Bruno Desroche, peintre et paroissien

Bruno Desroche est un fidèle paroissien mais aussi un peintre professionnel originaire lyonnais et reconnu. Eclairage sur son œuvre.

Quand on pense à un art chrétien, on est surtout tenté de regarder dans le rétroviseur des siècles. Pourtant, illustrer la foi chrétienne, c’est chercher aussi à la garder vive et présente et lui donner la forme de la tradition qui va, pour toujours. Bien sûr, le tout culturel a envahi les églises, l’état culturel a tout pourri jusque dans des chapelles où pullulent panneaux et « œuvres » dont on ne sait pas s’ils informent ou difforment, couvrent des travaux, servent de paravent à une remise de chaises pour fidèles absents. La déliquescence des formes touche le visage des anges. A la cathédrale de Strasbourg, un artiste dégénéré a fait suspendre une grosse lune dans la nef; ailleurs, une basilique est transformée en night-club ; des babas cool ont l’idée de changer une collégiale en friperie pour migrants. La laideur des installations le dispute à l’idéologie, le laid à l’ignoble, la fausse provocation à la subvention généralisée.

On ne créé plus rien, dit-on ; les formes de la beauté et l’expression de la foi appartiennent au passé, mais quelques peintres nous prouvent le contraire. Il y a Giovanni Gasparro dont nous avons longuement parlé. Il y a Bruno Desroche. Ce peintre est un homme simple, bon père de famille, chrétien accompli et sincère. Ce n’est ni un punk, ni un provocateur. Un paroissien, c’est tout. Peut-être est-ce là une suprême provocation pour nos contemporains. Suite à un accident qui le pousse d’abord à dessiner, il étudie à l’école Emile Cohl où il apprend le bon art de peindre, en conciliant la modernité aux formes figuratives, bien loin de la bouillie de l’art conceptuel et abstrait.

La peinture de Bruno Desroche ne fait pas dans les élucubrations. L’homme moderne, cruel et drolatique, curieux et distrait, fait de vanités et de foi, capable du pire comme de la plus belle conversion, est le grand objet de la toile comme le sujet de la volonté divine. L’artiste exploite son corps, dispose sa chair vive ou morte, l’anime d’un souffle pathétique, fait sentir le poids de la mort sur ses épaules et la souffrance dans son regard. Les premiers tableaux qui sortent de son atelier sont Un Christ aux outrages et une Piéta, donnés en cadeau à l’un des prêtres de saint Nizier. Ce dernier tableau est une première étape aboutie de son travail qui joint à la tradition iconographique -points de fuite, disposition des dames, Jésus sur les genoux de Marie, pathos de la pleureuse, souci de Joseph d’Arimathie et Nicomède -les marques de nos contemporains -chignon pour homme, pantacourt, mollets poilus, tee shirt de buveur de bière.

Le père Hugues Jeanson, en 2017, charge son paroissien d’accomplir ce dont il rêvait de faire depuis des années : un chemin de croix.  Desroche fait poser ses élèves dans les différentes scènes du Chemin de Croix. Le peintre pose en bourreau dans la toile avec Simon de Cyrène. Chaque scène devient alors un tableau figuratif vivant, avec ses personnages et ses décors fabriqués par le peintre en taille réelle ; elle est photographiée pour servir de support à un chemin de croix final, sur panneau, cette fois.

« Moi, je ne comprends rien à l’art contemporain. Ce qui m’intéressait c’était de revenir à une qualité de l’image », c’est ce qu’a expliqué dans un entretien Bruno Desroche qui emploie dans son art les glacis sur support en bois ainsi que la peinture à huile. Comme les anciens. Cette technique revient à l’idée de tradition dans la mesure où elle fait primer la qualité sur la quantité, la verticalité que suppose la méditation et la contemplation sur l’horizontalité, l’image véritable sur l’image télévisuelle des écrans. Desroche revient à l’importance de l’image dans le christianisme ; il revient aussi à ce que l’icône veut dire quand Véronique tient le linge où est marqué le visage du Christ, la vera icona.

La peinture de Desroche présente des ambiances froides, de celles de Jean Pierre Melville.  La nervosité du crayon se fait sentir, l’expression est fulgurante. L’artiste s’allège avec simplicitas des ornements, des chichis, des préciosités. Desroche se dépouille et va à l’essentiel : le sacrifice et la mort du Christ. Il revient à l’objet propre du christianisme selon Girard, l’urgence d’associer au sacré la violence du sang versé. La peinture de Desroche ne flotte, ni ne gonfle. Elle ne s’anime pas d’un vent mystique, ne prend aucun élan. Elle est immanente, ne s’embourbe pas dans un troisième et quatrième sens d’interprétation où quelques dispositions et quelques objets vêtiraient un sens lacano-freudien. Oui, sa peinture est ; elle s’anime seulement par ces mots : venite, adoremus.

On y trouverait un trait proche de celui d’Edward Hopper pour ce qui est de ce sentiment terrible de la solitude ; Balthus pour certaines lignes mais aussi ces peintures russes à la charnière du XIX et XXème siècle versés dans un réalisme mordant, froid, âpre, obsédés par la souffrance du Christ. Bruno Desroche se situe dans la lignée de Nikolya Gay, remarquable pour sa peinture du Golgotha. Le peintre russe à la fin de sa vie fut marqué par le visage du Christ sur la croix. La lumière chez Desroche est percutante, dorée comme un spot qui jaillit sur le Christ outragé, dans un premier temps ; puis diluée à mesure des tableaux, jusqu’à n’être plus, signe de la mort à venir. Lorsque Jésus est mis au tombeau, seule la lumière artificielle d’une lampe torche tenue par un geek chevelu éclaire la scène.

Bien souvent, on ne regarde plus les chemins de croix dans les églises. Celui de Desroche est exceptionnel par sa simplicité, sa force et son projet. Le Christ couronné, outragé, malmené apparait parmi nos contemporains.  Les femmes qui le pleurent sont du monde et les hommes appartiennent au commun des mortels; ceux qui le jugent sont des spectateurs ; ceux qui le torturent et le tuent sont nos semblables, en jeans, capuchonnés, en Lacoste. C’est toute une foule qui broie et accable le Christ: directeur de casting, racaille, maton, fonctionnaires de bureau, bobos, black block, livreur Uber, fêtards adeptes des night-club, ouvriers.  On pourrait dire que cela est moderne, trop moderne mais que faisait el Greco quand il montrait un Christ dégingandé parmi des hildagos et notables de Tolède ? La tradition met Jésus parmi les contemporains des artistes, Desroche ne déroge pas à cette tendance. La longue torture publique qu’est le calvaire saute aux yeux non pas parce qu’elle est spectaculaire, mais parce qu’elle est simple. La passion montre peu d’effet et ce peu d’effet fait le plus d’effets possibles.

 Aurions-nous aussi été parmi les bourreaux ? C’est la question qui nous saute aux yeux. Voir des Romains et des Pharisiens malmener le Christ, dans leur jus, permet de répondre par la négative. Ils sont bien inférieurs à nous, nous modernes et sûrs de nos valeurs. Voir, par contre, monsieur et madame tout le monde sortir du bureau, revenir de boîte, partir faire du sport ou partir au restau’, s’arrêter un instant pour torturer le Christ et participer à sa mise à mort, nous fait douter jusqu’au fond de nous sur nos intentions. Nos contemporains représentés parmi Jésus figurent notre propre bassesse, font de la passion une épreuve personnelle et intemporelle. Nous sommes raccords avec le péché originel. Le pathos nous saisit, le Christ est bien seul, fouetté, lacéré. Desroche, influencé par Piero della Francesco, reprend chez le peintre un Christ mince, blanc et pur, comme un bouleau, droit vêtu d’un pagne comme dans le tableau de la Flagellation.  La mort se produit dans un décor minimaliste, blanc-gris ou industriel, fait de béton et de granit, où le sol se confond avec un ciel dans une ambiance monolithique et triste. Le grotesque est insinué par le rictus des bourreaux qui gardent les mêmes figures détestables que l’on trouve chez Bosch ou Bruegel.  L’un publie une story de la passion sur Instagram, tandis que l’autre fait un selfie.  L’un est un kéké en baskets, l’autre un motard qui filme la mort du Christ en direct dans la perspective d’avoir des vus et des likes de ses followers. La vulgarité de la modernité n’a rien à envier à la balourdise des certains soudards sous le stylet de Dürer et le plume de Grünewald. La Crucifixion de Desroche est bouleversante. Jean est égal à lui-même, un jeune poulain qui a fini ses études ; Marie dans une robe noire comme celle de Duccio, s’effondre, propre à la Mater du Stabat que l’on trouve chez Mantegna, Colantonio, Wuger et Sorokine ; un homme témoigne d’une piété douloureuse, une femme à vélo, passant par-là, voit Jésus mourir, presque curieuse.

L’œuvre de Bruno Desroche est concentrée autour d’une unité : le Christ. Le style est affermi, quasiment figé. Il faut alors croire que le peintre a encore beaucoup à nous faire voir tant son œuvre est prometteuse.

Nicolas Kinosky

© LA NEF le 29 octobre 2021, exclusivité internet