Alexandra Slaby connaît bien l’Irlande à laquelle elle vient de consacrer un beau livre. Elle nous parle de l’histoire de ce pays singulier et de la situation actuelle de l’Irlande.
La Nef – Le statut de l’Irlande dans l’histoire de l’Europe n’est-il pas unique ? Un pays aussi longtemps occupé et persécuté, comment l’expliquer dans un espace de civilisation comme l’Europe ?
Alexandra Slaby – Oui. La destinée de l’Irlande suit un cours singulier en Europe depuis que le pape anglais Adrien IV autorisa en 1155 le roi Henri II Plantagenêt à conquérir l’Irlande. Le règne des Tudor et la Réforme allaient camper durablement colons protestants contre colonisés catholiques. Plusieurs vagues d’exode et la Grande Famine privent la nation de ses éléments les plus fortunés et entreprenants et donneront à la démographie irlandaise une évolution unique en Europe : sa population est aujourd’hui inférieure de 30 % à ce qu’elle était en 1841. Indépendante en 1922, l’Irlande poursuit une destinée superlative : la nation la plus catholique d’Europe, la plus pauvre aussi. Pour la longue histoire, je renvoie les lecteurs à l’œuvre magistrale de Pierre Joannon, Histoire de l’Irlande et des Irlandais. Avance rapide au tournant du XXIe siècle : croissance la plus forte, crise économique, politique et morale la plus violente. Donc oui, une destinée unique, faite de souffrance, mais qui a inspiré une littérature et une musique exceptionnelles.
L’histoire de l’Irlande semble montrer qu’il n’y avait que la manière forte pour obtenir l’indépendance, les Anglais ne cédant pas à pas que contraints et repoussant toujours la promesse du Home Rule : puisque nous fêtons le centenaire du soulèvement de Pâques 1916, quel regard portez-vous sur l’action des Irlandais qui voulaient libérer leur pays, une méthode non violente aurait-elle pu aboutir ?
C’est la question que politiques et historiens ne cessent de se reposer depuis. Tout un courant portait la cause d’une culture anglo-irlandaise commune, œcuménique et d’une indépendance législative – le Home Rule. Avant Pâques 1916, la majorité de la population s’en serait contentée. Mais la résistance des protestants d’Ulster et la crainte que ne vacille la flamme nationaliste au moment où 150 000 volontaires irlandais s’engagent sous les drapeaux britanniques ont raison de la confiance placée dans le nationalisme constitutionnel modéré. Lorsque sont formées l’Ulster Volunteer Force (UVF) en 1913 contre le Home Rule, puis l’Irish Volunteer Force, c’est la course aux armes. Celui qui incarne le mieux le basculement dans les esprits est Patrick Pearse qui abandonne tout espoir dans le Home Rule à la formation de l’UVF. C’est lui qui lit la Proclamation de la république devant la Grand Poste de Dublin le lundi de Pâques 1916. Lorsque les premiers coups de feu sont tirés une heure après, personne ne comprend ce qui se passe. Mais la répression disproportionnée des forces britanniques galvanise la population. Tout espoir dans la résolution pacifique et constitutionnelle de la question irlandaise semble alors vain. Le parti parlementaire irlandais est rayé de la carte électorale en 1918 et laisse place au Sinn Féin qui promet de faire de l’Irlande une république indépendante. Il a une branche armée, l’IRB que l’on appelle bientôt l’IRA. S’ensuivent la guerre d’indépendance (1919-21), le traité de partition (1922) et la guerre civile (1922-23). Le consensus est actuellement de reconnaître que sans la lutte armée, l’Irlande n’aurait pas atteint le degré d’indépendance qu’elle a obtenu en 1922 avant de devenir une république en 1949 ; elle serait restée une province du Royaume-Uni.
En quoi cette occupation a-t-elle façonné la mentalité irlandaise et quel lien avec leur catholicisme très affirmé ?
Sous le régime des lois pénales votées à partir de 1691, le clergé catholique fut expulsé mais les messes continuèrent d’être célébrées clandestinement sur des autels improvisés en plein air (les Mass rocks). Age d’or du Collège des Irlandais de Paris où les jeunes vont se former à la prêtrise. Les catholiques sont dépossédés de leur terre ; ils ne peuvent plus hériter. La cause de l’Église catholique et celle de la propriété terrienne se lient alors. Pour autant, l’Église ne cautionne pas le nationalisme violent ; elle excommunie les membres de l’Irish Republican Brotherhood, société secrète à l’origine du soulèvement de Pâques 1916. Mais lorsque Londres menace d’imposer la conscription, sa position change et elle encourage la résistance passive. À l’indépendance, une collaboration étroite se noue avec l’État. Les gouvernements successifs sont prompts à afficher leur orthodoxie catholique et à aligner leurs politiques sur la doctrine sociale de l’Église. C’est l’âge d’or de l’ascendant de l’Église sur la population. Pour apercevoir son versant lumineux, il faut lire les Impressions de Dublin de G.K. Chesterton. Mais depuis la nuit des temps, la hiérarchie affiche une distance vis-à-vis du Vatican ; les problèmes d’indiscipline et de désobéissance ont des origines anciennes. C’est le versant sombre qui a permis que tant de crimes sexuels soient perpétrés sans être rapportés aux autorités, avant que le cardinal Ratzinger ne prenne des mesures au début des années 2000.
La très forte croissance que l’Irlande a connue jusqu’à la crise de 2008 a rapidement transformé le pays, permettant une hausse importante du niveau de vie moyen, mais ce brutal bouleversement au regard de l’histoire longue ne lui a-t-il pas quelque peu fait « perdre son âme » ?
Oui et non. Il est indéniable que physiquement, l’Irlande a beaucoup changé pendant les années du Tigre Celtique. Dublin s’est ornée de constructions rutilantes – l’aéroport, le nouveau quartier des docks. Humainement aussi, la ville a changé de visage. Lors de ma première année à Dublin en 1997-1998, je n’ai pas croisé une seule personne de couleur… Entre 2005 et 2007, le nombre d’immigrés double pour atteindre 150 000 ! L’Irlande devient multiculturelle. La population polonaise est multipliée par 4 entre 2004 et 2006, et le polonais devient la deuxième langue la plus parlée en Irlande, avant le gaélique ! Certes, la sécularisation a avancé pendant la prospérité, mais est devenue moins militante par la suite. Et l’expérience sur place montre que les Irlandais ont conservé nombre de leurs attachements – à la famille, à leur histoire et à leur identité nationale.
L’Irlande, réputée avec la Pologne l’un des pays les plus catholiques d’Europe, a été meurtrie par les affaires de prêtres pédophiles : où en est le catholicisme irlandais aujourd’hui ?
C’est effectivement toute l’institution qui a été discréditée par les actes d’une poignée de clercs. Sa voix ne porte plus guère et la pratique a chuté de moitié. La sécularisation s’est accélérée, notamment dans le domaine de l’éducation. Mais s’ils affichent une distance vis-à-vis du dogme, les Irlandais portent toujours le catholicisme comme marqueur identitaire. Il reste aussi un fond de spiritualité qui fait venir les Irlandais en nombre aux neuvaines, processions et pèlerinages. Si cette soif spirituelle est accompagnée par l’Église, la crise produira des fruits nouveaux – un catholicisme irlandais plus restreint mais réapproprié et recentré.
Une pression énorme pèse sur l’Irlande pour qu’elle légalise l’avortement : maintenant que le « mariage » homosexuel a été instauré en 2015, l’avortement pourrait-il être adopté par référendum prochainement ?
En 1983 et 1992, les Irlandais rejetèrent par référendum l’amendement constitutionnel visant à autoriser l’avortement. Celui-ci n’est autorisé que si la vie de la mère est menacée. Aujourd’hui, la question est reposée et un sondage récent montre que 2/3 de la population souhaite un nouveau référendum. L’adoption du mariage gay y est pour quelque chose, de même que l’affaire en 2012 du décès en couches d’une femme qu’un avortement aurait prétendument sauvée. Les deux grands partis sont réservés, mais le Sinn Féin et le Labour militent en faveur d’un assouplissement de la loi. À cet égard, le nuancier qui ressortira des tentatives actuelles de former un gouvernement sera décisif.
Un mot sur l’avenir de l’Irlande dans son ensemble tel que vous le voyez ?
La poursuite de la reprise économique à un rythme plus bas, des investissements accrus dans les services publics pour tenter de résoudre les problèmes chroniques de logement et de santé publique, et de manière générale une stabilisation de tous les balanciers : économique, politique, religieux… C’est la perspective toute récente de la renaissance du Fianna Fáil après son expérience de mort imminente en 2011 qui me montre ce scénario. C’est le parti qui colle le plus, historiquement, à l’identité irlandaise. De l’eau a coulé sous les ponts depuis les affaires de corruption et le rôle qu’il joua dans la crise. Aujourd’hui, un Fianna Fáil plus humble et plus à l’écoute des autres partis et des indépendants porteurs de griefs très réels et pressants pourrait reprendre la barre et accomplir enfin la vieille promesse du parti de « remettre à flot tous les bateaux ».
Propos recueillis par Christophe Geffroy
Alexandra Slaby, Histoire de l’Irlande de 1912 à nos jours, Tallandier, 2016, 464 pages, 23,90 €. L’histoire contemporaine de l’Irlande est complexe, parcourue de fortes injustices et de nombreuses violences, c’est donc un défi à relever que de publier une telle histoire. C’est peu dire qu’Alexandra Slaby s’en sort bien, son livre est tout simplement remarquable par sa clarté, le recul qu’elle prend avec un souci d’objectivité pourtant peu évident dans un contexte aussi passionné. Une référence. – C.G.
© LA NEF n°280 Avril 2016