Jean-Paul Belmondo (1933-2021) est mort le 6 septembre. Parce qu’il était un formidable acteur et qu’il a marqué nos vies, un hommage s’impose.
« Madame, j’ai été charmé, positivement charmé. » Comme Schopenhauer qui se désolait de voir son époque imiter les Grecs mais s’en éloigner à grande vitesse, nous-même, aujourd’hui, connaissons le chagrin de perdre nos légendes, nos héros et nos fabuleux artistes. La mort d’un chanteur ou d’un acteur que l’on aimait bien est toujours triste. On suit ces artistes quelquefois depuis le début, on grandit avec eux, et, finalement, on fait sa vie en parallèle de leur carrière, des albums ou des films. Tel film a été celui de nos vingt ans, un autre est sorti l’année d’un mariage ou d’un décès. Quand vient l’heure des hommages, le coup d’œil dans le rétroviseur est terrible et demeure implacable ; le temps passe et les souvenirs prennent des rides, la jeunesse ne reviendra plus. Alors le visionnage des films aimés prend une toute autre allure. Une valse d’amertume et de poussière, une joie jaunie et un intérieur feutré. Le cœur se pince. Le temps ne sera pas plus long. Des fois même, il est impossible de revoir un film car le monde qui se déroule alors sur la pellicule est trop éloigné, trop ancien, trop beau pour être vrai ; car nous ne sommes que des mauvais, des piètres copies de virilité ou d’intelligence ; parce que ce monde antecovidium sans masque et, j’oserais même dire, sans capote, parait aussi loin que la bataille de Bouvines. Parmi les légendes de la culture populaire et du cinéma, Jean-Paul Belmondo tient une place méritée et presque inégalée. Dans mon panthéon personnel, il siège entre Marc Fumaroli et Juliette Gréco.
La France qui rend hommage à Bébel est pourtant celle qui en est la plus éloignée. Virilité, liberté, légèreté, panache, classe, loyauté, sont autant de grains d’un chapelet dispersés sous la commode, sous le lit, derrière les rideaux. Bébel est un héros français parce qu’il était populaire, simple, d’une race de seigneur qui n’existe plus. Il y avait chez lui tout ce qui est français : l’art du séducteur, la vie d’un faubourien, le flic qui fait la loi, un chrétien qui protège la veuve et l’orphelin à coup de magnum, l’élégance du costume de Smalto. Les Français aiment Belmondo car il leur ressemble et transcende leur quotidien : il est ce jeune boxeur qui prend des coups dans l’Ainé des Ferchaux, il est ce flic que l’on admire dans Peur sur la ville, il est ce cabossé de la vie dans Itinéraire d’un enfant gâté. Dans ses films, les Français roulaient en voiture et fumaient. Les loyers ne coutaient pas rien, les femmes aimaient les hommes, et l’essence n’était pas chère.
Jean-Paul Belmondo était au service de la France, à sa manière, et donnait dans le polar ou la comédie familiale ; put jouer de la flûte aux snobinards gauchistes du culturo-mondain et sut incarner la réalité des campagnes, des villes dans des rôles austères et rudes. Il était l’illustration d’un cinéma français en pleine santé et inventif, d’un temps aussi où l’on trouvait des cinéastes de talents, influencés par les Etats-Unis, des acteurs solides qui avaient les pieds sur terre, qui avaient faim ; des dialoguistes furieux et des musiciens de talents. Quand on a Verneuil, Belmondo, Audiard et Michel Magne, cela donne Un singe en hiver.
Bébel pouvait tout jouer dans tous les registres. Il fut iconoclaste et détonnant dans Pierrot le fou, maladroit et impétueux chez Melville, canaille et tête brulée chez Verneuil. Il pouvait être grave et sérieux dans des films noirs, des polars de l’époque ou être un parfait boutentrain, maître incontesté dans la farce, la blague et le cabotinage. Ce seigneur de la cascade pouvait sauter sur une rame de métro et pourchasser un tueur en série comme distribuer tartes, gnons et bourre-pifs à qui mieux mieux pour le grand plaisir des mordus de bagarre. Les comédies des années 80 étaient souvent proches des nanars qu’on n’oserait plus montrer mais prenait une autre allure avec lui comme acteur principal. L’As des as et le Magnifique sont comme des biographies, indémodables bien que kitsch, drôles bien que ridicules, classiques bien que moyennes. Et entre ces deux aspects, le sombre film de gangster et la grande marrade, Bébel connaissait le savoureux mélange des genres, comme un whisky que l’on prend avec un bon cigare. Il pouvait être grave dans des comédies et léger dans des films de flics et de voyous.
La gueule de Belmondo était familière, sympathique. Il suffisait qu’il sortît sa tête d’un compartiment dans un train, lors d’une scène, pour attirer une bienveillance, l’adhésion du spectateur. A cette gouaille de bosse gosse, quelque fois insolente, solide et franchouillarde, il faut aussi ajouter un parler admirable, une éloquence de feu, qui demande ici même un petit florilège : « les charmes de l’orient, moitié ciguë, moitié loukoum, en somme le Coran alternatif », « tu es fait pour la pourpre et les alexandrins, moi pour les shampouineuses et les pinces à vélo », « eh, les gars ! Ces trucs-là, on devrait jamais avoir à s’en servir. D’autant qu’on peut obtenir les choses autrement. J’en suis sûr. Tenez, en demandant. Pardon Messieurs, pourriez-vous ôter vos pantalons, s’il vous plait ? J’ai dit, ôtez vos frocs ! J’aimerai voir ce que vous portez en-dessous. On dit que la soie revient à la mode. », « j’ai couru tout le diocèse, j’ai pas trouvé d’eau bénite, alors j’ai pris de l’essence ordinaire ; vous savez combien ça coûte ça : bientôt 3 balles. Remarquez, on aurait fait venir l’exorciseur, on aurait acheté des cierges ça aurait pas coûté 3 balles non plus. », « monsieur Esnault, si la connerie n’est pas remboursée par les assurances sociales, vous finirez sur la paille ! », « une paella sans coquillage, c’est comme un gigot sans ail, un escroc sans rosette : quelque chose qui déplaît à Dieu ! »
Delon et Belmondo tenaient à eux deux le cinéma français ; mieux, ils étaient des frères quelquefois ennemis, comme Abel et Caïn, et surtout d’insatiables complices. L’un électrise par son regard, sans dire mot, l’autre, pour que la magie opère, est obligé de parler, d’ouvrir les vannes, d’être un maître du logos, en somme. L’un est forcé de se taire et de laisser faire, l’autre de prendre l’espace par les mots ou le geste, de se mouvoir, de sauter, rouler, s’accrocher, se casser la figure, rebondir, nager, voler. Bébel c’est l’aventure avec une élégance feinte, une sorte de classe indélébile propre à une sorte d’ingenium. Dans Borsalino, ils redoublent de classe et de virilité, l’un est coiffé d’un chapeau plus froid comme un serpent, l’autre avec une casquette, a l’œil pétillant, comme un beau et bon labrador.
« Tac tac badaboum ». Le trompette de Claude Boiling finit un dernier morceau de jazz. De la génération des Rochefort, Marielle, que nous aimions tant, il était le dernier. Tantôt Guignolo ou tantôt Magnifique, Jean-Paul Belmondo aura été un monstre sacré d’un art qui est le nôtre, sur pellicule, ou bien en vrai, dans la vie. Sacré JPB !
Nicolas Kinosky
© LA NEF, le 7 septembre 2021, exclusivité internet