André-Marie Ampère (1775-1836) fut un immense savant. On commémore le bicentenaire de ses découvertes majeures sur l’électromagnétisme, occasion de revenir sur cet homme qui fut aussi un grand chrétien : « Je ne vois que des vérités, enseigne-moi la vérité.
Le monde de la science commémore les fulgurantes découvertes d’André-Marie Ampère dans le domaine de l’électromagnétisme en 1820. Mais les travaux du « Newton de l’électricité » tendent à occulter les multiples facettes d’un autodidacte génial, à la jonction de l’Encyclopédie et du romantisme, mathématicien, chimiste, naturaliste et philosophe. Homme de cœur, victime de cruelles épreuves, il fut aussi un chrétien dont la vie spirituelle tourmentée finit par s’enraciner dans une foi profonde qui édifiera le jeune Ozanam.
Une jeunesse romantique
Né dans une famille lyonnaise du quartier Saint-Nizier, André-Marie grandit dans le cadre bucolique des Monts d’Or et s’initie librement aux disciplines les plus diverses : insatiable lecteur de l’Encyclopédie, il dévore auteurs classiques et manuels de botanique, de mathématiques, compose des poèmes et écrit un traité sur la quadrature du cercle à treize ans… Mais en 1793, son père qui occupait les fonctions de juge de paix est guillotiné au terme du siège de Lyon. Le jeune homme sombre dans une dépression d’un an. À 21 ans, il tombe éperdument amoureux de Julie Carron qu’il épouse en 1799 et qui lui donnera un fils, Jean-Jacques, futur écrivain et académicien. Nommé professeur de physique à Bourg-en-Bresse où Julie malade ne peut l’accompagner, André-Marie se fait remarquer de la communauté scientifique par deux traités de mathématiques. À peine muté au lycée de Lyon, il traverse le deuxième grand drame de sa vie : Julie meurt, le laissant veuf à 28 ans. Désemparé, il trouve un réconfort dans l’amitié de deux jeunes intellectuels : Pierre-Simon Ballanche et Claude-Julien Bredin. Les trois amis fondent en 1804 un cercle de réflexion, la « Société chrétienne ». Ampère y présente une étude aux accents pascaliens sur « les preuves historiques du christianisme ».
Paris, entre science et philosophie
Nommé répétiteur de mathématiques à l’École Polytechnique en 1804, Ampère fréquente l’élite scientifique parisienne tout en se passionnant pour la philosophie de Maine de Biran. Ce dernier jette les bases d’un spiritualisme fondé sur la primauté de la volonté, contre le matérialisme dominant qui réduisait les facultés humaines à la combinaison de sensations passives. Sensible à l’orientation spirituelle de cette doctrine, Ampère s’efforce de la compléter par une doctrine réaliste de la connaissance.
Simultanément, il s’enthousiasme pour la chimie, découvre le chlore et le fluor, établit la loi des gaz dite d’Avogadro-Ampère et fonde une théorie de la réaction chimique sur la distinction entre atomes et molécules (1814). En 1820, il révolutionne en quelques jours le monde de la physique. Méditant les expériences du Danois Oersted sur l’influence d’un courant électrique sur une aiguille aimantée, il émet l’hypothèse que le magnétisme s’origine dans des courants microscopiques au sein de la matière. Ayant ramené l’interaction observée par Oersted à celle entre deux courants électriques, il en propose une loi mathématique, définit la notion de courant électrique, avant de synthétiser ses travaux dans sa célèbre Théorie mathématique des phénomènes électrodynamiques (1826).
Entre-temps, le savant a accédé aux plus hautes fonctions académiques : professeur à l’École Polytechnique, Inspecteur général, membre de l’Académie des sciences, professeur au Collège de France… Mais la philosophie restera sa dernière passion : persuadé de l’analogie profonde entre les lois de l’univers et l’organisation de l’intelligence, Ampère se lance en 1829 dans une classification de toutes les connaissances humaines, œuvre ultime d’un esprit encyclopédique capable d’embrasser les domaines les plus divers en quête d’une unité qui les transcende.
Combat spirituel
Mais ce génie de l’abstraction est un passionné au tempérament instable, privé de discernement affectif. Son remariage en 1806 avec une intrigante s’achève par une séparation, au moment où naît sa fille Albine. Dans ce contexte, il va traverser une crise religieuse et morale de douze années. Si Ampère ne doute pas de l’existence de Dieu, il ne perçoit plus sa providence et l’idée de l’enfer le tourmente. Durant l’année de son remariage, il avoue que le sentiment religieux en lui « s’est presque éteint », mais qu’il trouve dans l’Imitation de Jésus-Christ de furtifs instants de réconfort. En 1808, le drame conjugal exacerbe le désir de s’abandonner à Dieu : « Comment j’ai prié et pleuré en allant à la messe. Il me semblait que Dieu me parlait. Qu’exige-t-il de moi ? » En mars 1814, contraint de renoncer à une liaison qu’il espérait durable, Ampère frôle le suicide. Il confie à Bredin qu’en cet instant il ouvrit l’Imitation pour y lire : « La vraie consolation ne peut être recherchée qu’en Dieu seul. » Il ajoute alors : « Relis (ce passage) ; mais il est pour ceux qui sont dignes de miséricorde ! Mon Dieu ayez pitié de moi. »
La conversion
Ce n’est qu’en 1817 qu’Ampère retrouve le chemin d’une foi apaisée, fondée sur une expérience personnelle de la miséricorde et des sacrements. À Bredin, qui doute à son tour, il écrit : « Que le Seigneur te rapporte sur ses épaules comme la brebis dans l’Évangile. » En octobre, un nouveau choc spirituel lui inspire une admirable méditation : « Défie-toi de ton esprit, il t’a si souvent trompé… Quand tu t’efforçais de devenir philosophe, tu sentais déjà combien est vain cet esprit qui consiste en une certaine facilité à produire des pensées brillantes… » De ses débuts parisiens, il perçoit l’orgueil qui gangrène la vie de l’âme : « Mon Dieu, que sont toutes ces sciences, tous ces raisonnements, toutes ces découvertes du génie […] que le monde admire et dont la curiosité se repaît si avidement ? En vérité rien que de pures vanités. »
On s’étonne pourtant d’une telle condamnation tant son activité intellectuelle reste acharnée ! De fait, pour Ampère, la science est un devoir d’état, légitime pourvu qu’il reste ordonné à la vie spirituelle plutôt qu’il ne lui fasse écran. Le même homme qui s’enthousiasme pour chaque idée nouvelle se souvient en même temps que « la figure de ce monde passe » : « Travaille en esprit d’oraison. Étudie les choses de ce monde, c’est le devoir de ton état ; mais ne les regarde que d’un œil ; que ton autre œil soit constamment fixé par la lumière éternelle… » Science, philosophie et foi ne sauraient s’opposer puisque ce monde, créé par le Dieu-Logos, est intelligible. Mais le travail des sciences, unifié par la critique philosophique, ne suffit pas par lui-même à conduire vers Dieu. Pour ce disciple de Pascal, « l’ordre des esprits » doit finalement s’effacer devant « l’ordre de la charité ».
Le témoignage d’Ozanam
En 1831, Ampère accueille un étudiant en droit dont la culture et le souci d’engagement chrétien le séduisent. Il offre donc d’héberger Frédéric Ozanam. Dans sa correspondance, celui-ci relate les conversations domestiques et les légendaires distractions de son hôte ; comment il surprit Ampère agenouillé dans l’église Saint-Étienne-du-Mont ou comment le savant, au terme d’une improvisation sur l’anatomie comparée, s’écriait : « Que Dieu est grand, Ozanam ! » Nul doute que la foi éprouvée d’Ampère sut fortifier celle du jeune étudiant.
Le 10 juin 1836, en tournée d’inspection à Marseille, Ampère meurt après un jour d’agonie. À quelqu’un qui lui proposait d’entendre l’Imitation, il aurait répondu : « C’est inutile, je la connais tout entière par cœur. » Quelques jours plus tard, Bredin écrivait au fils du savant : « Jamais homme n’aima comme il aimait. Je ne sais ce qu’il faut admirer le plus, de ce cœur ou de ce cerveau… » Et Ozanam confiait en écho : « S’il pensa beaucoup, il aima encore davantage… »
Tel est le souvenir que laissa l’exceptionnelle personnalité d’André-Marie Ampère, sa prodigieuse intelligence, sa hauteur spirituelle et sa bonté un peu naïve. Mais c’est sans doute grâce à l’humilité de sa foi que jamais Ampère, malgré les malheurs qui l’accablèrent, ne se durcit dans l’amertume. Comme s’il était secrètement resté l’enfant du Mont d’Or qui flânait dans les collines en composant des vers et dont l’ami de cœur Bredin recueillit un jour cette confidence : « Je posséderais tout ce qu’on peut désirer au monde pour être heureux, il me manquerait tout : le bonheur d’autrui… »
Xavier Dufour
© LA NEF n°331 Décembre 2020