Entre négationnisme et repentance

L’un des paramètres essentiels et indispensables de survie du totalitarisme est l’appropriation du passé. Le premier à l’avoir montré est le génial Orwell qui n’est jamais allé en URSS, il lui a suffi de côtoyer en Espagne les apparatchiks soviétiques pour faire cette constatation. Appropriation telle que dans le monde de 1984 il fallait remettre au facteur le quotidien de la veille pour recevoir celui du jour (disant le contraire de ce qui était dans l’exemplaire restitué).
Or, quatre générations successives ont été en ex-URSS objet d’une anti-sélection fanatique menée selon des critères, d’une part de caste (paysannerie, noblesse, clergé, marchands), de l’autre en fonction de l’évaluation du potentiel de résistance des individus annihilés. Ceux qui ont échappé à ce génocide bolchevique (les statistiques montrent que Lénine et Staline ont fait bien mieux que les nazis) ont vécu immergés du matin au soir, du jardin d’enfants à l’Académie des sciences, dans le lavage de cerveaux prodigué par « le Ministère de la vérité » (toujours Orwell).
« L’homo sovieticus », génialement autopsié par Alexandre Zinoviev dans Les hauteurs béantes, a mis les dix années qui ont précédé la perestroïka à se défaire pour être remplacé par « l’homme postsoviétique », mélange de nostalgie du « socialisme réel » brejnevien et de survie effrénée. Je ne parle pas de l’intelligentsia et, plus encore, de l’intelligentsia orthodoxe (bien que s’est récemment développé le phénomène « de l’orthodoxie stalinienne » faisant du camarade Staline un dévot secret, sauveur de l’Empire, candidat à une rapide canonisation).

L’édition est aujourd’hui entièrement libre, les réseaux sociaux abondent et il existe de nombreux sites et publications d’une grande clairvoyance et d’un niveau intellectuel enviable. La vie privée existe à nouveau.
Comment sera célébré le centenaire du putsch bolchevique (la « Grande Révolution Socialiste d’Octobre ») ?
D’abord dans un contexte de non décommunisation persistante : le mausolée de Lénine – jouxtant, immense blasphème, la cathédrale Basile le Bienheureux et les basiliques du Kremlin – est bien là, son entretien est financé par l’administration présidentielle, avec en retrait la sépulture de Staline régulièrement fleurie par les « vétérans ».
Même le haut clergé se montre plus que timoré à prendre position en ce qui concerne le devenir de « l’empaillé », comme les touristes français désignaient le locataire du mausolée. Début janvier un prélat très écouté déclarait que l’Église ne peut, certes, cautionner l’exposition au public d’un corps humain momifié mais, la paix sociale n’ayant pas de prix, l’Église ne pouvait que s’en remettre au Kremlin, à lui de définir les délais dans lesquels l’évacuation de Lénine serait envisageable.

Les symboles et les mots ayant une action forte sur notre conscient-inconscient, il suffit de consulter les plans de quelque localité que ce soit, de Moscou aux chefs-lieux de canton, pour voir que la toponymie reste profondément contaminée par le panthéon communiste. Omniprésence de places et de rues Lénine, Sverdlov (bourreau de la famille impériale), Rosalie Zalkind, commissaire de la Tcheka ayant de sa main massacré en Crimée des milliers de victimes, sans parler des noms glorifiant les stakhanovistes ou Pavlik Morozov, dont la renommée est due à ce que cet ado de 12 ans avait dénoncé son papa, fusillé séance tenante. Une grande partie de la mythologie soviétique est considérée comme intégrée au patrimoine national ; il arrive au jeune ministre de la Culture d’intervenir en personne à seule fin de défendre telle ou telle sornette.
Tout ceci coexiste avec un esprit de lucre et une soif d’enrichissement sans bornes avec maintenant des écarts de revenus de 1 à 12, sinon plus. Et se conjugue curieusement avec un taux de popularité du pouvoir de l’ordre de 85 %, nonobstant la paupérisation des deux dernières années.
Quel est le discours tenu par les dirigeants russes en ces mois de préparatifs à la commémoration du centenaire du putsch bolchevique ? Il est, en deux mots, lénifiant et fumeux. Pardonnez et oubliez sans oublier… Tout ce qui se dit commence par le « oui mais… » : injustices et cruautés, certes, mais industrialisation et victoire en 1945 ; nombre de « camps pour spécialistes » où étaient déportés d’innocents chercheurs, mais Gagarine et leadership dans l’espace ; niveau de vie médiocre, mais instruction et santé gratuites ; etc. Ce sont des appels pour que le centenaire se passe sous le signe de la réconciliation, pour que les plaies laissées par le totalitarisme communiste dans les esprits, dans la vie de tous les jours cessent d’être ressenties comme telles.

Simultanément un mouvement de repentance collective est apparu : l’association « Dernière adresse » qui met en place sur les immeubles où habitaient des fusillés leurs patronymes avec un « cierge de mémoire », tandis qu’est prévue une lecture publique pendant toute une journée des noms des disparus dans les camps.
Même ce qui reste de par le monde d’associations de descendants de « Russes blancs » sont invitées au « verre de l’amitié » projeté pour le 7 novembre prochain un peu partout en Russie. Heureusement, leurs représentants, même quand ils entrent partiellement dans ce jeu, rejettent la notion de « réconciliation ».
Au début de la perestroïka on parlait de « période de transition ». Je dirai qu’en réalité cette période de transition a commencé le 5 mars 1953, date du rappel de Staline en enfer et, qu’avec des hauts et des bas, elle perdure jusqu’à aujourd’hui. En allant inéluctablement vers le mieux.

Nikita Krivochéine*

*Modérateur du site « Parlons d’orthodoxie » : http://www.egliserusse.eu/blogdiscussion/

LA NEF n°290 Mars 2017