Tenue de soirée, fable cachée de la société

En 1986 sort Tenue de soirée de Bertrand Blier. Outre le sujet provocateur et son ton, ce film est une véritable fable sur la société d’après 68.

« Pauvre type, espèce de con, t’es vraiment rien qu’une merde ! » Les lecteurs se souviennent de cette réplique de Miou-Miou qui ouvre Tenue de Soirée, le film de Bertrand Blier sorti en 1986.

Les mêmes lecteurs pourraient s’étonner qu’on traitât ici d’un pareil auteur et d’un tel film. Blier passe pour un gauchiste, ce qu’il n’est pas. Ses films ne sont pas des exposés à thèse où une idéologie bien en place met à gauche les justes et à droite les réprouvés. Au contraire, ses films, sous l’apparence franchouillarde, aux dialogues délicieux et bonhommes, ont une trame plutôt sombre, une humeur grise, un ton froid, une ambiance glaciale, un horizon brouillé et obscur. Blier est un pessimiste et un angoissé. C’est à songer que Bernard Blier s’est demandé comment il a fait pour pondre un œuf carré.

Antoine et Monique forment un couple à la dérive, proche la mendicité jusqu’à l’arrivée de Bob, voleur de grand chemin, qui va changer le cours de leur vie. Bob, sorte d’ange providentielle, venu de nulle part, faiseur de miracle, prodigue et riche, devient l’élément central de l’histoire et du couple. Très vite, il sème la discorde, le désordre, la violence, le rejet, le doute et le trouble. Il se révèle diabolique. Il s’éprend d’Antoine qui, après lui avoir résisté, succombe à ses désirs. Alors que la première partie du film trace les différents cambriolages des demeures ainsi que le jeu de séduction entre les deux hommes, la deuxième partie voit le couple s’installer dans une maison. L’ennui s’installe, la monotonie laisse place à la lassitude et à la jalousie. La troisième partie est le naufrage du couple, l’explosion des sentiments et la crise : Antoine travesti, après une soirée en boîte de nuit, perd le contrôle et menace de tuer Bob et de se tuer aussi. Le film se finit ainsi : Antoine, Bob et Monique sont sur le trottoir, prostitués, maquillés comme des voitures volées, et attendent le client. Les dialogues sont ciselés dans une noirceur qui mêle le rire au grincement, le réel se mêle au cauchemar, le véritable style de Bertrand Blier.

Rien ne va dans ce film. Il faut d’abord imaginer Depardieu et Michel Blanc dans le même lit, Cyrano en slip léopard et Jean-Claude Dusse en fourrure ; puis Jean-Pierre Marielle en bourgeois décadent, adepte de parties fines et enfin Bruno Crémer en cageot fol. Ces rôles à contre-emploi ont la qualité de semer le trouble chez le spectateur lui-même.

Tenue de soirée prend l’homosexualité non comme sujet véritable mais comme métaphore des relations humaines dans la société. Par le mode de l’actif et du passif, les personnages passant du duo au duel, se disposent en dominant et dominé, maître et esclave, prédateur et proie. Plus personne n’a de sentiments ni même d’affections, encore moins de lien. L’amour, l’amitié n’existent plus. Tout est soumis à la loi du revolver ou de l’argent. Le flingue tient en respect, induit la mort violente ; l’argent évalue les êtres comme des biens marchandables, bons à consommer, à jeter. Ainsi Monique tombe sous le charme du beau Pedro, roi du tango, qui lui promet de voir la mer et lui vend des châteaux en Espagne. Ce dernier n’est qu’un maquereau odieux qui lui fera faire des carabistouilles au fond des toilettes d’une boîte de nuit. Il en va de même pour Antoine qui est vendu par Bob, son amant, à un amateur d’art aux tendances pédérastiques. Et Bob, lui-même, n’est habité ni par le remord ni par la crainte.

Les femmes sont vues comme de la viande et les hommes sont humiliés. C’est la société moderne. Les femmes par la pilule sont libres de disposer de leur corps et les hommes de façonner leur sexualité sans responsabilité. Jouir, absolument. L’avant-garde féministe encouragée par la publicité et la sous-culture télévisuelle enjoint les femmes à rompre avec la tradition familiale, à s’émanciper, à se libérer par le travail, évidemment. Mon corps, mon choix, mon loyer. Monique se comporte comme une garce, une femme ignoble, insulte et humilie Antoine qui la considère comme sacrée et intouchable. Monique joue de son prestige pour prendre cet homme déconstruit, produit fade de la société, pour le manipuler. La pluie d’injures au début du film se transforme en averse constante mêlée de mépris et d’acidité. Tantôt elle pleure pour attendrir, tantôt elle mord, crache pour montrer sa puissance. Elle est motivée par le changement, l’aventure, le voyage. Trouvant mieux à se mettre sous la dent, elle veut le remplacer par Bob, sous l’apparence d’un mâle alpha viril et costaud :

« emmène loin des ringards.
– t’es vraiment une salope.
– une salope intégrale, c’est pour cela qu’on va bien s’entendre tous les deux. Deux salopes comme nous, ça devrait faire des merveilles.
– t’as pas vraiment une gueule à faire des merveilles. »

Bob quant à lui est amoureux d’Antoine. Il tombe sous le charme de cet homme chétif, sans charisme, sans argent, mou et sans intérêts. Ce Cro-Magnon en blouson en cuir brule d’amour pour cet homme-soja sur qui toute la société s’acharne. Amoureux, oui, il l’est, un temps, jusqu’au moment de le remplacer par une rencontre d’un soir. Antoine, le seul naïf, cocu et content, fait ce constat terrible de la ménagère négligée : « j’ai tout abandonné pour toi, la femme que j’aimais, tous mes principes, je suis devenu ce que tu voulais, une fiotte, une vraie gonzesse. »

Il y a une telle cruauté des rapports sociaux que l’on se croirait chez Marivaux ou chez Crébillon tant cette littérature de la régence a su capter le jeu des manipulations, des faux semblants, des malhonnêtetés. Tous les gestes sont brusques, violents, à commencer par la baffe de Depardieu donnée à Miou-Miou dans les premières minutes du film, sorte de révélateur de ce qui attend le spectateur. Quand les gestes se font doux, c’est pour cacher un piège, un attrape-cœur et fomenter un complot.

No society répétaient les punks. Blier en fait de même. Il présente une société qui n’a plus aucun horizon. Il n’y a plus de morale, puisque tout n’est affaire que de manipulations et de prédations ; il n’y a pas de Dieu, encore moins d’espérance. L’ennui et l’absurdité dominent. Les cambriolages du trio conduisent à une errance dans un voyage au bout de la nuit ridicule. Les bourgeois s’ennuient et pour combler leur désarroi succombent à la décadence. Monique comme Antoine veut voir la mer et, dans les deux cas, c’est l’impossible voyage : Monique demeure une prostituée et Antoine perd le contrôle, tombe dans la folie. Le couple que forme Antoine et Bob s’empâte. C’est pépère et bobonne sans triomphe. Que ce soit dans le mouvement ou la fixité, les personnages sont dans l’impasse existentielle. « On est tous en cellule, mon petit pote, toi, moi, tout le monde, la vie est une prison, la pire de toute parce que pour en sortir, faut passer l’arme à gauche. Ça sert à rien d’appeler au secours, en liberté, y a pas de gardien, personne vient. T’es tout seul avec ta honte et ta honte je la transforme en bonheur, j’en fais un bouquet de fleur. »

Antoine, l’agneau, le bon gars, est changé en tueur : il assassine un couple de bourgeois, puis un nouveau riche, une tata sectateur de chair fraîche, Pedro le maquereau et blesse gravement le nouvel amant de Bob. C’est un homme bon qui a perdu toute dignité, victime d’une sodomie symbole de déchéance virile et morale. La société pervertit les cœurs purs, bouleverse la bonté et la justice, transforme le beau en laid, corrompt le bien. Antoine en est le produit :

« l’homme que tu as dans ton lit vient de se faire enculer.
– c’est pas grave de se faire enculer, le plus grave c’est d’y prendre goût.
– ben oui.
– t’y prends goût ?
– ben oui. »

L’avant-dernière scène dans la boîte de nuit est grandiose. Le réel se confond avec le délire et le rêve angoissant dont l’esthétique des sous-sols, des spots, du béton font penser à la peinture de Bacon. Tout part en vrille. Après avoir agressé l’amant de Bob, Antoine travesti, perruque et tenue de soirée, force son compagnon à l’emmener voir la mer, un revolver sous la tempe. La voiture traverse une forêt et passe devant un calvaire. Si l’on prend sérieusement Blier, ce plan n’est pas là par hasard. Jésus sur la croix n’est plus qu’une vieille pierre en décoration au bord d’un chemin. C’est un chauve en fourrure et porte jarretelle qui menace le grand voyou qu’est Bob, avec une froideur terrible, une lucidité glacée. La perruque est l’objet qui symbolise la soumission. Bob est à la merci d’Antoine Tout se confond et tout se mélange. Il n’y a plus d’homme ni de femme mais une sorte de créature hybride folle et sans émotions prête à commettre un autre crime.

La dernière scène demeure un mystère. Après avoir dit à Bob que son âme était noire, une ellipse présente à nouveau le trio sur le trottoir, prostitué, prêt à attendre le client, rêvant de vacances au Club med. Conclusion de la fable : plus d’hommes, plus de femmes, mais des êtres indifférenciés ; plus d’amour, plus de couple, plus de famille mais des individus soumis dans une société qui n’offre plus que des consommateurs et des marchandises prêtes à l’usage sous l’espèce du désir et de la sexualité tarifée.

Ce n’est pas sans ironie que des figures mondaines apparaissent caricaturées. Bob ressemble fâcheusement à Jean Genet, voyou et taulard, amoureux et grandiloquent, dont certaines formules lyriques ont de quoi surprendre : « ta bouche et puis ton cœur, je vais le cambrioler ton cœur. Je vais m’introduire et tout piquer. » L’amateur d’art joué par Bruno Crémer a des allures de Roger Peyrefitte entouré de statues d’éphèbes. Antoine, à la toute fin, remettant de l’ordre dans ses cheveux, et du rouge sur ses lèvres, prend des airs de Françoise Sagan. Le regard qu’il jette face à la caméra au moment de la bande finale avec un sourire aguicheur ne lasse pas, les acteurs et le réalisateur sont aussi des prostitués sur le trottoir du show-business.

68 prônait la jouissance sans entrave, la libération des carcans, la destruction des structures au profit de la liberté de l’individu. « On bandera quand on aura envie de bander » dit Depardieu dans les Valseuses. Vingt après, Blier montre la gueule de bois d’après 68, à l’heure du sida et d’Act up. Tous les jeunes révolutionnaires qui revendiquaient la libération sexuelle ont maintenant quarante ans, ont pris du ventre, se sont embourgeoisés. La société est la leur : plus de morale, un horizon sombre et obscur, une vie dans l’impasse et la détresse existentielle.

Il est curieux, quand même, que les films de Blier, de nos jours, aient pris une telle allure réactionnaire, passés de l’autre côté.

Nicolas Kinosky

© LA NEF le 10 novembre 2022, exclusivité internet