Tintin notre copain

À l’occasion du 40e anniversaire de la mort d’Hergé (1907-1983), Bob Garcia (1) a épluché quantité d’articles des journaux où sont parues ses bandes dessinées et présente ainsi tous les albums de Tintin à la lumière des renseignements découverts. Passionnant.

Quoique Tintin soit toujours plus connu dans le monde que de Gaulle, quoique des milliers de livres aient été écrits sur l’éternel jeune reporter célibataire accompagné de son chien blanc, il restait encore un travail à faire sur les derniers secrets de son créateur, Hergé. Un travail de bénédictin à quoi s’est attelé Bob Garcia, écrivain et grand tintinologue ; un travail dont l’idée assez simple n’avait cependant jamais été mise en œuvre : relire les 80 000 pages (!) du Petit Vingtième, du Soir Jeunesse et du Journal Tintin, où ont été publiées d’abord les aventures du héros, pour y retrouver les sources d’inspiration de ses péripéties. Et il faut avouer que la moisson que Garcia en rapporte est édifiante : sur trois cents pages, album après album, notre chercheur collecte d’innombrables pépites dans son tamis.
Ces journaux, fondés pour le premier par un prêtre, l’abbé Wallez, et destinés à la jeunesse, que l’on ne lit pas sans nostalgie, tant l’esprit « scout », catholique et curieux, mêlant humour, morale et dépassement de soi, nous paraît lointain aujourd’hui, ont selon l’auteur constitué la matière première de l’environnement de Tintin. Aussi, cette plongée en eaux profondes réévalue-t-elle notre connaissance du grand Hergé.
Qu’Hergé ait été façonné d’abord par le scoutisme, voilà qui est très connu : « C’est avec le scoutisme que le monde a commencé à s’ouvrir pour moi. C’est le grand souvenir de ma jeunesse. Le contact avec la nature, le respect de la nature, la débrouillardise. Tout cela a été essentiel pour moi et […] ce sont des valeurs que je ne renie pas. » Mais que cela ait continué durant des années à influer sur « Renard curieux », son totem, notamment grâce aux publications dans lesquelles se déroulait Tintin, cela l’est moins. Dès Tintin au Pays des soviets, aventure qui lui est soufflée par l’abbé Wallez, fondateur du Petit Vingtième, la marque scoute se fait sentir : un an auparavant, en effet, un jeune éclaireur danois, Palle Huld, accomplit un tour du monde en 40 jours, pose en photo notamment sur la place Rouge à Moscou, et revient acclamé par une foule en liesse. C’est cette foule que l’on retrouvera fréquemment dans les premiers albums du reporter, à qui ses exploits fictifs octroient une immense popularité, sur le même modèle. Hergé va même jusqu’à mettre en scène en Une du Petit Vingtième le retour glorieux de Tintin, incarné sur la photo par un autre scout, à la Gare du Nord de Bruxelles. Tintin, qui est originellement la réinterprétation de « Totor, CP des Hannetons », est dès le départ ce scout chevaleresque, au grand cœur et décidé à faire régner la justice dans le monde, avec de maigres moyens, et d’immenses réussites, dont les idées, les blagues et les aventures sont alimentées par les autres rubriques du journal.

C’est encore Jules Verne qui est une source de ces aventures, démontre Bob Garcia : Hergé, qui tient avec son compère Jam (Albert Jamin) la rubrique « Le mot de l’oncle Jo » qui fait office d’éditorial de la revue, ne cesse dès 1930 de revenir sur l’auteur français de science-fiction. Presque obsédé par ses livres, il en vante très régulièrement la lecture à son jeune public, et y fait la démonstration de sa connaissance fine. La fusée d’Objectif lune s’en souviendra, mais pas seulement. Le Nautilus influe fortement sur le Trésor de Rackham le rouge, et même sur le sous-marin de poche par quoi s’échappe l’infâme Rastapopoulos dans Coke en stock.
Hergé, qui est un passionné de techniques nouvelles, comme d’ailleurs tous ses contemporains d’avant-guerre, est aussi inspiré, montre Bob Garcia, par un savant bien réel celui-là, le professeur Auguste Piccard. Très médiatique, et prêt à toutes les expériences et prouesses, il sera le modèle du futur Tryphon Tournesol : Piccard est en effet l’homme qui monte le plus haut dans la stratosphère à bord d’un ballon (15 000 mètres dans les années 30) et descend le plus bas sous les mers (12 000 mètres en 1960). Sûr de lui, très médiatique et doué des lunettes et de la chevelure idoines au savant fou, il constitue une figure d’arrière-plan idéale pour notre petit reporter.

Parmi les idées fausses sur Hergé qu’il convient d’écarter, Bob Garcia fait un sort bienvenu au « racisme » dont seraient coupables Tintin et son créateur. Dès Tintin en Amérique, où Hergé peut laisser libre cours à sa passion pour les Indiens (héritée du scoutisme), décrits comme victimes de la « civilisation » américaine, le parti-pris anti-yankee est palpable, comme à travers cet employé de banque qui, braqué, explique à la police : « J’ai trouvé le patron dans cet état, et le coffre-fort ouvert… J’ai donné l’alarme. On a immédiatement pendu sept nègres, mais le coupable s’est enfui. » Les États-Unis d’Amérique sont systématiquement, dans le Petit Vingtième et dans Tintin, décrits comme une contrée fascinante mais barbare, où prohibition, esclavage, racisme, spectacle hollywoodien, industrialisation à outrance (les abattoirs de Chicago), lynchages, kidnappings, banditisme et mauvais goût sont monnaie courante. « Mon Dieu, que l’Europe est charmante ! », conclut en écho un édito du Petit Vingtième.
En revanche, parmi les idées reçues qu’on ne peut écarter à la lecture de ce livre se trouve l’antisémitisme : dans ce sens, Hergé n’échappe pas à la bassesse de son époque, et nombre de ses albums, avant réécriture tardive, baigne dans la caricature la plus ridicule à ce sujet, comme dans L’Étoile mystérieuse, où deux marchands de tapis à l’accent et au nez prononcés se réjouissent de pouvoir faire des affaires durant la fin du monde.

La question des femmes demeure, quant à elle, non élucidée : Hergé assure « aimer trop les femmes pour les caricaturer ». Certainement. Quoi qu’il en soit, et sans doute parce que Tintin a toujours été conçu comme un post-adolescent qui n’a de temps que pour des « aventures viriles », on ne saura jamais quels furent ses sentiments sur ce plan-ci.

Le livre de Garcia est aussi l’occasion d’apprendre qui a inspiré le méchant Müller, d’où vient le gorille de l’Île noire, quels obstacles a rencontrés L’Or noir avant parution, pourquoi le Tibet, etc. Une vraie mine comme on l’a dit, d’où l’on ressort perdu : car, finalement Tintin, ce personnage aux traits si simples qu’ils en sont immédiatement reconnaissables et dont l’existence s’étire sur cinquante ans au milieu d’un siècle si bouleversé, demeure, même après la lecture de ce livre, aussi mystérieux et contradictoire : passionné et réfléchi, solitaire et plein d’amis, mûr et si jeune, plein de générosité et d’héroïsme mais aussi en proie à des préjugés condamnables, frêle et fort, joyeux et sombre.
Peut-on en déduire quelque chose du caractère de son inventeur ? L’immense intérêt de l’ouvrage de Bob Garcia est de confirmer empiriquement ce que notait Benoît Peeters, le biographe le plus célèbre d’Hergé, que « toute sa formation se fit à découvert : sous les yeux de ses premiers lecteurs ». C’est en ce sens que malgré le passage des ans, les vicissitudes de l’histoire, les erreurs politiques, Tintin comme son créateur demeurent des compagnons de jeu perpétuels : l’héroïsme y est spontané, à la portée du premier venu, familier si l’on peut dire. En quoi Tintin demeure, mieux que « notre copain », notre frère, notre image rêvée, notre idéal enfantin et adolescent, et ne peut jamais vieillir.

Jacques de Guillebon

(1) Bob Garcia, Hergé, les ultimes secrets, Éditions du Rocher, 2023, 322 pages, 19,90 €.

© LA NEF n° 357 Avril 2023