Du blasphème à l’Épiphanie

Corpus Christi en 2001. Piss Christ, cet été en Avignon. Le spectacle de Romeo Castellucci sur le concept du visage de Dieu, récemment. Aujourd’hui Golgotha Picnic : le Christ se roule dans la matière fécale, tandis que de la plaie de son côté sortent des billets de banque. Le Crucifié est traité de « chien de pyromane », de « messie du sida »… Ces polémiques, mettant aux prises la création contemporaine subventionnée, et la figure du Christ bafoué, se multiplient et font la pâture des journaux.
Imaginez que vous remplaciez le visage de Jésus par la représentation d’un être cher, vous mesureriez le traumatisme que représente la vision de ces scènes profanatoires qui souillent la face de Celui en qui nous mettons notre amour. Ces blasphèmes sont une offense aux plus « petits », une violence gratuite qui leur est imposée. A nos propres péchés qui défigurent le visage de Jésus, s’ajoutent ici la moquerie et la dérision. Les mêmes caricatures faites sur la symbolique juive ou sur Mahomet auraient provoqué un tollé compréhensible. Certains ne s’étonnent guère de cette « discrimination positive » et à géométrie variable.

Ces agressions ne datent pas d’aujourd’hui. Elles ont commencé il y a 2000 ans sur la colline du Golgotha. Plus que toute autre religion, le christianisme a été vulnérable en ces représentations, à la différence de l’islam où il n’y a pas de portrait du prophète, ou du judaïsme qui interdit la figuration de Dieu. Dans la religion de l’Incarnation que nous professons, Dieu épouse la fragilité humaine, et le Christ insulté a pris le risque d’exposer son visage à ces provocateurs. Parce qu’il est « iconophile », le christianisme ne peut donc pas se dispenser d’endurer les agressions concernant les images de Jésus, figure centrale de notre foi dans laquelle se synthétise le message chrétien.
Ces créations artistiques, pour lesquelles on accorde souvent une attention médiatique surdimensionnée, si l’on prend en compte la médiocrité du spectacle (et qui misent sur le goût du scandale), interrogent la conscience morale des artistes. La dérision religieuse systématique met en péril le vivre ensemble. Toute liberté ne se définit-elle pas comme emportant en elle-même la liberté de l’autre, et donc du respect de sa conscience ?
Certains s’étonnent des réactions des catholiques, taxés « d’ultra-conservateurs » ; comme si à la limite, on voulait interdire aux chrétiens offensés, d’user de la même liberté d’expression pour se défendre, que celle dont ont bénéficié les artistes pour créer et exposer leurs œuvres, à renfort de subventions publiques, en oubliant au passage le principe de la sacro-sainte tolérance.

L’histoire de l’art témoigne que la dérision ouvre la porte, dans l’inconscient collectif, au mépris et à la ségrégation, voire à la persécution. S’en prendre au symbolisme sacré, c’est offenser notre identité la plus profonde et engendrer en retour la violence.
Le Christ nous enseigne à répondre à cette violence, non pas par la violence, mais par la proclamation de la vérité et par le pardon. L’Eglise respecte la liberté d’expression, qui est garantie et encadrée par la loi (1). Elle n’a pas à organiser la chasse aux blasphémateurs, et à en découdre avec les provocateurs. Néanmoins, elle se doit d’exprimer publiquement sa réprobation face au lynchage dont la figure du Christ fait l’objet. Elle doit user du droit légitime de se défendre que lui reconnaît la loi, quand on porte atteinte à la liberté de croire (2). Ce droit de protestation est un devoir moral en particulier vis-à-vis de ceux qui ont pu être blessés et choqués. Ce droit fait même partie des conditions d’exercice d’un authentique dialogue de l’Eglise avec la culture contemporaine.

Certains invoquent pieusement que la prière est la réponse la plus pertinente face à l’offense et à l’opprobre qui maintiennent encore le Christ en agonie. L’auto-censure ne serait-elle pas le meilleur parti pour éviter la surenchère médiatique et paradoxalement, de faire de la pub à nos détracteurs ? Cependant, le silence de la Croix n’est pas le seul « lieu théologique » qui justifierait notre abstention, face à l’invective et à la profanation. En effet, le silence de la Passion s’efface au matin de Pâques devant la joie de l’attestation. Pierre, Paul et Barnabé eurent le courage, au cœur de l’épreuve qui devait les conduire à la mort, d’ouvrir la bouche pour défendre le Christ, malgré les représailles. Cette confession de foi relève du même registre que l’expérience artistique. Elle expose une vérité qui nous rejoint au plus intime, et qui nous dépasse car elle nous excède.

Entre le mutisme inhibé et la réplique doloriste ou agressive, l’Eglise doit articuler une parole critique par rapport à l’intolérance de ceux qui se moquent, et une parole prophétique en regard des attentes spirituelles d’une société où la consommation tient lieu d’espérance et d’exutoire, et qui prétend se passer de transcendance. Le Souffrant de l’Evangile que l’on ne finit pas de martyriser, interroge nos contemporains, et quelque part son visage tuméfié et limpide nous fascine, jusque dans la profanation de son exposition.

« Dans le visage se manifeste le cosmos tout entier », disait le peintre russe Jawlewski, qui témoignait que le sentiment religieux passait par le visage humain. L’œuvre profanatoire qui s’en prend au visage du Christ n’est-elle pas aussi un cri de révolte qui retentit comme un appel ? Il professe une quête déçue ou désemparée, celle de l’artiste lorsqu’il a perdu ou oublié sa vocation « sacerdotale », c’est-à-dire sa mission de médiation, de révélateur de l’Invisible, chargé de transfigurer la forme et la matière, en direction de la Lumière (3). Si l’art n’est plus « épiphanique », « iconique », c’est-à-dire s’il ne fait plus advenir l’indicible, s’il ne nous introduit plus dans le mystère, s’il n’est plus eschatologique pour nous parler d’un monde nouveau, il se réduit alors à la subjectivité de l’artiste torturé par ses vides intérieurs (4). Il est voué à la trivialité, à la désespérance, à la transgression. Il engendre la culture de mort. En définitive, il déshumanise.

Ces injures faites au sacré soulignent que le statut de l’art est en train de changer. Depuis Platon, on a été bercé par l’idée que le Vrai, le Beau et le Bien se donnaient la main (5). La mission de l’artiste était de faire voir le Beau et le Bien. L’esthétique était portée par une exigence interne d’ordre éthique. L’œuvre d’art devait instruire et plaire.
A partir des Romantiques, il n’y a plus d’adéquation entre la beauté et l’œuvre d’art. Courbet, Baudelaire exposent l’horreur comme « la beauté de l’ange déchu ». On se trouve alors dans un contexte anti-clérical et de libre pensée, où la France devient la capitale mondiale de la caricature religieuse, qui mêle la parodie, le sexe, la scatologie, la violence et parfois l’animalité.

N’arrive-t-on pas aujourd’hui à une autre étape, celle du primat de la subjectivité où la liberté aveugle de création se veut absolue, et devient le prétexte à la déconstruction de l’être et du réel (promotion du virtuel) ? En effet, même si depuis l’époque des Lumières, le rapport entre la culture et le christianisme est devenu polémique, notre société qui hérite de ce contentieux (de type quasi œdipien) ne cherche-t-elle pas à renier l’origine, à refuser ses racines ?
Non seulement les symboles et les rites religieux sont utilisés aujourd’hui comme des réservoirs de signes à disposition des graphistes et des publicitaires, pour vendre des produits, raconter des histoires, interroger ses angoisses… (6) et donc récupérés par la marchandisation comme capital symbolique (alors que notre société laïque prétend s’abstraire du religieux), mais encore ils font l’objet d’une subversion iconoclaste qui relève du déni de Dieu. Ils cristallisent cette « apostasie silencieuse » dont parlait justement Jean-Paul II.
Un des enjeux majeurs de la nouvelle évangélisation de la culture sera précisément de promouvoir positivement l’avènement d’un art « épiphanique », et de soutenir des artistes conscients de leur mission prophétique.
Mgr Dominique Rey
Evêque de Fréjus-Toulon

(1) Comme le rappelle la déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 : « La liberté consiste à pouvoir faire ce qui ne nuit pas à autrui »… (article 4). La loi républicaine punit l’incitation à la haine et à la violence en raison de la religion et la diffamation contre un groupe religieux, et le code de Droit canonique dénonce le blasphème contre une insulte faite contre Dieu. Il la considère comme une injustice et un péché grave (canon 1369).
(2) Lors de la sortie du film La dernière tentation du Christ, Josef Ratzinger déclarait : « le respect de la conscience des hommes, des hommes religieux et du sacré est aussi une des conditions de la liberté… Ce n’est pas une atteinte à la liberté de l’art que de parler du respect nécessaire du sacré » (interview TSR).
(3) « Et si l’aide des artistes nous manquait, le ministère deviendrait balbutiant et incertain et aurait besoin de faire un effort, dirions-nous, de devenir lui-même artistique, ou mieux de devenir prophétique. Pour s’élever à la force d’expression lyrique de la beauté intuitive, il aurait besoin de faire coïncider le sacerdoce avec l’art » (Paul VI, Insegnamenti II, 1964).
« L’art est par nature une sorte d’appel au Mystère. Même lorsqu’il scrute les plus obscures profondeurs de l’âme ou les plus bouleversants aspects du mal, l’artiste se fait en quelque sorte la voix de l’attente universelle d’une rédemption » (Jean-Paul II, lettre aux artistes).
(4) « Mais trop souvent, la beauté qui est publicisée est illusoire et mensongère, superficielle et éblouissante jusqu’à l’étourdissement, et, au lieu de faire sortir les hommes d’eux-mêmes, et de les ouvrir à des horizons de véritable liberté, en les attirant vers le haut, elle les emprisonne en eux-mêmes et les rend encore plus esclaves, privés d’espérance et de joie. Il s’agit d’une beauté séduisante mais hypocrite, qui réveille le désir, la volonté de pouvoir, de possession, de domination sur l’autre, et qui se transforme, bien vite, en son contraire, assumant les visages de l’obscénité, de la transgression ou de la provocation pour elle-même ». (discours de Benoît XVI aux artistes).
(5) « La beauté est la dernière parole que l’intellect pensant peut oser prononcer, car celle-ci ne fait que couronner, comme une auréole de splendeur insaisissable, le double astre du vrai et du bien, et leur relation indissoluble » (H.U. v. Balthasar – Gloire, une esthétique théologique).
(6) Da Vinci Code de Dan Brown en 2005, ou encore le détournement de la Cène en 1997, destinés à vendre la Golf Volkswagen, ce qui provoqua l’ire du cardinal Lustiger.