Sur la grandeur et la bassesse en politique
Les philosophes font la distinction entre le politique et la politique. Le politique relève de la noblesse et de la grandeur. Il est l’essence de l’action courageuse au service de l’intérêt général. La politique relève au contraire de la bassesse, de l’ignominie, de la perfidie et de la scélératesse. Elle est en effet l’essence de l’action comme satisfaction de l’intérêt particulier, de la carrière, de la vanité et de l’égoïsme individuels. Si le politique implique ainsi à la fois la sincérité et le sens du sacrifice, la politique implique au contraire l’intrigue, le mensonge, la manipulation et surtout la trahison.
Les plus grands et les plus glorieux des hommes d’État comme les plus fins limiers de la réussite florentine ont trahi. Le funeste prince de Bénévent fit de la trahison un grand art qui sembla inspirer tous les politiques. On ne fait rien en politique si l’on ne se donne pas les moyens d’éliminer ses adversaires pour parvenir au sommet, que ce sommet permette de se soumettre, comme la girouette, aux vapeurs aléatoires de l’opinion et de disparaître dans les poubelles de l’histoire ou qu’il permette au contraire d’accéder, en transcendant l’opinion dominante du temps, à l’éternité et à la gloire.
Trahisons successives
De Gaulle a trahi Pétain. Pompidou et Giscard ont trahi de Gaulle. Chirac a trahi Chaban puis Giscard. Mitterrand a trahi tout le monde. Sarkozy a trahi Chirac. Hollande a trahi Ségolène. Macron enfin a trahi Hollande. Qui donc pourrait alors reprocher aux plus médiocres davantage qu’aux plus grands d’avoir à un moment de leur ascension, pour le meilleur ou pour le pire, trahi les leurs ? Ceux qui n’ont pas trahi n’ont jamais été récompensés de leur loyauté mais ont au contraire été condamnés à jouer les seconds rôles dans des statuts et des fonctions d’oubli. En se contentant de revendiquer un simple droit d’inventaire au sujet de l’action mitterrandienne, Jospin n’a jamais obtenu qu’une place éminente d’action mais pas la place suprême procurant la jouissance ultime. La fidélité de Juppé à l’égard de Chirac ne l’a mené, au Conseil constitutionnel, qu’à l’invisibilité d’une fonction lucrative mais sans prestige ostensible, dans la frustration de tout pouvoir positif d’action. Juppé avait pourtant larmoyé en public en apprenant les résultats de sa popularité sondagiaire du moment. Malheureusement pour lui, le peuple méprise la loyauté et se rit des pleureuses.
Sachant cela, qui pourrait un seul instant penser que Philippe ne trahira pas Macron ? Qui pourrait croire que, le matin, en scrutant sa barbe blanchie sous le harnais de la souffrance, il puisse se contenter de choisir le confort petit-bourgeois de la fidélité à son modèle juppéiste et à son promoteur de carrière macronien ainsi que la médiocrité de se sentir compassionnellement aimé des Français plutôt que de s’engager dans la voie légitime et risquée de la grandeur ou de la carrière ultime ? Comment Édouard pourrait-il ne pas suivre le modèle d’Emmanuel ? Rêve-t-il de sainteté ? Est-il corseté de petitesse et de mièvrerie ? Pense-t-il, comme on le dit de Marion à l’égard de Marine, qu’il faille patienter et, pour éviter le conflit, attendre son tour ?
Deux types de traîtres : le chanceux et le malchanceux
Il y a deux types de traîtres. Il y a le traître qui jouit de la chance, celle qui le propulse dans les bras de la gloire ou de la simple carrière. Il y a le traître malchanceux, celui qui ne peut agir que dans l’amertume et le ressentiment, à savoir que dans la réaction négative du parasitage. C’est ce deuxième type de traître qui relève de la plus effroyable des ignominies. Le parangon de cette deuxième traîtrise, comme trahison sans réussite et sans gloire, c’est incontestablement, avec l’autre Édouard, celui qu’une femme de cruauté et d’esprit avait dénommé Ballamou, François Bayrou. Homme par ailleurs sympathique, agrégé de lettres grimpé sur un tracteur, Bayrou a d’abord trahi Sarkozy pour faire élire Hollande. Il a ensuite trahi Fillon pour faire élire Macron. Lorsque, à cet égard, Sarkozy copine avec Macron, ce n’est pas du tout, comme le disent les mauvais esprits, le cynisme qui le motive et le pousse à chercher du soutien dans ses affaires judiciaires. C’est pour se rire en secret, au sein de la confrérie des traîtres chanceux, du traître poisseux que les uns exploitent et que les autres honnissent.
Rien n’est plus jouissif, pour les observateurs sans pouvoir que nous sommes, que de contempler les combats de coqs qui opposent sur la scène médiatique, dans un monde désormais sans prestige, les petits et les grands qui, perdus dans le tourbillon de la vulgarité propre à la visibilité putassière, font encore mine de croire à la valeur de l’action publique.
Patrice Guillamaud
Patrice Guillamaud, philosophe, auteur de La Jouissance et l’espérance (Cerf, 2019).
© LA NEF n°341 Novembre 2021