Les dernières élections en Pologne ont mis en lumière la déchristianisation en cours, ainsi que les clivages autour du rôle social de l’Église.
Les 18 mai et 1er juin derniers ont eu lieu les élections présidentielles en Pologne, qui ont vu la victoire sur le fil du conservateur souverainiste Karol Nawrocki face au libéral progressiste Rafal Trzaskowski. Il est de coutume, dans le débat politique polonais, de dramatiser à outrance les enjeux des scrutins présidentiels : en 2015, il s’agissait pour le PIS (Droit et Justice – conservateurs) d’éviter la dissolution de la « Pologne éternelle » dans le magma européiste occidental ; en 2020, pour son rival le KO (Coalition citoyenne – libéraux), d’empêcher l’installation définitive d’un autoritarisme supposé au pouvoir. Après l’alternance politique des élections parlementaires de 2023, les récentes élections présidentielles apparaissaient plus justement comme un scrutin décisif pour l’avenir du pays, mais aussi pour celui de l’Église catholique. Vu d’Europe de l’Ouest, on a souvent l’impression que la Pologne est toujours un solide bastion catholique, mais qu’en est-il vraiment ? Peut-il y avoir une inflexion ou une confirmation des grandes tendances qui affectent le catholicisme polonais ?
L’Église puissante mais en net recul
Les récentes études (1) montrent que l’érosion de l’assise populaire de l’Église en Pologne s’accélère. Après une première baisse de la pratique religieuse dans les années 1990, les taux de pratique dominicale se sont stabilisés pendant près de 20 ans autour de 35 à 40 % de la population totale. Le covid 19 apparaît comme une rupture, puisqu’on passe d’environ 37 % de pratiquants en 2019 à 29 % en 2023 ; si la surmortalité chez les personnes âgées, traditionnellement plus pratiquantes, et l’habitude prise de suivre la messe à la télévision expliquent en partie cette baisse, cet épisode épidémique ne peut en être tenu à lui seul responsable. La situation est plus diversifiée pour la réception des sacrements : si près de 90 % des enfants de moins de 1 an sont toujours baptisés dans l’Église en 2023 (94 % en 2014), on note une nette baisse des mariages religieux (meilleur indicateur pour évaluer la profondeur de l’attachement à la foi et à l’Église), de 70 % à 53 % sur la même période.
Ces chiffres semblent montrer sans appel une déchristianisation de la société, mais potentiellement aussi une modification du rapport au religieux : d’une foi sociale et identitaire, vécue comme une tradition familiale et nationale, on irait davantage vers une foi spirituelle, davantage choisie et s’appropriant mieux le message du Christ et de son Église. Ce phénomène ne se produit pas partout avec la même acuité : on retrouve la division entre les villes (19 % de pratique) et les campagnes (51 %), ainsi que les frontières fantômes de la Pologne. Ainsi, on observe un gradient de pratique entre les diocèses de l’ancienne Galicie autrichienne (40 à 60 % de pratiquants), la Pologne anciennement russe du centre et de l’Est (30 à 40 %), les anciens territoires prussiens puis allemands de l’Ouest de la Pologne (20 à 30 %).
Plus alarmant est le décrochage de la pratique, voire de la foi d’une partie notable des jeunes. Ainsi, si plus de 95 % des plus de 65 ans se déclarent croyants, on observe une forte montée de l’athéisme dans les générations nées au XXIe siècle (de 20 % à un peu plus de 30 % sur la dernière décennie). Ce nombre est corroboré par une sorte d’apostasie à demi avouée qui transparaît dans le dernier recensement, dans lequel « seuls » 71 % des Polonais s’identifient comme catholiques, alors que près de 20 % (pourtant sans doute baptisés) refusent de répondre. Cette tendance peut s’expliquer sans doute par la politisation des questions sociétales, ce que la dernière présidentielle a encore bien fait apparaître.
L’avortement au cœur du scrutin
Le premier tour a encore confirmé la nette polarisation du paysage politique polonais : les candidats des partis de la coalition gouvernementale anti-PIS ont récolté près de 45 % des suffrages (31 % pour le seul libéral Trzaskowski) alors que le bloc souverainiste conservateur en a rassemblé 51 % (plus de 29 % pour le seul conservateur Nawrocki). Au second tour, les résultats ont été plus serrés que jamais, mais les reports de voix du premier tour laissaient déjà entrevoir une possible victoire sur le fil de Nawrocki (50.9 %), empêchant les libéraux de se saisir de l’ensemble des leviers du pouvoir. Si la polarisation de la société polonaise s’est vue dans les urnes, elle s’est manifestée encore davantage par le ton, assez violent, de la campagne, et l’ampleur des débats sociétaux qui l’ont assez nettement dominée.
Par-dessus tout, c’est la question de la libéralisation de l’avortement qui a régulièrement enflammé l’opinion publique, sujet sur lequel l’Église polonaise pèse de tout son poids pour protéger la vie des enfants depuis leur conception. L’accès à l’avortement est en effet très restreint en Pologne depuis le compromis de 1993 : il n’était autorisé qu’en cas de danger pour la vie de la mère (délit subi, viol ou inceste), ou de maladie lourde et incurable de l’enfant à naître. Depuis l’arrêt du Tribunal constitutionnel polonais du 22 octobre 2020, les juges conservateurs ont réinterprété la constitution polonaise dans un sens plus restrictif encore, en supprimant la dernière exception. Cette décision a provoqué des manifestations monstres et des flambées d’actes anticléricaux à travers la Pologne. Il n’est pas impossible que cette décision soit en partie responsable du décrochage partiel de la pratique religieuse après 2019, notamment chez les jeunes et les femmes.
La prégnance de cette question chez ces dernières pourrait expliquer que près de 54 % d’entre elles aient voté pour le candidat libéral au second tour de la présidentielle. Traszkowski en effet et les candidats de gauche se déclaraient en faveur de la légalisation de l’avortement à la demande, au moins jusqu’à la douzième semaine de grossesse ; le candidat de centre-droit Holownia, personnellement opposé à sa libéralisation, proposait un référendum sur le sujet. Nawrocki était de son côté le seul candidat à militer pour un maintien de la législation en l’état, tout en semblant ouvert à un retour partiel au compromis de 1993 (autorisation de l’avortement pour certains handicaps lourds). Mentzen, le libertarien, troisième homme du premier tour, et Braun, la surprise traditionaliste de ce scrutin (quatrième au total), préconisaient une suppression de l’avortement en cas de viol. L’engagement de l’Église pour la vie à naître, et son militantisme en faveur des candidats conservateurs et souverainistes, la placent certes au cœur des débats politiques mais l’exposent fortement à la critique sinon aux attaques.
Perspectives et défis de l’Église
Dans ce contexte, comment l’Église catholique peut-elle continuer à s’adresser à une large part de la société polonaise sans se renier ? Comment peut-elle faire entendre sa vision anthropologique, sa compréhension de la dignité humaine dès les premiers instants de la conception, sans se couper d’une part sans doute croissante des jeunes générations ? À travers ce dilemme, on peut voir un certain parallèle avec la situation de l’Église catholique dans notre pays, durant les années 1960 : une Église encore forte numériquement, imprégnant assez fortement les sphères sociale et culturelle, mais en perte de vitesse et peinant à répondre aux défis qui l’assaillent. L’Église de Pologne peut encore compter sur de nombreux prêtres (plus de 23 000), mais les effectifs baissent depuis quelques années et le nombre de séminaristes a été divisé par deux entre 2018 et 2023 pour atteindre un peu plus de 1000. La solution passera sans doute par un saut qualitatif dans la foi personnelle des fidèles : son approfondissement, une meilleure formation apologétique pour être des témoins authentiques de la foi en Jésus, afin de pouvoir mener à terme une lente et patiente reconquête spirituelle de la société, comme on semble le constater depuis peu en France. De même, l’épiscopat polonais aura pour tâche de trouver une ligne de crête pour rendre audible un discours qui devient de plus en plus à contre-courant des mentalités actuelles, sans jamais rogner le message du Christ. D’ici là, l’érosion du nombre de fidèles semble inéluctable, mais on peut parier que l’identification très forte de l’identité polonaise à la foi catholique devrait prémunir l’Église en Pologne contre une chute similaire à celle de l’Église en France.
Witold Griot
(1) Nous nous fondons pour le présent article sur trois études : le rapport annuel de l’Institut des statistiques de l’Église catholique (ISSK) polonaise pour 2023, et deux études d’opinion publiées par l’institut de sondage CBOS en date de 2021 et 2024, et, d’une manière moindre, sur les résultats du recensement de 2021.
Witold Griot est ancien auditeur de l’École normale supérieure, agrégé et docteur en histoire contemporaine, enseignant au lycée.
© La Nef n° 382 Juillet-Août 2025
La Nef Journal catholique indépendant