Début du raisonnement : l’extrême droite tue. Il faut lutter contre l’extrême droite. L’extrême droite nous menace. D’ailleurs, l’extrême droite a encore sévi : et Charlie Kirk est mort. Cause – fait – conséquence. L’extrême droite a répandu son venin de haine, elle a empoisonné par ricochet ou par contamination l’esprit d’un jeune antifa, celui-ci s’est fait un devoir de tuer l’une des incarnations majeures du danger fasciste – un jeune père de famille nuisible, car un peu trop porté sur les mots et le débat d’idées. « Un flic, une balle, Justice sociale ». Ici : « un fasciste, une balle ». Simple, logique, létal.
Suite du raisonnement : une fois cette trame des faits bien en tête, il convient de rappeler les idées que défendait Charlie Kirk, protestant évangélique très attaché à sa foi et conservateur, soutien de Donald Trump. On ne saurait vraiment analyser son meurtre sans savoir ce qu’il disait sur l’immigration, sur l’avortement, sur le climat, sur le Covid, sur le wokisme, sur la famille, sur la foi chrétienne. Car un doute nous titille et s’installe : au fond… ne l’aurait-il pas cherché ? N’aurait-il pas récolté ce qu’il a semé ? Alors, Charlie Kirk, responsable mais pas coupable ? Et puis, n’est-ce pas une voix fasciste réduite au silence, qui ne viendra plus troubler la discussion civique ?
La morale est si simple que La Fontaine n’aurait pas eu besoin d’un lion, d’un rat ou d’une grenouille pour nous la faire entendre : que l’extrême-droite soit d’un côté ou de l’autre du fusil, c’est toujours de sa faute, c’est toujours elle qui appuie sur la gâchette. Cela nécessite parfois d’ajouter une ligne ou deux au raisonnement, mais on finit toujours par y arriver. Le premier tort est toujours le sien. Et cela rend le monde tellement plus simple, tellement plus lisible – et tellement plus confortable. Cela permet aussi à une certaine presse, le lendemain même de la mort de Charlie Kirk, de ne pas s’appesantir sur le drame, de ne pas verser une larme, mais de titrer d’emblée sur le danger de récupération par l’extrême droite ou le pouvoir trumpiste. Ces circonvolutions, ces milles petites façons de scruter les idées du mort, ces petites phrases de désapprobation morale qu’ils n’arrivent pas à retenir, ces rappels indignés qui doivent sortir à tout prix, tous ces moments médiatiques passés à revenir sur ses propos pour « contextualiser » – en fait adoucir ou relativiser l’ampleur de la tragédie et de l’inacceptable : comment ne pas les comparer à l’attitude de toute la droite, digne et unanimement affligée, après la mort des membres de Charlie Hebdo qui étaient pour elle de cruels adversaires politiques ?
Un beau récit, mais à quel prix ?
Mais ce beau récit ne tient qu’au prix de certains dommages collatéraux. Le premier est de ne pas rechigner devant quelques torsions faites à la réalité. Les fake news semblent moins déranger certains esprits quand elles salissent une figure « d’extrême droite ». La journaliste du Monde Ivanne Trippenbach a ainsi pu énoncer un mensonge éhonté sur France Inter (Charlie Kirk aurait proclamé l’infériorité intellectuelle des femmes noires), être confondue en direct par un autre invité (un universitaire de centre-gauche américain présent dans le studio précise qu’en réalité Charlie Kirk mettait simplement en doute les compétences individuelles des personnes ayant été promues grâce aux mesures de discrimination positive), et continuer tranquillement sa phrase, secourue par un présentateur plus pressé d’interrompre le contradicteur importun que l’affabulatrice.
Les exemples de semblables boniments se sont multipliés dans les médias, peut-être même ont-ils été plus nombreux que les exposés honnêtes des propos de Charlie Kirk. C’est toujours la même logique à l’œuvre : la fin justifie les moyens. Le combat contre le fascisme justifie que la rigueur intellectuelle et le scrupule face à la vérité soient passés par pertes et profits. Les égards dus à un mort ne suffisent pas à réveiller un peu de conscience morale – ou simplement professionnelle. Car la fin poursuivie (la lutte contre toute forme d’oppression et d’inégalité) est tellement vertueuse qu’elle peut légitimement tout emporter sur son passage. Hélas ! C’est ignorer les dangers d’une vertu sans Dieu, d’une vertu mesure de toutes choses, sûre d’elle-même, affranchie de toute loi divine ou naturelle, intransigeante et dure, qui ne rend compte à personne d’autre qu’à elle-même.
Ceux qui justifient la violence, ceux qui pardonnent
Un autre dommage collatéral est la cohérence de la pensée. Il y a une contradiction profonde dans les postures de ceux qui d’une part n’ont cessé de comparer le premier conservateur venu à Hitler, d’autre part se prétendent horrifiés par le recours à la violence armée. Ce que Pierre Valentin a très bien résumé : « On ne peut pas fasciser la droite, nazifier le patriotisme, extrême-droitiser le conservatisme, et en même temps déplorer la violence. Si Trump est “littéralement Hitler”, alors il faut tirer. On a tous rêvé d’aller tuer Hitler, pourquoi ne pas le faire ? » (1) Comment ne pas voir que fasciser en permanence son adversaire politique nourrit la violence à son encontre et justifie a priori de le faire taire par tous les moyens ?
Pour d’autres, la violence a définitivement sa place en politique : un tiers des étudiants américains jugent désormais la violence « parfois justifiable » pour entraver certains discours – pourcentage bien plus élevé chez les jeunes les plus à gauche. En France, un sondage a montré qu’une majorité d’électeurs de LFI légitimait les émeutes de juin 2023. Toute une part de la gauche est en train de basculer, de passer des bras de Voltaire (ou plutôt de la formule qu’on lui a attribuée : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire ») à ceux de Saint-Just : « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ». La logique révolutionnaire, logique sanguinaire, toujours elle. Et c’est la droite qui n’arrive pas à se défaire de l’héritage de Hitler et de Pétain ?
Face à eux, une veuve endeuillée qui prononce les mots du Christ en Croix et qui dit de l’assassin de son mari : « Je lui pardonne. Parce qu’on ne répond pas à la haine par la haine, mais par l’amour ». Est-ce bien là le danger qui menace nos démocraties ?
Élisabeth Geffroy
(1) Émission « C ce soir » (France 5) du 11 sept. 2025.
© La Nef n° 384 Octobre 2025