Une abbaye à construire !

L’abbaye Sainte-Marie de la Garde, fille du Barroux, démarre un magnifique projet : ériger une abbaye au XXIe siècle. Pour soutenir ce projet enthousiasmant, nous avons organisé une campagne de dons en partenariat avec CredoFunding, ce qui nous fournit l’occasion de présenter ce projet et l’abbaye elle-même : soyez généreux en ce temps de carême !
Entretien avec son Père Abbé, Dom Marc Guillot.

La Nef – L’abbaye se lance dans d’importants travaux : pouvez-vous nous expliquer de quoi il s’agit précisément ?
Dom Marc Guillot –
Dans trois semaines à peine, les pelleteuses s’activeront à Sainte-Marie de la Garde. Implantés depuis vingt ans en ce lieu, le moment est venu pour nous d’agrandir de façon conséquente nos bâtiments. Ces extensions s’imposent tant pour la cohérence du fonctionnement de notre vie conventuelle que pour pouvoir recevoir les fidèles désireux de se ressourcer à l’abbaye. Aujourd’hui, nous n’avons toujours pas de cloître, ni de lieu de culte et de bibliothèque suffisamment adaptés. De plus, le fait d’avoir été gratifiés par la Providence de quelques vocations ces dernières années exige de nouvelles cellules et des espaces pour le travail. Ajoutons qu’au fil des ans, nous sommes toujours plus connus dans la région, ce qui a pour conséquence une augmentation régulière du nombre de personnes souhaitant venir vivre leur messe dominicale à l’abbaye et bénéficier de l’aide spirituelle qu’ils peuvent y trouver : réalité dont il nous faut tenir compte maintenant.

Quel style architectural avez-vous choisi et pourquoi ? Quels seront les acteurs de ce chantier ?
Nous avons fait le choix de construire une abbaye bénédictine d’esprit roman. L’édifice se réinscrira dans une histoire millénaire, celle de l’architecture religieuse monastique européenne. Pensons seulement à ces abbayes parsemant notre terre de France et empreintes de simplicité et de noblesse, d’harmonie et de lumière. Tout cela dans l’unique dessein d’évoquer la beauté de Dieu et de Lui attirer les âmes. Par ailleurs, outre les architectes, les bureaux d’études, les entreprises locales et les frères qui suivront de près l’évolution des travaux, nous aurons un compagnonnage merveilleux : celui de la pierre. Oui ! nous avons dessein de bâtir en pierre pleine, laquelle aura une durée de vie minimale espérée de 500 ans ! Mais si nous optons pour ce mode constructif, c’est surtout parce que les maçonneries de pierre massive offrent un rendu d’une beauté incomparable, une isolation thermique pérenne, une résistance au temps particulièrement intéressante. C’est aussi une réponse aux attentes de notre époque contemporaine, si soucieuse de mettre à l’honneur les matériaux naturels.

Pourquoi construire une nouvelle abbaye au XXIe siècle, alors que tant de bâtiments religieux sont abandonnés ou désaffectés ?
Dieu continue d’appeler des âmes à Le servir et à L’aimer exclusivement. Et à tous ceux qui répondent à cet appel, il faut un toit… une maison adaptée. Or, les bâtiments religieux abandonnés ou désaffectés sont souvent propriété des services d’État. Quand ils ne le sont pas, il peut y avoir bien d’autres obstacles comme : la nécessité de travaux de restauration très onéreux, la proximité d’une ville ou d’une autoroute, le manque de fonctionnalité en rapport avec notre vie bénédictine, l’obligation de visites touristiques qui nuiraient à la clôture monastique, etc. Par ailleurs, ayant trouvé une place de choix au cœur de notre diocèse d’Agen, il est inenvisageable de trouver refuge ailleurs.

Votre fondateur a été Dom Gérard et l’œuvre de votre fondation a été poursuivie par son successeur, Dom Louis-Marie : personnellement, que pensez-vous leur devoir le plus ?
Je dois à Dom Gérard de m’avoir enseigné à temps et contretemps l’esprit de la liturgie. Habité par une constante piété filiale pour le trésor liturgique de l’Église, il nous aidait à nous nourrir quotidiennement de l’Office, des textes de la messe et de la beauté intrinsèque de tous les gestes du culte, au point de laisser le Seigneur forger peu à peu en nous une « âme liturgique » dans laquelle puissent pénétrer les ondées de la grâce, au long de la journée et de toute la vie. De plus, ses homélies, ses commentaires de la Règle, ses conférences, étaient autant d’occasions pour nous provoquer à faire grandir inlassablement la vie intérieure, l’amitié avec Dieu. Quant à Dom Louis-Marie, il a su transmettre, avec une heureuse fidélité, l’héritage reçu de Dom Gérard, alors que nous pouvons deviner combien est toujours délicate la charge de succéder à une si riche personnalité. Ensuite, durant près de 20 ans, l’Abbé du Barroux a accompagné tout paternellement Sainte-Marie de la Garde jusqu’à son autonomie en 2021. Notre gratitude perdurera encore là-haut !

Comment définiriez-vous la vocation et la spiritualité bénédictines ?
Encore jeune homme, pourquoi saint Benoît s’échappe-t-il de Rome et quitte-t-il la vie étudiante et mondaine, les belles-lettres et les promesses de carrière ? Parce que son cœur ne se satisfaisait pas d’apprendre des vérités parcellaires, même les plus agréables et douces à l’esprit. De plus, son âme ne trouvait pas de bonheur comblant parmi les mille et une propositions du monde. Alors, il fit le choix de s’ouvrir à la Vérité tout entière. Cette Vérité qui est aussi l’Amour infini et qui nous est offerte en plénitude dans la Personne de Jésus-Christ. Dès lors, le moine bénédictin – par un appel particulier venant du Seigneur, à travers une certaine radicalité et à l’école de l’immense trésor de la Règle bénédictine – entend vivre en plénitude son baptême et sa foi chrétienne. Et cela, pour s’adonner plus entièrement et plus librement à cette conquête de l’amitié avec Jésus. Toutefois, pour prouver que son amour du Christ est authentique, le bénédictin doit encore en témoigner quotidiennement dans le cadre de sa communauté, à travers une charité fraternelle joyeusement fidèle.

Vous vous rattachez à la tradition du Père Muard, quelles sont ses particularités (par rapport à la congrégation de Solesmes, par exemple) ?
À chacun sa grâce et son héritage ! Mais les éléments qui nous distinguent de la famille solesmienne sont en particulier : le lever de nuit ; des coutumes touchant au silence quelque peu plus strictes ; le travail manuel très à l’honneur en communauté, donc également chez les moines-prêtres ; des ministères intramuros mesurés et respectueux du primat de la contemplation. Telles sont les marques propres des fils du Père Muard, ce moine au cœur d’apôtre.

Construire une abbaye suppose avoir confiance en l’avenir : comment faites-vous alors que partout, dans la Cité comme dans l’Église, les choses semblent aller de mal en pis ? Et au niveau des vocations : êtes-vous épargnés par la crise des vocations qui sévit ailleurs ? Avez-vous une « recette » ?
L’espérance chrétienne est théologale, un don surnaturel de Dieu, qui descend en l’âme et qui lui permet alors de s’attacher au Seigneur avec la force divine et la confiance qui lui viennent d’en-haut. Or, cette espérance-là – d’un tout autre ordre qu’une très humaine « confiance en l’avenir » – est proposée aux moines-bâtisseurs que nous sommes, comme à ceux des siècles passés.
Quant aux vocations, nous sommes touchés aussi dans une certaine mesure par leur diminution et je n’ai pas de recette spéciale sur ce point. S’il en existait une ce serait d’ailleurs inquiétant car l’appel à suivre Jésus de plus près demeure un don tout à fait gratuit de Dieu. Néanmoins, à mon sens, il y a des conditions dispositives pour qu’une vocation puisse naître et s’épanouir. Parmi elles, nos communautés doivent être capables de rayonner de l’héritage reçu, avec son gage d’expérience, de sagesse, d’exigence et d’équilibre. La Règle, les coutumes, l’attachement à vivre fidèlement de l’esprit et des écrits des fondateurs, tout cela est important pour une famille monastique, et finalement pour les jeunes qui la voient vivre.

Une grande majorité de la jeunesse, comme le reste de la population au demeurant, semble bien loin de Dieu et des préoccupations spirituelles : que souhaiteriez-vous dire à la jeunesse d’aujourd’hui ?
Pour rejoindre la pensée de Benoît XVI, nous pouvons dire que le climat ambiant de la société, même chez les jeunes catholiques en apparence les plus protégés de l’esprit du monde et de ses séductions, ne doit pas les empêcher de se poser au moins une fois et sérieusement la question de la vocation. Il leur faut fixer bien en face le regard de Jésus et Lui dire dans le silence de la prière : « Seigneur, que veux-tu que je fasse ? »

Vous célébrez à l’abbaye la messe dite « traditionnelle » : pourquoi ce choix et comment avez-vous reçu le motu proprio Traditionis custodes qui cherche à limiter l’usage de cette messe ? Comment voyez-vous l’avenir de la question liturgique ?
À Sainte-Marie de la Garde, nous conservons l’Office divin et la célébration de la messe selon le rite traditionnel, tels qu’inscrits dans nos Déclarations. Cette richesse quotidienne est liée à notre histoire, mais elle fait aussi partie de notre héritage. Plus profondément, la liturgie traditionnelle est un élément objectif et stable de cet héritage. Nos Déclarations en font foi ; elles sont aussi ce que nous avons embrassé au moment de notre profession religieuse. Dès le début, c’est cette osmose entre la sagesse immense de la Règle et notre liturgie traditionnelle, c’est cet enchevêtrement de sacralité, de beauté simple et riche à la fois, qui ont su le plus adéquatement répondre à mon désir d’être moine.
Quant au motu proprio, tout en le recevant aussi filialement que possible et en tâchant de faire notre examen de conscience en vérité, il a forcément provoqué du remous chez nous et chez les nombreux fidèles qui nous fréquentent. D’autant que, dans le cadre de notre diocèse d’Agen notamment, une véritable communion ecclésiale a toujours été manifeste et ponctuée de gestes la favorisant fortement. Pour ce qui est de l’avenir, « l’homme ne sait pas ce qui sera, et ce qui sera après lui, qui le lui révélera ? » (Qo 10, 14).

Vous-même, en tant qu’abbaye, quelles sont vos relations avec votre évêque, et l’Église en général ?
Avec notre évêque, nous avons tissé depuis dix-huit ans des liens toujours plus forts de confiance et d’amitié. Monseigneur Herbreteau a toujours été un soutien pour le centre spirituel que le monastère devenait de plus en plus dans son diocèse. Il a toujours compté sur la prière des moines parce qu’il a une conscience aiguë de l’importance et de la fécondité de la vie contemplative, particulièrement en notre temps. Nous avons d’autres contacts amicaux avec bon nombre de communautés. Beaucoup de prêtres diocésains viennent se ressourcer chez nous et profitent de l’aide spirituelle d’un moine-prêtre. Quant aux fidèles, leur nombre croît, et leurs « origines » ecclésiales sont vraiment variées. C’est une grande grâce pour le monastère, une forte marque de confiance de la part de Dieu et une immense responsabilité qui nous incombe.

Les monastères ont jadis joué un rôle central dans l’évangélisation de l’Europe : comment se vit aujourd’hui la dimension missionnaire d’une abbaye comme la vôtre ?
Il y a peu, j’ai dû me rendre auprès d’un ancien prieuré clunisien. Il est, depuis des siècles, encerclé d’habitations. Je crois que se dégage là une vérité historique : les moines, génération après génération, ont créé ce village, et ce… sans le faire exprès ! Ils ont vécu selon la Règle de saint Benoît, et celle-ci diffusa autour d’elle cette sorte de civilité, d’humanisme authentiquement chrétien, de valeurs et de repères inattaquables, parce que conformes au vrai, au bien, au beau, parce que conformes à Dieu et par voie de conséquence, conformes au vrai bonheur du cœur de l’homme et de la société elle-même. Ces dernières années, de plus en plus de familles viennent non seulement prendre un temps de recul à l’ombre du monastère, mais encore s’installent non loin de lui pour pouvoir profiter à plein du soutien spirituel qu’offre notre humble Maison de Dieu. Voilà, à ce qui m’en semble, notre dimension missionnaire. Nous essayons aussi d’honorer le grand devoir de l’hospitalité auprès de nombreux retraitants. Souvent, je les vois repartir avec le désir renouvelé de remettre le Seigneur au cœur de leur vie. Cela me remplit de joie, parce que Jésus, « c’est tout » !

Propos recueillis par Christophe Geffroy

© LA NEF n° 356 Mars 2023