Lectures Juillet-Août 2021

LA FIN D’UN MONDE
PATRICK BUISSON
Albin Michel, 2021, 526 pages, 22,90 €

Le bandeau du livre annonce la couleur : « Oui, c’était mieux avant ! » A le lire, on comprend pourquoi. C’est en effet une charge cinglante contre les évolutions de la société française qui se concentre sur les années 1960-1975 où tout s’est passé à une incroyable vitesse : disparition de la société paysanne (« le grand déracine­ment »), exode rural, effondrement de la religion qui entraîne une évacuation du sacré et de la mort, « meurtre du père », désagrégation de la famille avec la contraception et la banalisation du divorce, percée du féminisme et des lobbies gays, avènement de la société de consommation et de l’individualisme… Tout cela est minutieusement décrit dans une belle langue avec une richesse impressionnante de références, qui puisent beaucoup dans la chanson, la télévision et le cinéma, ce qui n’est pas le moindre intérêt de l’ouvrage. Le tableau d’ensemble est effrayant, c’est la chronique de notre déclin qui est racontée au fil des pages. L’auteur se fait ici plus historien et sociologue que politologue : il raconte une histoire, assène des faits en les présentant selon sa propre perception et, finalement, propose peu d’analyses – il n’y a même pas de conclusion (peut-être parce qu’un autre volume doit suivre).

L’ouvrage a cependant un défaut gênant qui en limite la portée : son parti pris systématique qui ne regarde les événements qu’à charge, sans distinguer ce qui relève d’évolutions plus ou moins inéluctables (un coup d’œil de temps en temps sur d’autres pays aurait permis de mieux saisir certaines mutations) ou, au contraire, d’une volonté et d’une action humaine concertée et délibérée. Cela est particulièrement frappant dans les deux parties consacrées au « Krach de la foi » et au « sacré massacré », autrement dit celles qui évoquent la crise dans l’Église autour du concile Vatican II et son effondrement subséquent. Là aussi, l’auteur se montre d’une grande érudition, mais elle apparaît incomplète tant son propos est orienté et sans nuances : on a ici le sentiment de lire la diatribe d’un membre de la Fraternité Saint-Pie X ignorant assez largement les contributions théologiques et plus encore le Magistère, lesquels répondent à nombre des critiques qu’il formule contre le concile.

C’est dommage, car le propos général est plutôt juste et il est tellement rare qu’un intellectuel intègre à ce point la religion dans son constat de « la fin d’un monde ».

Christophe Geffroy

INSOUMISSION FRANÇAISE
SONIA MABROUK
Editions de l’Observatoire, 2021, 126 pages, 16 €

Après Douce France, où est (passé) ton bon sens, un précédent livre en forme de déclaration d’amour à son pays d’accueil, Sonia Mabrouk poursuit sa croisade. Son nouvel essai, Insoumission française, considère les menaces qui pèsent sur notre pays. Elle répertorie donc six groupes, autrefois inexistants, aujourd’hui omniprésents, qui sont d’après elle des vecteurs du « renoncement civilisationnel » dont souffre la France : d’abord, les décoloniaux, héritiers de l’antiracisme et hérauts de la culpabilisation nationale. Puis les « anti-sécuritaires pavloviens », qui défendent systématiquement les voyous contre les forces de l’ordre. S’ajoutent à cela les « féministes primaires », qui souhaitent effacer toute différence entre hommes et femmes, ainsi que les « écologistes radicaux », dont le catastrophisme encourage un suicide de l’Occident. La journaliste enchaîne sur les « fous du genrisme », qui ont investi le milieu universitaire à coups de théories fumeuses travestissant la réalité biologique. Elle conclut enfin sur les « islamo-compatibles », et écrit là ce qui est sans doute le chapitre le plus intéressant de son ouvrage : face à la civilisation islamique, enracinée dans une tradition et une religion dont elle est fière, il est grand temps pour l’Occident de renouer avec le christianisme. Pour Sonia Mabrouk, « Il faut bien se rendre compte que le danger n’est pas tant la force de l’islam, que la faiblesse pathologique du christianisme. Le salut de cette civilisation passera par une renaissance décomplexée de la chrétienté ».

Au sujet de l’immigration, elle rappelle que les soi-disant « valeurs de la République », qu’on est bien en peine de définir, ne suffisent pas à devenir Français : c’est un travail de temps long qui se fait en épousant « l’histoire du pays, sa culture, ses paysages ». Un bel éloge de la France, et un énergique appel à se retrousser les manches.

Robin Nitot

DE L’AUTRE CÔTÉ DES CROISADES
GABRIEL MARTINEZ-GROS
Passés composés, 2021, 302 pages, 23 €

Surgi au VIIe siècle des sables de l’Arabie, l’Islam, quand s’ébranla en 1095 la première croisade, avait vu les Turcs seldjoukides, vers 1055, occuper Bagdad, et leur chef s’imposer au calife abbasside comme vicaire temporel et sultan. Devenus ainsi, après l’aventure fulgurante des tribus bédouines, la nouvelle race impériale du monde musulman, avide de relancer entreprises et appropriations dominatrices, ils régnaient, à la veille de la constitution des États latins de Syrie-Palestine, des vastitudes de l’Asie centrale aux frontières de l’Égypte et à l’Anatolie – ouverte par la victoire de Mantzikert (1071) sur les Byzantins. Mais, assez vite, en se divisant et en se fragmentant du côté de l’ouest, et du côté de l’est, en pliant devant d’irrévocables déroutes.

Avec la création entre 1098 et 1110 du royaume de Jérusalem et d’autres fiefs (comté de Tripoli, principauté d’Antioche, comté d’Edesse), la croisade enfonça un coin en terre d’Islam. Comme, en Espagne, débuts de la Reconquista, elle s’était emparée de Tolède (1085). Au reste, elle n’eut d’abord affaire qu’à une poussière d’émirats ennemis les uns des autres. Plus tard, la situation se modifiant, l’œuvre franque au Levant allait être toujours davantage menacée (par la prise d’Edesse en 1144, de Jérusalem en 1187). Et, malgré le recouvrement d’Acre et du littoral de Syrie-Palestine (mais pas de Jérusalem) entre 1189 et 1192, le monde musulman et ses atabegs de la famille de Zengui, ensuite les sultans de la maison de Saladin, pourra tant bien que mal, refaire son unité politique et confessionnelle – cette dernière grâce à l’abolition en 1171 du califat chiite des Fatimides.

Un pas encore, et voici les Mamelouks maîtres de l’Égypte à partir de 1250, date de la capture de Saint Louis à la Mansura ; vainqueurs aussi en 1260 et en 1281 des Mongols, lancés depuis 1219 dans plusieurs chevauchées exterminatrices, dont celle de 1258 contre Bagdad, où furent massacrées la dynastie des Abbassides et toute la population. Or, en 1262, un survivant abbasside sera accueilli au Caire et revêtu de la dignité du califat – recréé à son profit par le régime mamelouk. Au Caire, devenu « l’Arche de Noé de l’Islam, la garde ultime de son héritage ballotté dans le déluge des invasions ».

Michel Toda

LE RÉVEIL DE LA FRANCE OUBLIÉE
ANTONY CORTES
Éditions du Rocher, 2021, 164 pages, 14,90 €

Vouée à une disparition inéluctable, abandonnée des services publics, des communications, de l’éducation, des circuits de distribution, la France rurale se révèle pourtant une belle endormie dont les trésors cachés ne demandent qu’à être révélés. Anthony Cortès nous livre les fruits d’une formidable enquête auprès de ces découvreurs qui tentent de sauver leur village. Mille initiatives ont fleuri : commerces ambulants, magasins coopératifs, circuits courts, aide à l’implantation d’entreprises, écoles hors contrat, bus médicaux… Plusieurs font déjà figure de modèles, d’autres ne peuvent s’ancrer que dans le patrimoine traditionnel propre à chaque région.

C’est avant tout une belle aventure humaine face à une administration aussi centralisée qu’inapte, figée dans les seules considérations de réductions de dépenses. Toutes ces réalisations portent un mouvement d’espérance pour la revitalisation de ces territoires abandonnés que certains ont déjà retrouvés avec bonheur au cours de ces jours de pandémie.

Anne-Françoise Thès

CARNETS INEDITS, 1997-2020
JACQUES JULLIARD
Bouquins, 2021, 1152 pages, 32 €.

La publication des journaux intimes semble moins répandue aujourd’hui qu’elle n’a pu l’être dans le passé. L’heure est pourtant plus que jamais à l’introspection permanente, mais on écrit moins. Paradoxalement, on se répand toujours plus sur les réseaux sociaux, sorte de grand défouloir intime à ciel ouvert. La publication récente des Carnets inédits de Jacques Julliard prend donc une résonance particulière dans la mesure où elle s’inscrit dans une tradition ancienne et qu’elle dépasse largement le simple retour sur soi.

Social-démocrate revendiqué, éditorialiste à Marianne et chroniqueur au Figaro, Jacques Julliard est une voix importante du petit monde des intellectuels français. Son catholicisme assumé lui donne une touche de spiritualité que l’on ne retrouve pas toujours chez ses alter ego. Pour autant, il figure bien ces catholiques absorbés et intégrés au système, petits-fils lointains du Ralliement.

Pourtant Julliard représente une sorte particulière de rallié : l’intelligent et le cultivé, presque le rallié d’ancien régime si la formule avait un sens. Pétri de culture classique, grand lecteur des écrivains anti-modernes comme Péguy, Bernanos ou Claudel (très présent dans ce volume, tout comme Balzac), il fréquente les allées du pouvoir sans jamais se départir d’une belle formule et d’un regard distancié. S’il n’était croyant, il y aurait chez lui quelque chose de l’homme des Lumières, mais davantage Voltaire que Rousseau.

Syndicaliste ayant participé à la déconfessionnalisation de la CFTC (ce qui devait donner le jour à la CFDT), Julliard est malgré tout un contestataire de salon. Il n’a pas mis sa peau au bout de ses idées, et ses engagements de jeunesse l’ont porté à devenir une voix accordée au reste de l’orchestre malgré sa singularité. Il n’en reste pas moins que son sens de la formule (« l’anticatholicisme est l’antisémitisme des intellectuels de gauche » ; « contre ma façon de vivre : l’urgent ne fait pas le bonheur », par exemple) et sa vaste culture offrent souvent matière à réflexion. Et à désaccords…

Philippe Maxence

BREF EXAMEN CRITIQUE DE LA COMMUNION DANS LA MAIN
COLLECTIF
Contretemps 2021, 164 pages, 15 €

Préfacé par le cardinal R. Burke, cet ouvrage collectif présente plusieurs contributions sur le thème de la Communion dans la main, sujet à nouveau fortement débattu à l’occasion des consignes sanitaires imposées pendant la pandémie de Covid au cours de laquelle certains évêques imposèrent cette pratique de recevoir la Communion.

Le chanoine G. de Guillebon, de l’Institut du Christ Roi, propose une étude fouillée aux sources des Pères de l’Église sur La communion dans la main au temps apostolique restituant dans leur juste contexte les arguments opposés par certains pour justifier la Communion dans la main.

L’abbé Claude Barthe explique par quel processus cette pratique s’est ainsi imposée sous couvert d’aggiornamento. Le Père Réginald-Marie, de la Fraternité Saint-Vincent-Ferrier, Docteur en Droit canonique, précise la « Situation Juridique de la Communion dans la Main », notamment durant la période de pandémie que nous traversons : situation compliquée par des décisions prises sans preuve scientifique justifiant un « état de nécessité » qui obligerait à communier dans la main.

L’introduction de J.-P. Maugendre, délégué général de Renaissance Catholique, et la conclusion de J. Smits dressent un bilan sévère de la généralisation de la pratique de la Communion dans la main, source, selon eux, de perte du sens du sacré et de pratique religieuse.

Anne-Françoise Thès

SUCCESSION DE FRANCE ET RÈGLE DE NATIONALITÉ
GUY AUGÉ
Via Romana, 2021, 252 pages, 20 €

Si de nos jours, au nord de l’Europe (Benelux et Scandinavie), survivent encore quelques pâles royautés asservies à des régimes parlementaires qui les altèrent et même les nient, partout ailleurs sur le continent, soit après la Première Guerre mondiale, soit après la Seconde, ont chaviré les dynasties et poussé les républiques. Quant à la France, séparée de sa famille régnante dès la fin du XVIIIe siècle, elle n’allait la retrouver, pour une assez courte durée, qu’au XIXe. Et la retrouver, à partir de 1830, date où Louis-Philippe d’Orléans, chef de la branche cadette des Bourbons, accède irrégulièrement au trône, dans une situation conflictuelle : Charles X renversé et exilé avec son fils et son petit-fils ; le cousin se substituant à lui et, fort d’une nombreuse progéniture, inaugurant un nouvel établissement dynastique… arrêté en 1848.

La suite ? Bref retour de la République puis, beaucoup moins bref, retour de l’Empire. Celui-ci effondré, l’élection en 1871 d’une Assemblée nationale dont la majorité semble favorable à la monarchie et la reconnaissance (ambiguë ?) par les princes d’Orléans du droit d’aînesse du Comte de Chambord auraient pu conduire à son avènement sous le nom d’Henri V. Mais l’affaire échoua, Chambord s’éteignit sans enfants en 1883 et le gros des royalistes fit allégeance au Comte de Paris, qui était le petit-fils de Louis-Philippe. À juste titre ? Voilà la question.

D’abord parue en 1979, l’étude de Guy Augé (duquel le professeur Harouel, dans sa préface, nous dit combien, travailleur intrépide et infatigable, étaient grands, presque héroïques, son désintéressement et sa générosité) la clarifie avec brio. Aussi avec sévérité pour la « contre-tradition orléaniste », dépourvue de légitimité juridique et prolongée « jusqu’à ses ultimes conséquences » par l’homme peu regrettable qui l’a incarnée entre 1940 et 1999. Car, selon Guy Augé, un autre Bourbon, débarrassé de l’hypothèque espagnole, qu’il nommait et qu’il saluait, représentait de manière infiniment plus adéquate l’avenir du royalisme français. Cependant plusieurs décennies ont passé et la mort a opéré. Faute d’une restauration que l’état déliquescent de notre pays rendrait infructueuse et inutile, la faible minorité qui continue de l’appeler en est réduite à sauvegarder (avant naufrage complet) un pan de la mémoire nationale.

Michel Toda

LES MEILLEURS N’AURONT PAS LE POUVOIR
Une enquête à partir d’Aristote, Pascal et Tocqueville
ADRIEN LOUIS
Presses universitaires de France, 2021, 204 pages, 19 €

Les meilleurs, d’autres diraient les « sachants », doivent-ils gouverner ? Élève de Pierre Manent et auteur d’un ouvrage remarqué sur Léo Strauss, Adrien Louis réexplore cette question parmi les plus classiques de la philosophie politique, et sonde la négative avec Aristote, Pascal et Tocqueville, dans un essai passionnant et pédagogique, quoique dense. Le premier – si sa hiérarchie des biens le pousse à promouvoir dans un premier mouvement l’aristocratie naturelle des meilleurs, c’est-à-dire des plus conscients du bien suprême – répond par les principes d’amitié civique et de justice distributive : le bon régime politique doit honorer chaque partie de la cité en proportion de sa contribution au bien-être général, afin de corriger les pentes naturelles de la démocratie et de l’oligarchie.

Pascal se place lui ouvertement du côté de la défaite du mérite, principe belliqueux s’il en est car reposant sur la confrontation des amours-propres. À l’impossible gouvernement des meilleurs, il préfère l’ordre établi – monarchie et aristocratie instituées –, non pas qu’il soit juste, mais plutôt qu’il a le mérite d’être et qu’il est en cela facteur d’ordre. La véritable méritocratie serait des seuls domaines de l’esprit et de la charité, sans incidence sur l’ordre matériel.

Descriptive plus que normative, la perspective tocquevilienne est encore différente : tendant à anéantir la liberté politique par le poids de l’opinion majoritaire, le phénomène démocratique menacerait la grandeur humaine, et donc le règne du mieux. Du reste, le sociologue n’a que peu d’illusions sur la capacité réelle du processus électif à sélectionner les plus compétents, et qu’importe : le salut de l’âme démocratique passe ailleurs, à savoir par le sentiment retrouvé de liberté et de grandeur que doivent procurer le foisonnement associatif, l’exécutif limité et la morale religieuse.

Sans essorer la question – la part juste de reproduction sociale aurait mérité d’être traitée –, ces trois perspectives rappellent l’infinie complexité du politique incarné, et son écart parfois immense avec des affirmations évidentes à première vue, grossières dans les faits.

Rémi Carlu

LE MAL A L’ÂME
L’acédie de la mélancolie à la joie
ALEXANDRA PUPPINCK-BORTOLI
Cerf, 2021, 216 pages, 18 €

L’acédie, appelée aussi démon de midi, bien connue des Pères du désert, fut placée au rang des péchés capitaux puis remplacée par la paresse. Mais parce que cette substitution masque la réalité profonde de cet état qui nous prive de vie spirituelle en coupant le lien à Dieu, son étude connaît depuis quelques décennies un regain d’intérêt. À la limite du spirituel et du psychologique, ses symptômes, paresse, dépression, burn-out… sont exacerbés dans le monde d’aujourd’hui par la dictature de l’immédiateté. L’auteur, coach certifiée, fait le constat que l’acédie est multiforme, s’adapte à toute époque et peut être une gangrène affectant toute une vie, personnel, familiale ou professionnelle.

Elle propose ici une démarche globale pour, selon ses termes, réveiller son âme en utilisant les remèdes, d’une extraordinaire actualité, des Pères du désert aux moines, la garde du cœur, l’accomplissement de soi, la nécessité d’une vie intérieure et d’une vie spirituelle, de retrouver les absolus que sont la beauté, l’amour et le divin.

Anne-Françoise Thès

LE PROPHETE ET LA PANDEMIE
Du Moyen-Orient au djihadisme d’atmosphère
GILLES KEPEL
Gallimard, 2021, 324 pages, 20 €

L’année 2020 restera dans l’histoire de l’espace méditerranéen, marqué par l’islam dans sa grande diversité confessionnelle et idéologique, comme une période de profonds bouleversements. C’est à l’explication très fouillée de tous ces événements, auxquels la Covid-19, l’effondrement du marché pétrolier mais aussi les revirements des grandes puissances et l’irruption de la Chine ont apporté une complexité supplémentaire, que Gilles Kepel, professeur dans plusieurs universités et à l’École normale supérieure, consacre son dernier livre.

En intervenant sur la plupart des fronts, qui vont de l’Arménie à la Libye et à l’Europe, surtout à la France à laquelle il voue « une hargne viscérale », Erdogan impose la Turquie sunnite comme un acteur-clé, sans pour autant résoudre la fragmentation de la mouvance islamiste. Kepel montre aussi l’évolution des rapports entre sunnisme et chiisme, particulièrement frappante dans le conflit syrien où Turcs et Iraniens soutiennent des camps ennemis, ce qui ne les empêche pas de parrainer ensemble l’islamisme palestinien du mouvement Hamas qui gouverne Gaza et reçoit une aide financière de l’émirat du Qatar à la demande d’Israël dont il est pourtant l’ennemi. C’est qu’une nouveauté totalement inattendue a surgi : la normalisation des relations entre plusieurs États arabes et l’État hébreu en vertu de « l’entente d’Abraham ». Celle-ci « enterre le conflit israélo-arabe comme facteur structurant du Moyen-Orient », note l’auteur qui n’oublie pas les drames libanais et yéménite, les évolutions culturelles des États du Golfe et l’instabilité dans les pays du Maghreb. L’ouvrage aborde enfin ce « djihadisme d’atmosphère » qui sévit désormais dans une Europe dont les dirigeants sont incapables de saisir les ressorts, faute d’une vraie connaissance de la culture arabe.

Cette vaste fresque géopolitique, illustrée par un jeu de cartes inédites conçues par le géographe Fabrice Balanche, emmène le lecteur à la découverte des « nouveaux rapports de force régionaux qui s’ébauchent durant cette année-charnière en s’émancipant des équilibres du siècle écoulé ».

Annie Laurent

À LA SUEUR DE TON FRONT
LAURENT IZARD
L’Artilleur, 2021, 446 pages, 20 €

Avec ce dernier livre, Laurent Izard prolonge le constat qui avait fait le succès du précédent, La France vendue à la découpe (L’Artilleur, 2019) que nous avions eu l’occasion de recenser dans les colonnes de La Nef : il fait état de la manière dont la mondialisation transforme considérablement la France. Nous pourrions dire que ce sont deux ouvrages qui se suivent. Après avoir montré comment les entreprises et le territoire français avaient été vendus aux multinationales américaines, chinoises et du Golfe persique, Laurent Izard ajoute dans ce nouvel opus les conséquences que cette désappropriation peut avoir sur l’emploi et le fonctionnement du travail. Chômage de masse, uberisation, désindustrialisation, délocalisation, autant de phénomènes de la mondialisation qui ne sont pas sans impact sur la population française. Il dresse un constat paradoxal : malgré les évolutions technologiques qui ont permis l’amélioration des conditions de travail au XXe siècle, la souffrance continue d’augmenter, de nature plus psychologique. Seul écueil du livre : pour étayer son argumentation, l’auteur fait appel à une multitude de chiffres issus d’études toutes minutieusement citées, gages pour lui d’objectivité. Mais celles-ci noient parfois l’argumentation et laissent peu de place à l’analyse.

Pierre Mayrant

VERA GRITA, une vie eucharistique, Élisabeth de Baudoüin, Salvator, 2021, 126 pages, 14 €. Inconnue en France, Vera Grita (1923-1969) est une institutrice italienne à l’origine de l’Œuvre des tabernacles vivants, encouragée par Paul VI dont elle fut le confident. Magnifique figure de sainte mystique à la spiritualité eucharistique faite pour notre temps. À découvrir.

AU MATIN DE LA FRANCE CHRÉTIENNE, Francine Bay, Transmettre, 2021, 230 pages, 22 €. Présentation ornée de belles illustrations d’une trentaine de saints qui ont été les premiers évangélisateurs de la Gaule, beaucoup fort peu connus. Très agréable, à découvrir dès l’adolescence.

Patrick Kervinec

LE SILENCE MONASTIQUE, Dom Marie Bruno, Life Éditions, 2021, 280 pages, 19,90 €. Écrit par un moine cistercien dans les années 1950, ce livre nous fait découvrir la nécessité du silence, ses formes, ses diverses qualités, bienfaitrices mais aussi possiblement perverses, ainsi que la « technique » pour l’apprivoiser. Un excellent guide spirituel.

Anne-Françoise Thès

Romans à signaler

TANAEL ET LE LIVRE DE VIE
MATTHIEU DAUCHEZ
Plein Vent, 2021, 312 pages, 14,90 €

Ãnjo, jeune orphelin à la recherche de sa sœur et qui tente de subsister dans les quartiers pauvres de Manille, rencontre souvent, apparemment de manière fortuite, un curieux jeune garçon, Tanael qui lui parle de Dieu. Au fil de leurs discussions se creusera dans le cœur d’Ãnjo le désir de mieux connaître le Seigneur jusqu’à le rencontrer. Au-delà du roman et de ces échanges imaginaires se retrouve un véritable itinéraire catéchétique : existence de Dieu, création de l’homme, mystère du mal, pardon, foi, joie et espérance. Ce livre peut être lu par un large public, d’adolescents à adultes.

LES ENFANTS DE NOTRE-DAME
PAULE AMBLARD
Salvator, 2021, 356 pages, 21 €

Au temps moyenâgeux où, à Paris, se regroupent autour de sa cathédrale Notre-Dame le petit monde besogneux des corporations et celui plus trouble de la Cour des Miracles, plusieurs destins de jeunes adolescents se croisent au hasard de conditions dramatiques. Agathe qui vient de perdre sa mère chérie, Eliezer qu’un lourd secret conduit à la déchéance, Hélix, Aurore… tous cherchent une forme de rédemption. La peste est aux portes de la capitale brouillant encore une ultime fois les destinées. Un roman captivant qui nous transporte avec force détails dans le bouillonnement de cette époque médiévale.

L’ÎLE DES AMES
PIERGIORGIO PULIXI
Gallmeister, 2021, 544 pages, 25,80 €

L’une est fraîchement débarquée de Milan, l’autre est une véritable Sarde, l’une se mure dans le silence d’un lourd secret, l’autre a la langue trop bien pendue… tout semble opposer ces deux inspectrices du commissariat de Cagliari (Sardaigne) excepté leur placardisation, au prétexte de « bavures », au bureau des affaires criminelles non élucidées : parmi celles-ci, une ancienne série de meurtres apparemment rituels s’ancrant dans des cultes païens primitifs. Le tandem peine à rouvrir ce dossier. Mais un nouveau meurtre aux contours similaires semble avoir raison de leurs hésitations et les entraîne, elles et leur équipe, dans une quête dramatique et terrifiante sur fond de croyances ancestrales. Un excellent policier riche en rebondissements au cœur d’une Sardaigne aussi belle que cruelle.

Anne-Françoise Thès

LAISSE ALLER TON SERVITEUR
SIMON BERGER
Éditions Corti, 2021, 112 pages, 14 €

Jeune normalien, Simon Berger signe là son premier roman. Roman plein de finesse et de poésie consacré au génial Jean-Sébastien Bach, dont on perçoit l’admiration que l’auteur lui voue. Il a imaginé ce que fut le voyage à pied qu’entreprit Bach à l’hiver 1705, depuis Arnstadt, où il est l’organiste de l’église Saint-Boniface, jusqu’à Lübeck (soit 400 km), pour voir et entendre le grand Buxtehude. La rencontre entre les deux hommes est particulièrement forte et émouvante, l’auteur ayant parfaitement compris que Bach ne composait que pour Dieu. Un bel exercice de piété.

Christophe Geffroy

LE BAISER DES CRAZY MOUNTAINS
KEITH McCAFFERTY
Gallmeister, 2021, 490 pages, 25,20 €

Une jeune femme disparue retrouvée morte plusieurs mois plus tard dans le conduit de cheminée d’un bungalow du Montana. Curieuse intrigue que doit résoudre le shérif Martha Ettinger, qui va s’appuyer, une fois de plus, sur son ami pêcheur et détective Sean Stranahan, lequel se fait engager par la sulfureuse mère de la victime pour aller au bout de cette difficile enquête. Tout cela n’est pas d’une moralité exemplaire, mais si vous aimez les grands espaces, l’atmosphère de cette Amérique à l’ancienne, vous ne serez pas déçu.

Patrick Kervinec

© LA NEF n°338 Juillet-Août 2021, mis en ligne le 19 août 2021