«C’est un scélérat qui parle. » En ouvrant son nouveau roman avec la célèbre didascalie par laquelle Molière feignit de condamner son Tartuffe, pour tenter d’amadouer les censeurs, Patrice Jean ne se contente pas d’un clin d’œil complice aux victimes du nouveau clergé culturel ; il place son livre sous le signe d’une hypocrisie qui rend tous les mots potentiellement trompeurs, mais à laquelle, surtout, nul ne peut prétendre échapper. Son narrateur, journaliste culturel nantais, prend ainsi l’habitude d’envoyer deux versions de ses articles à son patron, l’une sincère et volontiers sarcastique, l’autre édulcorée par avance pour la publication. Demi-courage ou demi-lâcheté, le lecteur jugera.
« C’est un spectre qui parle. » En modifiant sa phrase inaugurale au milieu du roman, Jean assure une profondeur nouvelle à son récit. Le tableau d’un monde envahi par le conformisme anti-raciste, jeuniste et féministe, dont la famille, l’amour et la littérature sont les premières victimes, devient une réflexion plus hésitante sur le passage des générations et sur la fin d’un monde. Au-delà de la satire des nouveaux abbés Bethléem, La vie des spectres est un ample roman de la mélancolie de l’homme blanc, mari et père, condamné à la solitude s’il n’a de goût ni pour la soumission aux impératifs du temps, ni pour la contre-attaque militante (Jean pastiche avec autant de talent le pamphlet scatologique « identitaire » que le lyrisme sensuel de l’émancipation féminine).
Tremblement romanesque, donc, au-delà du pied de nez supposément réactionnaire : les spectres du titre ne sont pas que les fantoches médiatiques désertés par l’esprit, mais aussi les voix d’outre-tombe qui aident à vivre, les figures féminines fugaces (la meilleure signature de Patrice Jean, peut-être) et finalement le narrateur lui-même, qui ne sait plus trop à quel monde il appartient.
À l’arrivée, c’est sans doute au spectre paternel d’Hamlet qu’on pense, parce que l’enjeu principal de ce roman foisonnant (on y découvre aussi une étrange épidémie liée au langage) est l’effacement du père et la possibilité de sa survie. C’est ce qui fait de La vie des spectres le roman le plus ambitieux de Patrice Jean depuis La Poursuite de l’idéal et, probablement, le plus balzacien de tous ses livres.
Henri Quantin
Patrice Jean, La vie des spectres, Le Cherche Midi, 2024, 22,50 €.
© LA NEF n°372 Septembre 2024