Jean d’Ormesson est mort il y a cinq ans. Que reste-t-il de ses livres ? Éclairage sur son œuvre.
En France, chaque siècle a son illustre écrivain. Il y eut Hugo, on se souvient de ce cortège prodigieux suivant le grand conteur à la pensée d’enfant ; il y eut Paul Valéry que de Gaulle honora par des hommages nationaux. Notre siècle eut dans ses premières années Jean d’Ormesson, paré de toutes les grandes distinctions, adulé par le peuple, apprécié des puissants, faisant consensus dans la société, admiré des gens qui ne l’ont jamais lu, plaisant même à ceux qui le méprisaient. D’Ormesson était notre écrivain national. Chose étonnante, quand Valéry mourut, il fut oublié, retenu par quelques forts en thème, quelques agrégatifs, quelques lettrés qui recherchaient telles pages ou tels vers dans sa riche œuvre. D’Ormesson passé de l’autre côté quelques heures avant Johnny Hallyday à l’instar de Cocteau qui mourut le même jour que la Piaf, connaît finalement le même sort. Qui se souvient encore de lui ?
Comme les gens de sa génération qui avaient reçu une éducation solide du primaire jusqu’au baccalauréat, d’Ormesson avait des lettres. Il savait écrire. Qualité remarquable que l’on attribuerait volontiers à tous ces écrivains de sa génération, les Druon et les Déon, les Dutourd, les Nourissier et les Nimier dont la postérité n’est pas encore installée.
Ce normalien écrivait avec facilité, ce qu’on lisait semblait avoir été écrit la veille tant la plume était alerte et vive. Élégant, équilibré, ni trop riche, ni trop dépouillé, demi-sec comme un champagne, le style de d’Ormesson dénote certaines nuances de pâle et de rose-gris propre à la mélancolie. Cette mesure dans la plume, cette noblesse-même, cette constance est définie par André Markowicz, traducteur de Dostoïevski et chroniqueur dans le Monde, comme le « bien écrit ». Selon le traducteur, l’expression « c’est bien écrit » ne se comprend qu’en français et n’a le sens de quelque chose de bien fait, d’équilibré, de simple et de poli qu’en français. Cet académisme qui ne dit pas son nom, hérité des règles et des lois du Grand Siècle, résidu d’une nation qui plaçait haut la langue et faisait de la littérature son suprême art, a cette qualité d’instruire et de plaire.
D’Ormesson avait un goût pour le plaisir. Il en a fait un thème fixe de son œuvre. Rares sont les écrivains qui l’ont traité : Stendhal à l’opéra de Milan, écoutant une œuvre de Cimarosa ; Morand, surtout, prompt, toujours, à nager, à aimer, à voyager, jouisseur discret et furtif ; Sagan consommant et consumant la vie sur route comme sur d’autres rails. D’Ormesson aimait aimer. Il y a eu les bains de mer en Corse, les soirées d’Italie, Venise, évidemment, où ses cendres ont été répandues ; les femmes, le soleil et le goût de l’eau, le sommeil et la paresse. C’était un séducteur, ce qu’il écrivait vous charmez. Mais cette célébration du plaisir, cette évocation de l’amour, cette admiration sans fin pour les choses du monde, de Chateaubriand à Marleen Dietrich, laissait la place à des nombreuses préoccupations métaphysiques.
Combien de livres apparaissant comme des brouillons, Jean d’O a-t-il pu commettre avant d’arriver à C’est une chose étrange à la fin que le monde, son meilleur ouvrage contenant les mêmes questions sur Dieu, les hommes, la création, le temps depuis un demi-siècle ! Doué pour le pastiche de Pascal et d’Augustin, quelque peu osé, dans des livres qui traient du temps, de l’univers et de ses origines, d’Ormesson nous laisse sans doute sa plus belle phrase à la fin d’un Hosannah sans fin : « mais que je sois passé sur et dans ce monde où vous avez vécu est une vérité et une beauté pour toujours et la mort elle-même ne peut rien contre moi. » Jean D’O n’a pas inventé de personnages marquants. Quand il écrit et qu’il n’est ni tout à fait lui-même, ni tout à fait un autre, le plaisir et le temps deviennent des personnages récurrents de son œuvre. L’auteur sait jongler avec les idées.
Au crédit que l’on peut encore porter à d’Ormesson, on dirait volontiers qu’il a toujours demeuré comme il a été. D’Ormesson a fait du d’Ormesson. Il semble avoir été toujours vieux, même coupe, même cravate tricot, même costume. Libre, il n’a succombé ni aux modes, ni aux tentations : on ne le trouve ni chez les surréalistes en fin de vie, ni chez les existentialistes, ni du côté de Sartre, ni du côté de Vian ; ami de Morand, il ne se trouve pas chez les hussards, et ne succombe pas au roman psychédélique et pornographique. Cette tradition de l’homme de lettres combinée à la permanence de l’homme d’esprit, bon à table, excellent dans les salons, ralliant à son brio tous les partis dans une même pièce, était son atout le plus étincelant. Il était l’héritier des grands cercles, se prenait pour un contemporain de madame de Récamier, maniait le bon mot, la bonne formule, faisait des livres comme des conversations. Ce dernier roi soleil, accumulant les postes, les honneurs, les gloires, apparaissait comme un des deniers animaux de cette espèce rare qui travaille beaucoup, écume des bibliothèques, connaît tout sur tout, et passe pour ne jamais travailler. Tout chez lui était français. Jean-Marie Rouart explique que son ami est à lui seul la réconciliation du peuple français : noble figurant l’ancien régime et moderne profondément républicain. Marc Fumaroli, quant à lui, honore un « trésor national littéraire, symbole vivant d’une solidarité mystérieuse entre l’autrefois qui meurt et les lendemains désirés. » Au plaisir de Dieu illustre grandement la présence de la tradition familiale, le portrait de la vieille France, celle à qui l’on fait ses adieux parce qu’elle s’en va. Publié en 1974, ce roman n’est pas une confession rousseauiste et repousse au second plan le je effacé du narrateur, réserve le rôle choral à la première personne du pluriel, prompte à retracer la mémoire de sa propre famille d’ancienne noblesse d’épée et de robe.
Bien loin en-dessous de Chateaubriand, même pas au niveau de Montherlant, techniquement moins bon que Gide, sur le plan de la création romanesque, d’Ormesson, passant à côté de son œuvre, semblait même repousser d’un revers de manche l’idée même qu’elle pût exister. Folie d’auteur, sans doute. D’Ormesson figure comme du doux poil à gratter. Il irrite par des propos abrutis qui confinent à la niaiserie ; il agace par des idées bien faites ; il exaspère par sa fausse modestie et ses confidences geignardes de grand bourgeois qui a réussi. Les faiblesses d’une œuvre méprisée par son auteur lui-même laissent des textes faciles, alimentées par des réflexions pour boomers passées à la télévision comme, jadis, sur le café du commerce, puis couchées sur papier. Et le tout empêche, avec étonnement, qu’on le déteste. Morand, son ami, s’en plaignait déjà : « comment un tel homme qui a deux agrégations et trois licences peut écrire des romans comme Guy des Cars et Madeleine Chapsal ? »
Entre les premières bluettes d’une banalité insignes, les livres d’adieu à la littérature et au monde, les essais sur Dieu, traités de métaphysiques pour péquins moyens, les livres sur lui-même, les romans bilans sur le monde, sa trilogie chrétienne au crépuscule de sa vie et quelques romans épars qui traînent, d’Ormesson a beaucoup trop écrit. Les mêmes idées surnagent, les mêmes citations, les mêmes références. Notons quand même La Gloire de l’empire, son meilleur ouvrage, chronique d’histoire inspirée par la république d’Orsenna dans le Rivage des Syrtes de Julien Gracq et qui, à l’inverse de la science-fiction, fait de l’histoire fiction, dépeint une ville balnéaire du nom d’Onessa, capitale d’un empire dirigé par l’empereur Alexis, et présente cartes, plans, bibliographies fictives propres à nous faire croire à une autre civilisation.
Passant de l’élégance à la brillance, de la légèreté à la mondanité, la plume de d’Ormesson est devenue superficielle, ses écrits sans consistances, sans nerfs, sans viscères. La Douane de Mer ou Histoire du juif errant sont des pavés livrés comme des catalogues du monde où tout y passe de manière fourre-tout. Une cascade de noms connus ou peu connus, ne fait pas un grand livre. Il ne suffit de parler de Saint Jean, du Bhagavad-gîta, de Venise, de Cecco d’Ascoli et de Rutherford pour faire un classique de la littérature. D’Ormesson avait de grands projets : raconter le monde, son histoire et ses origines. On s’étonne qu’une pareille gageure que même Roger Caillois, érudit, son collègue à l’Unesco n’aurait pas osé établir, ait pu être traitée sur ce ton, avec cette facilité, cette légèreté qui finit par devenir un défaut. Voulant se hisser au côté de Lucrèce, Leopardi et Pascal, le bon Jeannot commet des livres corrects où presque rien côtoie presque tout.
D’Ormesson piètre romancier, est passé de l’art de raconter à l’art de se raconter, parlant de lui tout en ne disant rien de lui, nous dupant dans ce marché de dupe qu’est devenue l’autofiction, répandue comme une épidémie mortelle, elle, dès 1968. Alors, il faut se raconter, dire que la vie est belle tout en se désolant de n’être point Chateaubriand, dire que l’on est un idiot du village, un abruti, un nul, un mauvais tout en adorant les honneurs et les gloires du monde ; haïr le moi haïssable, détester dire « je » et emprunter le ton de la confidence, se plaindre et tirer des larmes de regrets comme des aquarelles moroses ; se désoler de sa vie, se repentir d’avoir été un voyou alors que l’on est passé Immortel à la cinquantaine quand d’autres, à cet âge, s’offrent à peine une Rolex. Dieu, que la vie est cruelle pour le musicien des ruelles !
Il y a, ce me semble, un moment où d’Ormesson est passé à côté de son œuvre, au milieu des années 80, à la soixantaine, quand, responsable au Figaro, il s’est mis en tête d’établir une trilogie, le Vent du soir. Elle retrace le parcours des sœurs O’Shaugnessy aux destinées bien emmêlées et folles. Il a voulu se rattacher à la tradition du roman familial mais, las, l’œuvre apparaît sans profondeur, sans bâti sans force par rapport aux Grandes familles de Druon, sans génie devant le modèle des Buddenbrook de Thomas Mann ou des Vice-rois de Federico de Roberto. D’Ormesson aurait pu écrire son grand roman, il en a fait une trilogie à succès franchement oublié.
Intellectuel aux idées fermes mais très vagues, d’Ormesson a longtemps été vu comme le bourgeois de droite, classique, d’une droite presque banale, quelque peu décevante. Libéral, anti communiste, certes, mais attaché à la démocratie, au progrès social et sociétal, il a été un homme de droite comme en font les catholiques libéraux qui confondent la tradition et les biens, participent à la tromperie démocratique et ne se sont jamais préoccupés du pays réel. Son combat acharné contre le président de la République de l’époque, tout en étant décoré de sa main de la plus haute distinction de la légion d’honneur, en dit long sur la tromperie qui prendrait pour modèle Lafontaine et Louis XIV, Chateaubriand et Napoléon, si l’on n’y prenait pas garde. Que dire de sa relation avec François Mitterrand sinon qu’elle voulut se trouver un modèle chez François-René, ambassadeur à Rome, trouvant toutes les qualités au premier consul, vomissant l’empereur, sans jamais s’empêcher de l’admirer malgré sa croisade pour rien. Ce « grand adversaire de Daesh », comme il l’a signifié, a eu le mérite et le courage de dénoncer dans la Croix la persécution des chrétiens d’Orient, en Syrie et en Irak bien avant que l’opinion s’en préoccupât.
Outre son œuvre écrite, d’Ormesson avait une œuvre médiatique. Cet écrivain, le premier, un homme, un vieux, aux yeux bleus, avait des fans qui le connaissaient, l’appréciaient sans jamais l’avoir lu. Il a été le premier produit de l’écrivain de télé, passé de Pivot à Ruquier, coqueluche médiatique transformée en papi gentil, bienveillant, humaniste et malicieux. La blague ! « La vie est une vallée de roses et de larmes, il ne faut pas négliger les larmes et il ne faut pas non plus négliger les roses. » Combien de fois, les verba de Jean d’Ormesson ont pu m’horripiler. Déjà tout jeune homme alors que je l’aimais beaucoup et, comme je ne savais pas qu’il fallait se méfier de ce que les plateaux de tévé nous proposent de consommer, j’éprouvais une terrible contradiction : les bras m’en tombaient tant je trouvais certaines de ses formules d’une démagogie et d’une vacuité sans pareil et j’admirais cet écrivain du bonheur, ce Sagan genré, au masculin, que j’enviais.
Le cercueil de Jean d’O reposait dans la cour des Invalides par un vent glacial. Ici là, avaient reposé sous le drapeau de la France soldats et hommes illustres morts pour le génie du pays. Les yeux bleus du président rappelaient ceux fermés de l’auteur. Dans cette cour, rendue comme la nouvelle Sainte-Hélène, sous l’œil de Napoléon, froide, aux pavements comme des pierres lisses et polies, le président s’approcha du cercueil, y déposa un crayon. La Littérature triomphait, plus forte que la mort, et avec elle, Charlie, la liberté d’expression, l’élégance et cet esprit français. Rien que ça !
Nicolas Kinosky
© LA NEF le 7 décembre 2023, exclusivité internet