George Weigel en 2022 © DR

Ce qu’il faut comprendre à propos de l’Ukraine

TRIBUNE LIBRE.
À l’occasion de la conférence annuelle de la Fondation William E. Simon, l’écrivain et chercheur George Weigel a prononcé le 28 février dernier un long discours qu’il a proposé de publier en langue française sur notre site. Il permettra à nos lecteurs de lire un point de vue américain très situé, résolument ancré dans certaines idées conservatrices du Nouveau Continent : cette ligne très marquée n’épouse pas celle de notre revue, mais elle trouve ici un développement de qualité auquel il est intéressant de se confronter, et que nous sommes heureux de soumettre à votre lecture.

Il y a un an s’est produit un événement considéré comme si improbable au XXIe siècle qu’il a été pratiquement considéré comme inimaginable : un grand État européen avait organisé une invasion à grande échelle et à large spectre d’un autre grand État européen.

L’État envahi ne représentait aucune menace pour la sécurité de l’agresseur, mais seulement pour l’idéologie tordue de son dirigeant. Et dans un autre parallèle effrayant avec le milieu des années 30, les textes écrits pour la première fois au cours de cette décennie des années 30 et que l’on croyait relégués aux oubliettes de l’histoire, sont revenus en force : l’agresseur a pollué l’espace d’information mondial avec un monceau de propagande et de mensonges, tandis que certains Occidentaux, se faisant l’écho de Neville Chamberlain, se demandaient pourquoi ils devaient s’inquiéter de gens « lointains, dont nous ne savons rien ». Aujourd’hui, après une année marquée par la dévastation et la cruauté bestiale d’un côté, et par un courage étonnant de l’autre, la guerre russe contre l’Ukraine se présente à nous comme un moment charnière de l’histoire contemporaine. Il est essentiel de saisir la signification de ce moment pour s’assurer que ce pivot puisse orienter finalement le monde vers la paix, la sécurité et la liberté, plutôt que vers un monde Hobbesien de tous en guerre contre tous.

Que signifie donc l’Ukraine ? Qu’a révélé la guerre russe contre l’Ukraine au cours des douze derniers mois ?

Ce que l’Ukraine signifie pour la politique mondiale, c’est que l’accord apparemment stable de l’après-guerre froide en Europe était en fait une trêve.
Ce que l’Ukraine signifie pour la Russie, c’est que sa culture politique souffre d’une maladie dangereuse fondée sur un faux récit historico-culturel qui s’est métastasé en une forme de paranoïa : une maladie qui a entraîné la descente du pays dans l’autocratie kleptocratique et son exil virtuel des rangs des nations civilisées.
Ce que l’Ukraine signifie pour l’Ukraine, c’est qu’un impressionnant processus de construction de la nation – processus qui s’est accéléré depuis 2013- se soit poursuivi, et intensifié, au milieu d’une guerre pour la survie nationale.
Ce que l’Ukraine signifie pour les États-Unis, c’est qu’il n’y a pas de périodes de vacances dans l’Histoire, et pas plus qu’une échappatoire à une politique mondiale pour l’Amérique et pour les Américains.
Chacun de ces thèmes doit être approfondi et des conclusions doivent être tirées quant à la signification plus large de tout cela en termes de civilisation occidentale.

Mais avant cela, certains faits fondamentaux méritent d’être rappelés. 

La guerre russe contre l’Ukraine n’a pas commencé le 24 février 2022. Elle a commencé huit ans plus tôt, le 27 février 2014, lorsque les forces russes ont envahi la région du Donbass, dans l’est de l’Ukraine, et la Crimée, que la Russie a ensuite annexée illégalement le 18 mars 2014. Cette agression a violé le Mémorandum de Budapest de 1994, par lequel l’Ukraine avait renoncé aux armes nucléaires qu’elle contrôlait depuis la dissolution de l’Union soviétique, en échange d’une garantie de son intégrité territoriale signée par les États-Unis, le Royaume-Uni – et la Fédération de Russie. La réponse occidentale à l’agression russe en 2014 a été faible et mal coordonnée, et une guerre d’usure de huit ans commença dans le Donbass. Au cours de cette période, plus d’un million d’Ukrainiens ont été déplacés à l’intérieur du pays ; quelque 15 000 personnes ont été tuées, dont des séparatistes pro-russes, des soldats ukrainiens et des civils ; l’économie de l’Ukraine a été gravement perturbée ; et tant le président Vladimir Poutine que son ministre des Affaires étrangères, Sergey Lavrov – une sorte de Joachim von Ribbentrop haut de gamme -, se sont livrés au Grand Mensonge de manière époustouflante.  
Comptant sur une réponse tout aussi inerte de l’Occident, les forces russes – terrestres, navales et aériennes – ont frappé l’Ukraine sur un large front le 24 février 2022, espérant atteindre Kiev en quelques jours. Après avoir conquis la capitale, les Russes avaient l’intention de déposer le gouvernement ukrainien démocratiquement élu, de tuer ses hauts fonctionnaires et de s’attaquer de la même manière – c’est-à-dire de manière mortelle – aux leaders de la société civile autour desquels on pouvait s’attendre à ce que se rassemble la résistance à l’annexion de l’Ukraine par la Russie. La résistance ukrainienne féroce à l’invasion, faisant preuve d’un degré de cohésion et de volonté nationales qui a stupéfié de nombreux Occidentaux, a fait échouer les plans de Poutine en vue d’une victoire éclair ; à cette résistance s’ajoute l’incompétence manifeste des dirigeants de l’armée russe, le faible moral et la mauvaise formation de ses soldats, ainsi que la qualité inférieure de leur équipement. 

Suivant un scénario qu’il avait expérimenté en Tchétchénie et en Syrie, le monstre frustré qui dirige le Kremlin a ensuite fait la guerre à la population civile et aux infrastructures de l’Ukraine. La dévastation de l’année dernière a été stupéfiante. L’économie ukrainienne s’est contractée de 30 % en 2022, et selon les estimations actuelles, la reconstruction de ce que la Russie a détruit sans raison en Ukraine coûtera entre 700 milliards et un billion de dollars américains. Certaines statistiques illustrent l’ampleur des dégâts causés par un agresseur militairement maladroit, animé d’une intention génocidaire et n’ayant aucun égard pour les lois de la guerre – ni même pour la correction humaine la plus élémentaire.

Au 9 février 2023, plus de 75 000 infrastructures civiles en Ukraine ont été endommagées ou détruites par les bombardements, les attaques de missiles et les frappes de drones russes, dont près de 60 000 bâtiments résidentiels et maisons, plus de 2 200 écoles et établissements d’enseignement, et plus de 400 institutions médicales, y compris des hôpitaux et des cliniques, dont beaucoup semblent avoir été délibérément ciblés. Près de 500 sites culturels ont été détruits dans tout le pays et au moins 650 autres ont été endommagés.
Près de 4 000 réseaux ukrainiens d’électricité et d’eau ont été endommagés ou détruits. Le système énergétique ukrainien a été la cible de 13 attaques de missiles de masse et de 15 frappes de drones, qui ont endommagé 50 % des installations énergétiques ukrainiennes et coûté au pays 10 gigawatts de capacité électrique, soit assez pour alimenter 7 500 000 foyers aux États-Unis.
Les forces de l’ordre ukrainiennes ont enquêté sur 65 000 crimes de guerre et crimes d’agression au cours de l’année écoulée, dont la mort de plus de 9 000 civils – parmi lesquels près de 500 enfants – et des blessures pour plus de 12 000 autres civils – dont plus de 900 enfants. Ces chiffres augmenteraient probablement d’un autre ordre de grandeur s’ils incluaient les déprédations commises dans la partie de l’Ukraine occupée par les forces russes et auxquelles les autorités ukrainiennes chargées des enquêtes n’ont pas accédé. Des fosses communes de civils exécutés sommairement, parfois par milliers, ont été découvertes à Bucha, Izioum, Mariupol et dans d’autres territoires précédemment occupés par les Russes et libérés par les troupes ukrainiennes. Ces boucheries ont été confirmées par des observateurs internationaux.
Un tiers du territoire ukrainien doit être déminé, un processus qui prendra au moins cinq ans. Depuis l’invasion, 316 000 engins explosifs ont été trouvés et neutralisés.
La destruction des infrastructures s’est accompagnée de déprédations démographiques délibérées. 14 000 enfants ukrainiens ont été enlevés dans les territoires occupés par les forces russes et emmenés en Russie, où leurs données personnelles sont modifiées pour être confiées à des familles russes. Dans ces territoires occupés, les Ukrainiens sont contraints d' »accepter » la citoyenneté russe et reçoivent des passeports russes.
Et puis, il y a eu le traumatisme émotionnel et psychologique pur et simple de tout ce que cela représente.  Il n’y a probablement pas une seule famille ukrainienne qui n’ait pas perdu un parent dans les combats ou lors d’attaques russes délibérées par des missiles, des drones et de l’artillerie : attaques sur des maisons, des blocs d’appartements, des hôpitaux et des écoles. Au début de cette année, environ un tiers de la population ukrainienne, soit quelque 14 millions de personnes, était déplacée à l’intérieur du pays ou réfugiée à l’étranger – bien que certains réfugiés reviennent maintenant. 
En raison de cette barbarie, qui inclut le ciblage « double-tap » visant à tuer les travailleurs humanitaires intervenant lors d’une attaque de missiles ou de drones, la Russie a été condamnée comme État terroriste ou État parrainant le terrorisme en 2022 par la Lituanie, la Lettonie, l’Estonie, la Pologne, la République tchèque et les Pays-Bas, ainsi que par l’Assemblée parlementaire de l’OTAN, le Parlement européen et l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe.

Ce sont là quelques-unes des données de base. Que signifie tout cela ?

Au niveau macro de la politique mondiale, la guerre russe contre l’Ukraine a démenti la conviction d’après-guerre froide d’un grand nombre de personnes en Europe occidentale, et de certains en Amérique du Nord, qu’une Europe-sans-guerre était possible. Peut-être y aurait-il des embrasements occasionnels dans les Balkans, toujours très animés. Mais les grandes guerres entre grands États appartenaient au passé, pensait-on, car d’autres accords de sécurité, fondés sur l’interdépendance économique, étaient en place.
Ce qui semblait être une version du système de paix perpétuelle d’Emmanuel Kant s’est avéré être une trêve, car des forces non quantifiables étaient à l’œuvre sous la surface de l’histoire, tout comme les forces géologiques à l’œuvre sous la croûte terrestre. Et ces forces ont fini par entrer en éruption. Sur cette analogie géologique, un spasme de tremblements de terre dans le Donbass et en Crimée n’a pas réveillé l’Europe et l’Amérique de leurs sommeils kantiens en 2014. Puis vint l’éruption volcanique du 24 février 2022, et le rêve kantien fut brisé.
Un deuxième point, crucial : bien plus que ne le pensent ceux qui affichent des opinions « réalistes », l’expérience de l’année écoulée signifie que la culture est un véritable moteur de l’histoire de la politique mondiale. Dans le cas de la guerre de la Russie contre l’Ukraine, qui est aussi une guerre contre l’ordre européen de l’après-guerre froide et, plus largement, contre la culture politique de l’Occident, le moteur culturel russe s’appuie sur un faux récit historique, selon lequel Moscou serait le seul héritier légitime du baptême des Slaves de l’Est en 988 – qui s’est en fait déroulé près de Kiev, alors que Moscou était une forêt habitée par des loups et des ours. En dépit des complications de l’histoire démographique des Slaves orientaux, ce récit russe – selon lequel les Ukrainiens sont, au mieux, des « petits frères » de l’hégémon grand-russe, et au pire, pas de nation du tout – est tout simplement faux, du point de vue de l’histoire.
Mais cette fausse histoire est à l’origine de l’impérialisme du prince moscovite du 15e siècle, Ivan le Grand, connu comme le « rassembleur des terres russes », et elle a continué à soutenir l’expansion impériale de la Russie pendant des siècles. Elle a même perduré jusqu’à la fin de la période soviétique ; ainsi, en 1988, le régime soviétique de Mikhaïl Gorbatchev a dépensé des sommes considérables pour rénover les églises orthodoxes russes en vue des célébrations du millénaire de cette année-là, ce qui a complètement rayé les Ukrainiens de l’histoire du christianisme slave oriental qui a commencé en 988. Et quelles que soient les véritables convictions de Vladimir Poutine sur ces questions, l’homme qui a un jour qualifié l’effondrement de l’Union soviétique de plus grand désastre géopolitique du 20e siècle a été très heureux d’utiliser cette fausse historiographie pour légitimer sa détermination à faire disparaître l’Ukraine en tant qu’État indépendant et à restaurer un empire russe. Le grand symbole de cela est la statue de 57 pieds de haut du prince kiévien Volodymyr, qui a mené la conversion des Slaves orientaux au christianisme en 988, et que Poutine a érigée dans le centre de Moscou en 2016. 

Ainsi, l’affirmation d’éminents spécialistes de la politique mondiale comme Henry Kissinger et Zbigniew Brzeziński – selon laquelle la Russie sans l’Ukraine ne peut être ni une grande puissance ni le centre d’un empire – est à la fois vraie et insuffisante. En effet, la Russie sans l’Ukraine serait aussi une Russie qui devrait affronter une fiction historique qui a été, pendant des siècles, un facteur de son concept d’identité nationale et de son image nationale.
Outre la croyance selon laquelle des guerres européennes n’étaient plus imaginables, et au-delà de la démonstration du pouvoir continu de la culture en tant que moteur principal de l’histoire, la guerre contre et en Ukraine a également clarifié – ou aurait dû clarifier – qu’il n’existe pas d’ordre international autorégulateur. Quelqu’un – une ou plusieurs puissances – allait mettre de l’ordre dans les affaires du monde. La Finlande et la Suède l’ont reconnu dans leur demande d’adhésion à l’OTAN. D’autres pays occidentaux – en France, en Allemagne et au Congrès des États-Unis – ne l’ont pas fait. Mais lorsque Poutine déclare que son objectif ultime est « l’effondrement de l’hégémonie occidentale« , il doit être pris au sérieux.
Et si par « l’effondrement de l’hégémonie occidentale« , Poutine entend la destruction des systèmes de sécurité internationale et d’échanges internationaux qui ont empêché une conflagration mondiale depuis 1945, tout en créant les conditions permettant à des milliards de personnes de se sortir de la misère, alors aucune personne saine d’esprit en Occident ne devrait souhaiter que le rêve de Poutine se réalise : en affirmant un tel souhait, peu importe combien nous déplorons à juste titre la boue associée à l’impérialisme culturel occidental, ou peu importe combien nous critiquons à juste titre l’approche de l’économie internationale basée uniquement sur les résultats, la politique verte et l’élitisme des « gens de Davos ».
Un monde issu du triomphe des efforts de Poutine pour inverser le verdict de l’histoire dans la guerre froide serait un monde bien pire pour tout le monde, comme le naufrage économique mondial provoqué par la guerre de Poutine au cours de l’année écoulée devrait l’avoir démontré.  Pour reprendre les mots du président Franklin Roosevelt lorsqu’il a tenté d’alerter le peuple américain en 1940 sur les dangers que représentaient Hitler, Mussolini et Hideki Tojo[1], un tel monde serait « un endroit minable et dangereux où vivre – oui, même pour les Américains« .
Les systèmes internationaux que Poutine déplore sous la rubrique d’une « hégémonie occidentale« , peuvent et doivent être réformés. Mais ce que Poutine veut mettre à leur place peut et doit être combattu et vaincu.

En plus de la destruction qu’il a causée en Ukraine, la guerre de Vladimir Poutine contre l’Ukraine a causé d’énormes dommages à la Russie.

Toute opposition politique efficace à la dictature de Poutine a été essentiellement éliminée, car de courageux leaders politiques d’opposition comme Aleksey Navalny et Vladimir Kara-Murza ont été emprisonnés avec des milliers d’autres manifestants contre la guerre. Toute critique publique de la guerre ou des activités belliqueuses de l’armée russe a été interdite car considérée comme une trahison. Ainsi, à Arkhangelsk, une étudiante de 19 ans, Olesya Kriutsova, a été menacée avec un marteau de forgeron lors de son arrestation pour avoir protesté sur les médias sociaux contre l’agression de Poutine contre l’Ukraine ; elle risque maintenant dix ans de prison.
À de telles mesures draconiennes du contrôle de la vie sociale, s’ajoute le fait que le peuple russe vit dans ce qu’une journaliste de télévision russe dissidente, Marina Ovsyannikova, a appelé à juste titre une gigantesque « bulle de propagande » : cette dernière informe régulièrement le peuple russe que l’Occident veut le détruire ; cela a conduit à la quasi-extinction d’une société civile fonctionnelle capable de demander des comptes à l’État russe – ou même désireuse de le faire. La guerre de Poutine a également mis en évidence de manière tragique la subordination de la direction de l’Église orthodoxe russe au pouvoir de l’État russe, le patriarche Kirill de Moscou et de Toute la Russie ayant publié déclaration après déclaration qui frise une bénédiction blasphématoire des agressions et des meurtres commis par l’armée russe en Ukraine.

La falsification du passé russe profond, comme cela vient d’être évouqé, se poursuit par une falsification de l’histoire russe plus récente. Ainsi, un nouveau buste de Josef Staline, dont le seul parallèle en tant que tueur de masse du 20e siècle pourrait être Mao Zedong, a été dévoilé à Volgograd – anciennement connue sous le nom de « Stalingrad » – pour marquer le quatre-vingtième anniversaire de la victoire russe dans cette ville pendant la Seconde Guerre mondiale. L’inauguration a eu lieu juste avant la visite de Vladimir Poutine à Volgograd le 2 février 2022, au cours de laquelle on peut supposer qu’il n’a pas critiqué le bilan de l’homme qui a dit un jour qu’« une seule mort est une tragédie ; un million de morts est une statistique » – et qui a sans doute été responsable de plus de morts russes que son ancien allié, Adolf Hitler.

Pendant les décennies de pouvoir de Poutine, la guerre contre l’Ukraine et en Ukraine a également révélé la profonde corruption des forces armées russes, certes jadis réputées, mais qui sont aujourd’hui victimes d’un écrémage financier et de la corruption de leurs processus d’achats : en témoigne l’éclatement des pneus défectueux de fabrication chinoise des véhicules de transport de troupes russes au début de l’invasion. La guerre en Ukraine a également mis en évidence un énorme fossé technologique : alors que les armes de deuxième génération de l’OTAN entraient en jeu en Ukraine, les armes russes de quatrième et cinquième génération se sont révélées incapables de faire face.
Il y a ensuite la question du leadership. Lorsque les forces russes se sont révélées incompétentes face à la résistance ukrainienne, notamment en raison du manque de sous-officiers et d’officiers subalternes bien formés et prêts à prendre l’initiative de prendre des décisions en temps réel sur le champ de bataille, les envahisseurs se sont appuyés de plus en plus sur les mercenaires du groupe Wagner – dont beaucoup ont été recrutés dans les prisons russes – et sur les irréguliers tchétchènes brutaux fournis à Poutine par son ennemi d’hier – et un allié d’aujourd’hui -, le dirigeant tchétchène Ramzan Kadyrov.
Les combats de la Russie en Ukraine ressemblent à ceux qu’elle a menés pendant la Seconde Guerre mondiale, les troupes de première ligne étant déployées comme de la chair à canon – ou, dans le jargon russe, de la « viande à canon » – dont le simple nombre finirait vraisemblablement par submerger leurs adversaires, quel qu’en soit le coût humain. Il n’est donc pas étonnant que la force d’invasion russe initiale ait compris des unités de crémation mobiles, car Poutine ne voulait pas qu’un flot de cercueils revienne en Russie et fausse ses prétentions à l’omniscience militaire. Cette insensibilité étudiée envers les troupes de l’armée régulière et leurs familles est encore pire chez les irréguliers et les mercenaires. Ainsi, les services de renseignements ukrainiens ont récemment surpris une conversation entre un officier du groupe Wagner qui demandait à ses supérieurs ce qu’il fallait faire des blessés du groupe Wagner ; la réponse a été la suivante : « Déposez les bagages », c’est-à-dire exécutez-les.
La combinaison d’un leadership inepte, d’une infériorité technologique et de troupes peu motivées a entraîné d’énormes pertes russes au cours de l’année écoulée. Au début du mois de février 2023, des représentants du gouvernement américain ont estimé le nombre de tués, de blessés et de disparus à « près de 200 000« . Selon d’autres estimations fiables, ce chiffre serait plus proche de 270 000, ce qui, s’il est exact, signifierait que, statistiquement parlant, chaque Russe ayant participé à l’invasion du 24 février 2022 a été tué, est hospitalisé ou est porté disparu. Ces taux de pertes sont insoutenables, même pour la Russie. Et comme la connaissance de ces chiffres a réussi à s’infiltrer dans le bouclier de propagande de Poutine, les jeunes Russes quittent le pays en masse, non seulement pour éviter la conscription en tant que « chair à canon », mais aussi parce que l’avenir de la Russie semble si sombre.
Une guerre dont l’objectif déclaré était la restauration de la grandeur de la Russie est devenue une guerre qui a démasqué la corruption, l’incompétence et l’auto-illusion de la Russie post-soviétique, tout en exposant davantage les dommages sociaux et culturels extraordinaires causés à la Russie par 74 ans de communisme. 

Qu’est-ce que la guerre sur et en Ukraine a révélé sur l’Ukraine ?

Le président ukrainien Volodymyr Zelensky a gagné l’admiration d’un grand nombre de personnes dans le monde entier pour son expression inspirante de la cause de son peuple. Il est toutefois important de comprendre que le président Zelensky, dont la cote dans les sondages s’effondrait dans les mois précédant la guerre, a suivi son peuple autant qu’il l’a dirigé. Car l’Ukraine est au cœur d’un impressionnant projet de reconstruction nationale : un projet que la guerre de Poutine a, paradoxalement, à la fois menacé et intensifié. La menace est évidente : la menace d’extinction nationale. L’intensification nécessite une petite explication, car la résistance étonnante et soutenue de l’Ukraine depuis plus d’un an – une résistance qui incarne un engagement national qui ne montre aucun signe de relâchement – ne peut pas s’expliquer uniquement par le désir compréhensible de donner un coup de poing sur le nez d’un tyran.
Tandis que les racines de l’identité nationale ukrainienne d’aujourd’hui remontent à un millénaire, la ferveur nationale, le cran et la résilience affichés ces douze derniers mois trouvent leur origine immédiate dans ce que les Ukrainiens appellent la Révolution de la Dignité de Maidan qui eut lieu en 2013-2014. À l’époque, après qu’un président corrompu et favorable à Poutine, Viktor Ianoukovitch, ait cédé aux pressions du Kremlin et ait renoncé à l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne, un mouvement de masse au sein du peuple ukrainien réussit à envahir la place de l’Indépendance de Kiev, le « Maïdan », pour exiger l’annulation de la décision de Ianoukovitch. Pendant des mois, le mouvement Maidan a tenu bon, même contre la force armée.
Et lorsque ce mouvement a finalement triomphé et que M. Ianoukovitch fut contraint de s’exiler en Russie, un manifestant chevronné déclara, avec perspicacité : « Nous sommes venus au Maïdan à la recherche de l’Europe et nous avons trouvé l’Ukraine. » En effet, au cours de ces mois de manifestations au cœur de la capitale du pays, alors qu’il faisait souvent un temps glacial, les Ukrainiens se sont découverts les uns les autres – et ils ont découvert leur cohérence en tant que nation, au-delà des frontières ethniques, religieuses et linguistiques. Une « Ukraine » qui a résisté à l’agression de Poutine, et dans certains cas l’a repoussée, c’est l’Ukraine qui a pris conscience de son identité nationale sur le Maïdan en 2013-2014.

Au cours des années suivantes, un processus bottom-up de renouvellement civique et politique national a eu lieu. L’Ukraine post-soviétique avait souffert d’un système de gouvernance top-down dans lequel Kiev contrôlait à peu près tout. L’aide au développement économique et politique fournie par l’Occident depuis la Révolution de la Dignité de Maidan se concentra sur la construction d’une infrastructure de démocratie ukrainienne – sociale, politique et économique – à partir du niveau local. Il en résulte une Ukraine dans laquelle une masse critique de personnes se sentent réellement concernées par l’avenir du pays et pensent avoir un rôle à jouer dans la construction de cet avenir. Depuis Maïdan, les Ukrainiens ont cessé d’être des « sujets » d’un système de gouvernement lointain, centralisé et sans comptes à rendre, et ont suivi une courbe accélérée d’apprentissage vers un solide sens de la citoyenneté.
Il y a deux ans, personne ne s’attendait à ce que ce sentiment d’identité civique nationale se traduise par un grand nombre de volontaires formant des unités de défense nationale bénévoles pour aider l’armée ukrainienne à défendre Kiev. Mais c’est exactement ce qui s’est passé. « Nous nous serrons les coudes », disent les Ukrainiens aux visiteurs de l’Ouest. Et ce sentiment de responsabilité partagée de la nation a été renforcé par les brutalités des occupants russes. Comme l’a dit Oleksandra Matviicuk, directrice exécutive du Centre Ukrainien pour les Libertés Civiles, lauréate du prix Nobel de la paix, à Jay Nordlinger, les Ukrainiens se battent non seulement pour le territoire qui leur appartient historiquement, mais aussi pour les personnes qui vivent dans ces régions :

« Cette guerre n’a pas commencé en février 2022 mais en février 2014. Cela fait déjà huit ans que je documente les crimes de guerre. Je suis très consciente de ce que les Russes ont fait aux gens dans les territoires occupés. J’ai interrogé des centaines de personnes. Elles m’ont raconté comment elles ont été battues, violées, comment leurs doigts ont été coupés, comment elles ont été entassées dans des caisses en bois, comment elles ont été torturées à l’électricité. Une dame a rapporté qu’on lui avait creusé les yeux avec une cuillère. Nous ne laisserons jamais notre peuple seul dans ces territoires occupés. Il serait inhumain de l’y laisser. »

Comme l’a dit le maire de Lviv, Andriy Sadovy, à Timothy Garton Ash, « L’armée ukrainienne, c’est 42 millions de personnes. » Autrement dit, le pays tout entier est engagé, d’une manière ou d’une autre, dans la résistance à la volonté affichée de Poutine d’éradiquer l’Ukraine.
Ce remarquable processus de construction de la nation s’est poursuivi, et doit se poursuivre dans l’avenir immédiat, mais dans des conditions de guerre. Cela signifie qu’il faut poursuivre les efforts pour lutter contre les diverses formes de corruption endémique de l’Ukraine post-soviétique. Ces efforts sont en cours, le président Zelensky ayant récemment pris des mesures contre un puissant oligarque et une douzaine de hauts fonctionnaires corrompus. Comme l’a écrit Daniel Twining de l’International Republican Institute le 8 février, « loin de balayer la corruption sous le tapis dans une lutte pour la survie nationale, l’administration de Zelensky a redoublé d’efforts pour demander des comptes aux hauts dirigeants – parce que la corruption a été un moteur de l’influence malveillante du Kremlin en Ukraine et que la combattre agressivement fait partie de la lutte du pays pour un avenir démocratique indépendant ». Le maintien et l’extension de cet engagement à lutter contre la corruption seront essentiels pour conserver à l’avenir le soutien occidental à l’Ukraine. …

Alors que l’Ukraine continue de mener ce que son peuple considère comme une guerre « anticoloniale » contre un agresseur « néocolonial« , elle devra également relever les défis de la protection des libertés civiles, et aussi les défis du renforcement des institutions de la société civile. À ce titre, l’un des problèmes est le statut juridique de l’Église orthodoxe ukrainienne affiliée au Patriarcat de Moscou de l’Église orthodoxe russe. Un projet de loi présenté en décembre 2022 proposait de rendre illégales les activités des « organisations religieuses affiliées à des centres d’influence de la Fédération de Russie… ». L’archevêque majeur Sviatoslav Shevchuk, de l’Église ukrainienne gréco-catholique, s’y est opposé à juste titre, arguant que cela ferait de toute Église interdite une Église martyre, et proposant plutôt de se concentrer sur les individus qui sont des traîtres – quelle que soit leur appartenance religieuse. Toutefois, l’archevêque majeur Shevchuk a également souligné que « notre voisin du nord, qui nous tue aujourd’hui, ne peut utiliser aucune des églises pour ses objectifs géopolitiques ». Le fait que ce type de conseil avisé soit accessible au public en Ukraine, alors que le patriarche orthodoxe russe de Moscou dresse des hommes de paille et profère des menaces apocalyptiques – en déclarant publiquement que « toute volonté de détruire la Russie signifiera la fin du monde » -, distingue nettement une société civile dynamique d’une société malade et corrompue. 
Le président Zelensky est confronté à des défis qui continueront à mettre davantage à l’épreuve son caractère et sa politique. Dans les conditions actuelles de la guerre, et par nécessité, l’Ukraine est largement gouvernée par l’administration présidentielle, dont les actions et les décisions sont rendues publiques par les journaux télévisés qui, par décret présidentiel, diffusent un contenu identique et présentent souvent qui sont les représentants du gouvernement. Il existe un véritable échange d’informations en Ukraine grâce aux médias sociaux et à l’Internet. Mais la question d’un quasi-monopole gouvernemental sur les informations télévisées devrait être abordée avant les élections de mars 2024 – tout en tenant compte du fait que les oligarques ont autrefois déformé l’espace d’information ukrainien en détenant ces mêmes chaînes de télévision.
Alors qu’il réfléchit à son avenir, le président Zelensky ferait bien de se souvenir de ce que le roi George III a dit lorsqu’il a appris que le président George Washington ne solliciterait pas un troisième mandat : « S’il le fait, il sera le plus grand homme du monde ».

Et que signifie l’Ukraine pour le monde occidental ?

Ce que l’Ukraine signifie pour le monde occidental, c’est que ce monde doit redevenir sérieux.

Dans le monde occidental, un débat sérieux sur la politique étrangère ne peut pas se dérouler sous la forme d’extraits sonores avec des épithètes hargneuses, qui remplacent la raison et les arguments. … Prenons l’exemple des nouvelles démocraties d’Europe centrale et orientale. Aussi imparfaites soient-elles – et toutes les démocraties sont imparfaites à un degré ou à un autre – les nouvelles démocraties qui ont surgi sous les décombres de l’ancien Pacte de Varsovie sont devenues des alliés fidèles, en partie grâce au soutien que leurs défenseurs des droits de l’homme ont reçu de l’Occident au cours de la dernière décennie de la guerre froide, et que leurs bâtisseurs de démocratie ont reçu dans les décennies qui ont suivi. Ces nouvelles démocraties ont également été, à une exception notable près, des alliés exemplaires de l’Ukraine dans sa lutte existentielle actuelle pour sa survie.
Un débat sérieux sur la politique étrangère, digne d’une grande puissance, ne peut pas non plus être mené par le biais de ce que l’ancien bibliothécaire du Congrès américain, Daniel Boorstin, appelait des « pseudo-événements » : du théâtre politique concocté pour attirer l’attention des médias sur les acteurs et actrices impliqués. … Une résolution du Congrès, qui stipulait que « les États-Unis doivent mettre fin à leur aide militaire et financière à l’Ukraine et exhorte tous les combattants à conclure un accord de paix », a été renvoyée à la Commission des Affaires Étrangères de la Chambre des représentants … Quel genre de signal une telle procédure infantile et irresponsable, pour quelques minutes sur Fox News, envoie-t-elle au courageux peuple ukrainien qui attend des États-Unis qu’ils prennent la tête de la cause de la liberté, et qui a constamment exprimé sa profonde gratitude pour l’aide américaine ?  Quel genre de signal cette posture envoie-t-elle aux alliés vacillants de la France et de l’Allemagne, qui s’imaginent encore que Poutine peut être apaisé ? Et surtout, quel signal cette posture envoie-t-elle à Vladimir Poutine qui, comme toutes les brutes, cherche constamment des signes de faiblesse et d’irrésolution ?
[À défaut de statistiques à l’échelle du monde occidental, prenons en considération] le coût du soutien américain à l’Ukraine : ce soutien est minuscule, tant au regard des 1 600 milliards de dollars de dépenses discrétionnaires du budget fédéral de l’exercice 2023 que de la capacité économique et du pouvoir d’achat des Américains. En 2022, l’aide financière, humanitaire et militaire que les États-Unis (330 000 000 d’habitants) ont fournie à l’Ukraine se classait derrière l’aide accordée à l’Ukraine par la Pologne (38 millions d’habitants), la Lituanie (2,8 millions), la Lettonie (1,9 million) et l’Estonie (1,3 million), classement établi en pourcentage du PIB. Le projet de loi sur les dépenses, adopté au dernier moment par le Congrès en décembre 2022, prévoyait 38 milliards de dollars pour l’Ukraine en 2023 : soit environ la moitié de ce que les Américains ont dépensé en 2022 en pizzas surgelées et au détail.
Oui, la responsabilité de l’aide américaine est impérative, tant pour le contribuable américain que pour le propre développement de l’Ukraine en tant qu’allié digne de confiance. Mais suggérer que les États-Unis ne peuvent pas se permettre de soutenir l’Ukraine – ou ne peuvent pas se permettre de soutenir l’Ukraine tout en s’opposant au soutien de la Chine – n’est tout simplement pas sérieux. 
Que le néo-isolationnisme du moment se fasse passer pour un réalisme en matière de politique étrangère, dans le style du 21e siècle, est tout aussi peu sérieux. Le vrai réalisme – celui concernant la signification de l’Ukraine pour les États-Unis – a été bien exprimé par le sénateur Tom Cotton de l’Arkansas dans un article récent :

« Nous devons soutenir l’Ukraine jusqu’au bout car l’alternative la plus probable n’est pas la paix, mais plutôt un autre « conflit gelé » qui favoriserait la Russie et nuirait à nos intérêts. La Russie conserverait des terrains stratégiques clés et une grande partie de l’industrie et de l’agriculture ukrainiennes. Les prix de l’alimentation et de l’énergie resteraient élevés, ce qui pourrait affamer de nombreuses nations et exacerber la crise des migrants à l’Ouest.
Pendant ce temps, la Russie pourrait reconstruire sa force et s’emparer du reste de l’Ukraine lorsque l’occasion se présenterait. Une telle issue créerait des millions de réfugiés ukrainiens supplémentaires ; elle ferait grimper l’inflation et aggraverait les perturbations de la chaîne d’approvisionnement. La Russie étendrait également sa frontière vers l’Europe. La Moldavie, théâtre d’un autre conflit gelé, serait la prochaine victime. Et après cela, un pays de l’OTAN.
Arrêter la Russie permettra également aux États-Unis de se concentrer sur la menace plus importante que représente la Chine. Une victoire russe nous obligerait à consacrer plus de ressources et plus de temps à l’Europe pour décourager l’expansionnisme russe, créant ainsi des menaces persistantes sur les deux fronts. Mais une victoire ukrainienne et une paix durable sécuriseront notre flanc européen pendant que nous affronterons la Chine. »

Ce que l’Ukraine signifie pour les États-Unis, c’est qu’il est temps pour les adultes de mieux cadrer le débat de politique étrangère. Et cela signifie, entre autres, qu’il faut appeler les personnalités médiatiques et les politiciens qui se comportent comme des enfants irresponsables pour ce qu’ils sont : non pas avec des sarcasmes ou des coups de gueule sur Twitter, mais avec des critiques calmes, claires et dévastatrices. L’Amérique ne sera pas grande, ne restera pas grande ou ne redeviendra pas grande – choisissez votre slogan ! – si nous ne nous comportons pas et ne menons pas nos débats publics comme une grande puissance mature le devrait.

Enfin, que signifie l’Ukraine par rapport à ce moment de l’histoire civilisationnelle de l’Occident ?

La civilisation occidentale souffre d’une maladie mortelle d’égocentrisme, fondée sur des idées défectueuses de la personne humaine, de la communauté humaine et du bonheur humain. Les forces culturelles dominantes en Occident insistent sur le fait que nous sommes de simples paquets de désirs, tous moralement commensurables ou égaux ; que la satisfaction de ces désirs est le sens du bonheur ; et que veiller à la satisfaction de ces désirs est, au nom des droits de l’homme, la responsabilité première de l’État. Pendant ce temps, la culture woke, qui se répand comme une peste à partir de nos institutions d’enseignement supérieur et infecte les bureaucraties de l’État administratif, crée une société de silos dans laquelle la folie raciale, l' »identité de genre » et les « ismes » de toutes sortes sont en quelque sorte censés favoriser la vie en solidarité, alors qu’ils favorisent précisément le contraire : la fragmentation sociale menant à des niveaux dangereusement élevés de maladie mentale, de violence et d’irrationalité publique.
Au cours de l’année écoulée, l’Ukraine et les Ukrainiens ont proposé une autre vision de la condition humaine.
En regardant la mort dans les yeux et en refusant de flancher, les Ukrainiens, soldats et civils, ont rappelé à l’Occident que nous sommes plus que notre subjectivité – que nous pouvons connaître, embrasser et vivre des vérités plus grandes que « moi ». Nous pouvons faire des sacrifices. Nous pouvons faire preuve de courage. Nous pouvons refuser d’être maîtrisés par le mal.  Nous pouvons vivre dans une solidarité qui repose sur les vérités inscrites dans le monde et en nous.
Depuis la Révolution de la Dignité de Maidan en 2013-2014, l’Ukraine, sans s’en rendre compte et souvent de manière imparfaite, a pourtant élevé devant un Occident égocentrique et souvent décadent les quatre principes fondateurs de la doctrine sociale de l’Église catholique : le personnalisme, le bien commun, la subsidiarité et la solidarité.

Soumise à un assaut brutal depuis un an – et en fait depuis l’invasion russe de février 2014 -, l’Ukraine a défendu fermement la dignité et la valeur inaliénables de chaque vie humaine.
Au cours d’une année de guerre sauvage, l’Ukraine a insisté sur le fait que l’exercice de la liberté de chaque individu doit contribuer au bien-être de tous, et non pas seulement à son propre avantage, son propre agrandissement ou sa propre survie.
Depuis le Maïdan, l’Ukraine a mis en place un système de gouvernance décentralisée qui reflète le principe de subsidiarité de la doctrine sociale dans son respect de l’initiative locale, de la prise de décision à partir de la base et du soutien à ceux qui ont besoin de subventions et d’assistance. Le principe de subsidiarité est également incarné par des tactiques de combat innovantes de la part des forces armées ukrainiennes, et par ce que l’ancien commandant de l’armée américaine en Europe, le général Mark Hertling, a appelé leur « culture de l’adaptabilité ». Des groupes de bénévoles de la société civile qui organisent en financement participatif des achats de matériel dont les soldats ukrainiens ont besoin, notamment les drones : cela constitue un autre exemple de subsidiarité à l’œuvre.
Et l’Ukraine a fait preuve et s’est singularisée par l’amitié civique – le sens de la responsabilité mutuelle qui comble les fossés démographiques et se situe bien au-delà des silos identitaires woke- ce qui incarne le principe de solidarité de la doctrine sociale.

L’ouvrage classique de Thucydide, La guerre du Péloponnèse, comporte deux passages mémorables qui ont été cités et étudiés pendant des millénaires. Le premier, le « dialogue de Mélos », est une déclaration classique de la Realpolitik dans sa forme la plus dure, lorsque les Athéniens – les envahisseurs – disent aux Méliens – les assiégés -, lesquels revendiquent un droit naturel à rester neutres entre Athènes et Sparte, que les questions de justice ne lient pas les grandes puissances dans leur comportement envers les petites puissances ; après quoi les Athéniens procèdent à la destruction de Mélos. La seconde est l’oraison funèbre de Périclès pour les morts athéniens après la première année de la guerre, dans laquelle le grand orateur – selon Thucydide – déclare que « le secret du bonheur est la liberté, et le secret de la liberté est le courage ».
Ayant refusé, au prix de sacrifices énormes, de se résigner au sort des Méliens, le peuple ukrainien, en maintenant un moral remarquable et inspirant sous un assaut barbare, a donné l’expression du XXIe siècle à la formule de bonheur de Périclès – mais il y a ajouté quelque chose de grande valeur. Car si le secret du bonheur est la liberté et que le secret de la liberté est le courage, le secret du courage est la foi : la foi en une réalité plus grande que nous-mêmes ; la foi en un destin au-delà de cette vie et de ses grandes mais inévitables satisfactions passagères ; la foi que nous sommes des créatures capables de noblesse et de don de soi, et pas seulement d’affirmation de soi et de volonté ; la foi que la solidarité est possible dans la pluralité ; et enfin la foi que le courage peut vaincre, un jour.

Voilà ce que signifie l’Ukraine. Et c’est pourquoi nous avons une grande dette de gratitude et de solidarité envers l’Ukraine et le peuple ukrainien.

George Weigel
Traduit de l’anglais par Jean-Louis Allez

[1] Premier ministre de l’empire du Japon durant la Seconde Guerre mondiale, de 1941 à 1944 : il fut condamné à mort par le Tribunal de Tokyo.

© LA NEF, mis en ligne le 14 mars 2023 exclusivité internet