Guillaume Cuchet est professeur d’histoire contemporaine à l’université de Paris-Est Créteil et s’est fait connaître par un livre remarquable et incontournable, Comment notre monde a cessé d’être chrétien. Anatomie d’un effondrement (Seuil, 2018). Il répond à nos questions.
La Nef – Fin des patronages, nouvel exode rural, fin des paroisses traditionnelles ou de la piété populaire : à quand remonte le décrochage des milieux populaires avec le catholicisme français ?
Guillaume Cuchet – On manque d’études précises sur la composition sociale actuelle du catholicisme français qui permettraient de prendre la mesure exacte du phénomène. Jérôme Fourquet, dans un ouvrage à succès (L’archipel français, 2019), a parlé récemment du risque d’« enclavement sociologique » du catholicisme en France, lié à son devenir minoritaire et à certaines tendances de sa sociologie, qu’on a vues à l’œuvre, par exemple, lors de la victoire de François Fillon aux primaires de la droite et du centre en 2016.
Si on regarde les choses sur 50 ans, on a l’impression que le catholicisme français tend effectivement à avoir ce qu’on pourrait appeler une sociologie en U. Il est assez bien représenté en « bas » de l’échelle sociale, dans certaines paroisses populaires de banlieue où toute une immigration d’origine africaine, antillaise ou asiatique, nourrit la vie chrétienne locale et soutient assez bien la concurrence de l’islam et des Églises évangéliques. Il l’est aussi au « sommet », dans une certaine bourgeoisie traditionnelle, assez dynamique démographiquement, qui divorce plutôt moins que la moyenne et qui peut s’appuyer sur tout un réseau de paroisses, mouvements, établissements scolaires, parfois d’élite, qui en fait un milieu mobilisable à la sociologie avantageuse. Les vocations sacerdotales et religieuses ont même tendance à augmenter dans certains milieux comme l’aristocratie française, qui représente 0,2 % de la population mais jusqu’à 10 % des vocations subsistantes ! Entre les deux, ce qui fait un peu défaut, ce sont les classes populaires et moyennes « blanches », c’est-à-dire, malgré tout, le gros de la société française, même si de la base du U continue d’émaner une demande non négligeable de baptêmes, communions, mariages, obsèques qui permet à l’Église de maintenir le contact avec elle. « Nos milieux ne donnent plus rien » me disait, il y a quelques années, un vieux prêtre vendéen né vers 1930, fils d’une famille de tisserands ruraux, qui avait le sentiment d’assister au sommet de l’Église, sous couvert de restauration catholique, à une sorte de réaction aristocratique.
Pie XI évoquait le drame au XIXe siècle de la perte du monde ouvrier par l’Église : par quel processus cette perte du monde ouvrier s’est-elle effectuée ?
On cite souvent, en effet, une phrase de Pie XI à l’abbé Cardijn, fondateur de la Jeunesse ouvrière chrétienne, lors d’une audience de septembre 1929 : « Le plus grand scandale du XIXe siècle, c’est que l’Église, en fait, a perdu la classe ouvrière. » « Perdu » ou, plus précisément, laissé se constituer en dehors d’elle, volens nolens. La question a beaucoup préoccupé les chrétiens depuis la publication, le 15 mai 1891, de la fameuse encyclique de Léon XIII Rerum novarum sur le catholicisme social. D’aucuns ont même pu dire que l’Église de France en avait été « obsédée », au point d’en oublier d’autres aspects, non moins importants pour l’avenir, de sa sociologie. L’unité du monde ouvrier était toute relative : sa diversité interne, professionnelle, politique, spirituelle, était grande. On oublie parfois qu’il y avait aussi des ouvriers chrétiens et de droite ! Mais le fait est que, dans l’ensemble, le monde ouvrier s’est tenu à distance de l’Église, tout en ayant encore massivement recours à ses services pour consacrer les grandes étapes de l’existence.
Il y a eu un épisode important dans cette histoire, dans les années 1850-1860, quand une partie de la bourgeoisie libérale issue de la Révolution est revenue dans le giron de l’Église (loi Falloux aidant), tandis que, parallèlement, le monde ouvrier prenait ses distances. Ce chassé-croisé des ouvriers qui « sortent » et des bourgeois qui « rentrent » a eu de grandes conséquences et il est resté présent à l’esprit de beaucoup de chrétiens sociaux du XXe siècle comme une espèce de péché originel.
Cette perte du monde ouvrier ne semble donc ni récente ni propre à la France, pourtant notre pays a moins que d’autres conservé un catholicisme populaire, comme c’est le cas encore en Italie, par exemple : comment expliquez-vous cette « spécificité » française de l’éloignement des classes populaires de l’Église ?
Il faut distinguer catholicisme populaire et ouvrier, et préciser la chronologie. Le décrochage ouvrier est ancien, mais il existait encore en France dans les années 1960 un catholicisme populaire assez répandu, notamment rural et paysan, ne serait-ce que parce que dans les « pays chrétiens », toute la société était représentée dans les assistances dominicales. Rares étaient ceux qui avaient totalement rompu avec l’Église. Il y a eu tout un débat après Vatican II sur la « religion populaire », considérée tantôt comme un poids mort, tantôt, au contraire, comme une base nécessaire à préserver. Dans la longue durée, un des facteurs clés cependant reste la Révolution et les phénomènes de politisation de la religion qui en ont résulté, à droite comme à gauche. L’Église qui s’est reconstruite au XIXe était l’héritière de l’Église réfractaire, même si une minorité en son sein n’était pas insensible à certaines idées de la Révolution. Les « enfants de la Révolution » n’y ont jamais été très à l’aise ; l’anticléricalisme a prospéré. Dans beaucoup de milieux, on se disait plus volontiers « chrétien » que « catholique », mais les traditions locales, les souvenirs d’enfance, les préoccupations éducatives et morales des parents, la charité concrète incarnée localement par tout un monde de chrétiens dévoués, notamment de religieuses (qui ont joué un rôle essentiel) ont durablement maintenu l’Église dans le paysage.
Comment en est-on arrivé à la situation présente ?
Dans les années 1950, le catholicisme avait déjà une sociologie particulière au sens où il ne reflétait pas exactement la société française dans sa diversité, même si à 25 % de pratique des adultes et plus de 90 % de taux de baptême des enfants, tous les milieux y étaient représentés. Dans les enquêtes de sociologie, on soulignait volontiers (généralement pour s’en plaindre) que, dans les assistances dominicales, la sociologie était « renversée » par rapport à la société globale, et notamment que le monde ouvrier, censé ouvrir les portes de l’avenir, y était très sous-représenté par rapport à la bourgeoisie.
Il faut partir de là pour comprendre la situation actuelle. Compte tenu de ces inégalités de départ, le déclin enregistré depuis les années 1960 a eu pour effet de faire quasiment disparaître certains milieux de l’Église, ceux qui étaient déjà les moins bien représentés, en tout cas au niveau des pratiquants. Inversement, la montée de l’indifférence religieuse n’a plus laissé comme îlots émergents que les milieux correspondants aux anciennes zones de force du catholicisme, dont une certaine bourgeoisie traditionnelle, assez diverse socialement et spirituellement quand on la regarde de près, mais qui, du point de vue de la conservation et de la transmission de la foi, a plutôt mieux tiré son épingle du jeu que d’autres.
Car c’est là, à mon avis, l’autre aspect du problème. Les facteurs généraux de la chute ont eu un effet plus important dans les classes populaires et moyennes que dans la bourgeoisie. On sait que les orientations de la pastorale post-conciliaire n’ont généralement pas été très favorables à la piété populaire, comme l’ont constaté en leur temps Serge Bonnet, Robert Pannet ou Fernand Boulard. Le déclin des « influences religieuses » (terme que je préfère à celui de « religion sociologique » qui me paraît contenir un véritable acte d’hostilité intellectuelle) a lui aussi été plus démobilisant dans les milieux populaires, dont la religion tenait davantage aux cadres, que dans la bourgeoisie, où régnait souvent une piété plus individualiste, et donc aussi plus personnelle. Le catholicisme faisait encore assez souvent partie de sa conscience de classe, de sorte qu’on y hésitait davantage à rejoindre, si l’on ose dire, le commun dans l’incroyance vulgaire.
La crise post-conciliaire, y compris dans ses aspects « néo-modernistes », a sévi avec une virulence particulière dans le milieu de classes moyennes, souvent en voie d’ascension sociale, qui fournissait à l’Église son noyau dur de clercs et de militants. On y a généralement joué à fond la carte de la modernisation conciliaire et de la déstabilisation des anciennes normes religieuses.
On n’a pas assez souligné, à mon avis, à quel point la crise religieuse des années 1960-1970 avait été aussi le théâtre d’une sorte de lutte des classes sourde entre les anciennes élites du catholicisme, bourgeoises et aristocratiques, en partie marginalisées par le nouveau cours ecclésial, et ces nouvelles classes moyennes, un temps maîtresses de l’institution mais qui ont fini par perdre la main du fait des nouvelles orientations romaines, sous Jean-Paul II, et en raison de leur assez mauvais bilan pastoral. Le sociologue André Rousseau a écrit là-dessus des choses importantes. La critique de « Mai 68 » et de la « religion des années 1970 », devenue une sorte de lieu commun dans une certaine bourgeoisie catholique, a parfois, de ce point de vue, un net parfum de revanche de classe ! Restent les effets de la mutation socio-culturelle globale des années 1960-1970, de l’exode rural, la hausse du niveau scolaire, le passage au travail industriel ou tertiaire, la télévision, la voiture, la consommation, etc., qui ont été très différents selon les milieux, mais généralement plus décapants dans les milieux populaires.
L’évangélisation des villes était une des stratégies d’apostolat du cardinal Lustiger à partir des années 1980. Ce choix géographique n’a-t-il pas favorisé une forme d’« embourgeoisement » du catholicisme français qui aurait caractérisé la génération Jean-Paul II ?
Le cardinal Lustiger ne régnait pas sur l’ensemble de l’Église de France. Le catholicisme contemporain est de plus en plus urbain, avec même parfois une tendance à se concentrer dans certains quartiers des grandes métropoles. Cela correspond, en un sens, à la généralisation d’une situation déjà bien repérée dans les années 1950 : le fait que dans les diocèses « chrétiens », les taux ruraux de pratique étaient toujours supérieurs aux taux urbains, mais que, dans les régions déchristianisées, c’était l’inverse. En ville, il y a toujours suffisamment de monde pour constituer une communauté vivante, alors qu’on peut descendre à zéro dans les campagnes. Cette situation s’est, en somme, généralisée.
Entre-temps, surtout à partir des années 1980, la crise des vocations, en obligeant à élargir périodiquement le maillage paroissial au point que le chef-lieu d’arrondissement est pratiquement devenu désormais la cellule de base du système, a laminé les taux ruraux. Le « service public de la transcendance » a disparu, première disparition qui en annonçait d’autres.
Quelles sont selon vous les conséquences du décrochage catholique des milieux populaires ?
Pour les milieux populaires, je ne suis pas sûr que ce soit une très bonne nouvelle. Ils se privent de ressources qui ont fait leur preuve, même si le déballage actuel sur les abus sexuels dans l’Église ne risque pas de leur donner envie de revenir. Je renvoie ici aux cartes d’Emmanuel Todd qui montrent que les anciennes chrétientés sociologiques des années 1950 s’en sortent plutôt mieux, aujourd’hui encore, que les zones déchristianisées. La religion, bonne fille, fait encore assez souvent des cadeaux de ce type à ceux qui la quittent, même si tout cela n’a qu’un temps et que quiconque veut continuer d’en bénéficier, doit se préoccuper d’abonder le capital ! À chacun donc de prendre ses responsabilités, aux parents en particulier. Quant à l’Église, à laquelle je voudrais surtout éviter d’avoir l’air de donner des conseils, elle aurait intérêt à éviter de devenir un « milieu » social, après avoir été un « monde », avec la diversité que cela implique. Il ne faudrait pas que le catholicisme devienne une religion de classe, une métaphysique de happy few, avec les réflexes afférents, un peu comme, disons, l’Église épiscopalienne aux États-Unis.
Propos recueillis par Pierre Mayrant
© LA NEF n°322 Février 2020, mis en ligne le 31/07/2020