais elle a appris à se passer de la France pour l’essentiel : elle traite des grandes affaires avec la Chine (grands contrats d’équipement), la Russie (armement et géopolitique), les États-Unis (à qui elle vient d’acheter des centaines de missiles, alors que c’est Trump qui a le premier reconnu la souveraineté marocaine sur le Sahara en 2020), l’Allemagne et l’Italie (vente de gaz, commerce et importations), mais aussi la Turquie, l’Arabie Séoudite et l’Iran.

La France est devenue un partenaire de second rang

La France est devenue un partenaire de second rang pour Alger et il n’est pas exclu qu’une partie de l’état-major, formée à Moscou ou dans des pays tiers, n’ait que faire de la France et de son héritage culturel et mémoriel. Certains veulent en finir une fois pour toutes avec Paris, et se contrefichent de l’héritage mémoriel, qui embarrasse bien davantage Alger qu’il ne lui est cher. Alger a écrit sa propre histoire glorieuse et martyrologique de la « révolution », et se fiche de la vérité scientifique et historique comme d’une guigne – ce qui n’est certes pas le cas de beaucoup d’Algériens, soucieux de connaître leur passé, mais qui sont soumis à la propagande du régime et doivent se taire.
La France, culpabilisée et meurtrie, est dans des dispositions d’esprit qu’utilise Alger à ses dépens, mais la réciproque n’est pas vraie. Reste la diaspora. C’est le boulet avec lequel Alger est obligée de composer, car des millions de Franco-Algériens sont l’héritage de l’histoire et de la politique migratoire très généreuse de la France, qui a accueilli des millions d’Algériens depuis l’indépendance. Vu d’Alger, cette diaspora et un atout mais aussi un danger pour la stabilité de l’État, et ce qui a été dit pour Sansal est reproductible pour tant d’autres…
La France est donc obligée de subir les humeurs d’Alger, de répondre coup pour coup à ses menaces et intimidations. Elle n’a plus l’initiative de la relation, et est tenue d’attendre qu’Alger veuille bien reprendre des relations normales. Rien ne dit que la chose se déroulera ainsi. Paris peut certes unilatéralement reconstruire une relation normale en mettant fin au privilège diplomatique et migratoire algérien hérité de De Gaulle ; mais tout dépendra, notamment pour Sansal, de la bonne volonté et des intérêts des maîtres d’Alger.

Pierre Vermeren

Pierre Vermeren est notamment l’auteur d’une Histoire de l’Algérie contemporaine, de la Régence d’Alger au Hirak, Nouveau Monde Éditions, 2022, rééd. poche 2024, 396 pages, 10,90 €.

© La Nef n° 380 Mai 2025