Les derniers papes ont manifesté à l’égard du peuple juif une amitié certaine en vue d’une réconciliation profonde, mais ne considèrent pas l’État d’Israël comme représentant le peuple juif, et encore moins le judaïsme en général. Explication.
«Un char a frappé directement l’église. L’armée israélienne dit que c’est par erreur, mais nous n’en sommes pas sûrs », déclarait récemment le patriarche latin de Jérusalem, Pierbattista Pizzaballa. « On peut se demander si Israël en veut aux communautés chrétiennes », ajoutait Mgr Gollnisch, de l’Œuvre d’Orient, mettant ce drame en série avec des attaques israéliennes contre Taybeh, l’unique village palestinien chrétien de Cisjordanie (Vatican News, Le Monde, 17 juillet 2025). Le pape Léon XIV lui-même, qui a inauguré son pontificat en reprenant huit fois la salutation pascale du Christ, « La paix soit avec vous », avait évoqué en particulier Gaza dès l’Angélus du 11 mai 2025, et vient demander qu’y cesse « la barbarie de la guerre » (Angélus, 20 juillet 2025).
Que des prélats aimés, réputés pour leur modération, en viennent à de telles déclarations a certes de quoi désoler ceux qui, dans l’Église, se veulent amis d’Israël, au nombre desquels se range volontiers l’auteur de ces lignes. Cependant, force est de constater que la conduite d’Israël depuis l’attaque sauvage du Hamas, non seulement dans la bande de Gaza, mais aussi dans tous les territoires, non seulement vis-à-vis des Arabes musulmans, mais aussi vis-à-vis des Arabes chrétiens, marque un moment particulier dans la relation entre les catholiques et l’État d’Israël. On voudrait ici en rappeler un certain contexte, en évoquant plusieurs traits significatifs des quatre derniers pontificats.
L’action des derniers papes
Au départ, à l’orée du troisième millénaire, il y eut le pèlerinage historique de saint Jean-Paul II. Ce fut une grande œuvre de réconciliation. Le pape, mystique et poète, assumait pleinement la mission prophétique décrite par Isaïe : « Consolez, consolez mon peuple » (Is 40,1). Les images d’une affection profonde furent nombreuses – on retient en particulier les pleurs et l’étreinte avec la vieille dame qu’il avait sauvée à sa sortie des camps de la mort, et qu’il retrouva pour la première fois au mémorial de Yad Vashem. Pour pouvoir faire ce pèlerinage, Jean-Paul II avait personnellement accéléré toutes les négociations diplomatiques entre le Saint-Siège et Israël, souhaitant une reconnaissance réciproque en gage de confiance. Ce fut le fameux « Accord fondamental » de 1993, qui laissait en suspens des questions essentielles à la (sur)vie de nombreuses communautés chrétiennes en Israël (dont la mienne) – toujours pas réglées plus de trente ans après : droits de propriété, exonérations fiscales, etc. Officiellement entré en vigueur en mars 1994, il n’a d’ailleurs pas été ratifié par la Knesset.
Jean-Paul II était conscient du risque qu’il prenait. Sachant que les États n’ont pas de sentiments, mais seulement des intérêts à défendre, il voyait dans la reconnaissance de l’État d’Israël un gage d’amitié envers le peuple juif, capable de promouvoir une réconciliation profonde. La réalité politique le rattrapa d’ailleurs, lorsqu’il constata, en recevant les évêques de Terre sainte en décembre 2001, que « deux extrémismes différents » étaient « en train de défigurer le visage de la Terre sainte » : d’une part, l’islamisme politique ; d’autre part, ce qu’on a appris aujourd’hui à nommer de son nom : le « sionisme religieux », doctrine précise liée, côté chrétien, à l’hérésie du dispensationnalisme.
L’élection de Benoît XVI, fut bien reçue en Israël, en dépit des caricatures odieuses du « pape nazi » que ses ennemis – à l’intérieur ou à l’extérieur de l’Église – firent circuler. Les rabbins les mieux formés savaient bien que Joseph Ratzinger, en raison de son intérêt pour l’eschatologie, avait été le premier théologien catholique à proposer une interprétation positive du refus juif rabbinique de croire en Jésus : il le voyait comme un rappel de la transcendance du Dieu unique, de sa fidélité à ses promesses, et surtout comme un appel lancé aux disciples de Jésus à une plus grande fidélité envers Celui qui est venu non pas abolir, mais accomplir toute l’économie de l’Alliance. Benoît XVI fit lui aussi son pèlerinage en Terre sainte, trouvant des gestes de fraternité et de réconciliation, quoique moins spectaculaires que ceux de Jean-Paul II. Il ne se faisait pas d’illusions sur la situation au Proche-Orient, si celui-ci continuait d’être entre les mains de dirigeants aux idéologies pseudo-religieuses, plaçant le culte de la force ou du territoire au-dessus de la dignité des personnes humaines. Dans sa rencontre avec les musulmans, les chrétiens et les Juifs, il proposa à tous que le premier acte véritablement religieux qu’ils pussent poser, en tant qu’êtres humains créés à l’image de Dieu, fût de faire usage de leur… raison, pour parvenir à des solutions raisonnables, sachant ménager l’absolu et le relatif – en Terre sainte comme ailleurs dans le monde.
Quant au pape François, on le savait ami des Juifs et des musulmans, désireux d’une fraternité la plus large possible. C’est accompagné de dignitaires juifs et musulmans argentins, amis de longue date, qu’il effectua son propre pèlerinage. Retrouvant un sens de la pédagogie théâtrale qui était celui de Jean-Paul II, il offrit à l’opinion publique internationale un diptyque très symbolique : d’une part, des gestes chaleureux devant le Kotel (Mur occidental), à Jérusalem ; d’autre part, une halte improvisée devant le grand mur de séparation en béton construit par Israël entre Jérusalem et Bethléem. Il s’approcha pour toucher, et prier devant ce mur, manifestant ainsi la position catholique en Terre sainte, une position à la fois spirituelle, dogmatique et politique, entièrement déterminée par l’enseignement du Christ dans les Évangiles : le salut vient des Juifs, et nous les aimons comme des frères aînés dans l’Alliance ; le vrai Temple, c’est le Christ ; et toute décision politique doit être au service du bien de la personne humaine, image de son Créateur – ce que l’on fait au plus petit, c’est à Lui qu’on le fait. Depuis la grande offensive israélienne contre Gaza, jusqu’au dernier jour de sa vie, le pape François s’entretint chaque soir avec le curé de la petite communauté catholique, récemment attaquée par l’armée israélienne…
Que peut-on tirer de ces brefs rappels ?
La papauté ne suit pas de doctrine spécifique dans ses relations avec Israël, contrairement à ses relations avec l’islam – qui suivent une ligne claire, la fameuse doctrine Tauran, du nom du brillant et pieux cardinal français, qui a inspiré les actes de Jean-Paul II et de ses successeurs vis-à-vis des musulmans, nonobstant les polémiques superficielles dans lesquelles les catholiques ont aimé parfois opposer les uns aux autres sur le sujet.
S’agissant d’Israël, qui n’est pas une religion, c’est plutôt dans les pratiques qu’il faut chercher des constantes. Par exemple, tout en continuant de mener un dialogue officiel avec le grand rabbinat d’Israël – conférant d’ailleurs à cette institution un prestige bien supérieur à son image détériorée dans le monde juif israélien –, Rome n’a jamais cessé d’entretenir un dialogue plus discret et informel avec les mouvements messianiques qui reconnaissent Jésus de Nazareth comme le véritable Messie, sans pour autant vouloir devenir chrétiens, et souvent persécutés par le judaïsme officiel. Dans ses usages diplomatiques également, le Vatican considère l’ambassadeur d’Israël comme représentant d’un État – non du peuple juif ni, encore moins, du judaïsme en général. Et si une délégation religieuse accompagne ce diplomate, ses membres doivent être citoyens israéliens.
Pour le Saint-Siège, spécialement après la catastrophe de la Shoah, le peuple juif a droit à un État-nation comme tous les peuples. Et c’est au nom du même principe que le peuple palestinien a également droit à son propre État. Pour autant, l’État d’Israël ne s’identifie ni à l’ensemble des Juifs, ni au judaïsme en général, et encore moins à l’« Israël » biblique, qui relève du mystérion – même s’il entretient assurément des relations qu’on peut dire par analogie sacramentales avec ces entités. C’est avant tout un État-nation, un foyer sûr pour les Juifs, et non la réalisation en cours d’une prophétie de retour. Cette prophétie est plus qu’accomplie, transfigurée dans le mystère du Christ, YHWH incarné.
Bref, il ne saurait être question, pour les catholiques, de soutenir le changement de paradigme actuellement en cours chez de nombreux Juifs en Israël, pour qui l’État lui-même et sa destinée auraient une valeur messianique, la terre serait un absolu, et le temple de pierre devrait être reconstruit – au point de tenir des discours littéralement (même si inconsciemment) anti-christiques, faisant de ce temple ou de l’existence d’un « Grand Israël » fantasmé une condition sine qua non de la paix dans le monde. Identifier cette idolâtrie (dénoncée en son temps par Yeshayahou Leibowitz – farouchement antichrétien, mais ami du père Dubois) et aider ceux des Juifs qui y résistent me semblent un service fraternel urgent des catholiques envers leurs amis juifs.
Fr. Olivier-Thomas Venard, op
Collaborateur à La Nef depuis sa création, Fr. Olivier-Thomas Venard, dominicain, est membre du couvent Saint-Étienne et de l’École biblique et archéologique française de Jérusalem depuis près de 25 ans. Il y dirige le programme La Bible en ses traditions (Bibleart.com) et vient de publier son témoignage d’homme et de théologien en Terre sainte depuis un quart de siècle dans un essai remarqué :
- Il nous reste la foi (Grasset, 2025, cf. La Nef n°382 de juillet-août 2025, p. 38).
© La Nef n° 383 Septembre 2025
La Nef Journal catholique indépendant