Hassan Nasrallah, chef du Hezbollah depuis 1992, et le cardinal Bechara Raï, Patriarche maronite d'Antioche et de tout l'Orient depuis 2011.

Menaces sur l’existence du Liban

De crise en crise, le Liban perd peu à peu son identité et sa vocation de « pays-message », selon la formule de saint Jean-Paul II, pour devenir un « pays-otage ». Explication d’une situation complexe.

«Si un président n’est pas élu très vite, ce sera la fin du Liban politique. Il ne restera que le Liban géographique. » Cette sombre perspective a été émise le 29 mai dernier par l’ancien ministre français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, émissaire spécial de l’Élysée, alors qu’il achevait une nouvelle visite à Beyrouth (1). Il s’agissait pour lui d’aider les dirigeants libanais à sortir d’un grave problème interne, à savoir le vide institutionnel consécutif à la fin du mandat de l’ancien président, Michel Aoun, venu à échéance le 31 octobre 2022. Depuis lors, le Liban est privé de chef d’État, tandis que le gouvernement sortant se contente de gérer les affaires courantes (2). C’est la cinquième fois, depuis l’indépendance (1943), que ce petit État du Levant est confronté à une telle instabilité dont les causes sont aussi extérieures. Ne s’agit-il pas de faire perdre au Liban son identité et sa vocation de « pays-message », selon la formule de saint Jean-Paul II, qui synthétisait l’idée développée avant lui par Pie XII ?
Dans un article intitulé « Du chaos au délitement : la dérive de l’État libanais », l’universitaire libanais Joseph Maïla décrit « la déliquescence politique » comme « l’envers d’une désertion morale des hommes de pouvoir » mais aussi comme une « stratégie » : « Celle de la déconstruction d’un système politique, prélude à la réduction du Liban à un état de vassalité régionale permanente ». Maïla rappelle les règles constitutionnelles relatives à l’élection présidentielle, qui incombe aux députés. Si le président de la Chambre s’abstient de convoquer les élus – c’est le cas avec Nabih Berri, titulaire de ce poste depuis 1989 –, ceux-ci peuvent se réunir « de plein droit » pour procéder à l’élection, laquelle doit être validée au deuxième tour par un quorum des deux tiers, soit 86 voix sur 128 (art. 73). Or, des manœuvres politiciennes (accommodements pré-électoraux, retrait de groupes parlementaires après le vote du premier tour pour éviter l’échec de leur candidat) peuvent contribuer à rendre le vote juridiquement caduc.
La journaliste Layal Dagher en tire ce constat : « Au Liban, le chef de l’État est souvent choisi bien avant que la Chambre ne se réunisse, sur fond de consensus entre les différents partis politiques. Il doit également bénéficier du feu vert des puissances régionales et internationales ». Les médiations étrangères évoquées ici ont pris les couleurs d’un quintette diplomatique (États-Unis, France, Arabie-Séoudite, Égypte et Qatar). Chargée d’aider les protagonistes libanais à s’entendre sur un futur président, cette initiative s’est récemment adaptée au contexte issu du déclenchement de la guerre qui, depuis le 7 octobre 2023, oppose à Gaza l’armée israélienne (Tsahal) au mouvement palestinien Hamas et à son allié libanais, le parti chiite Hezbollah. Or, ce dernier exige l’élection du chef des Marada (3), Sleiman Frangié, son allié maronite qui bénéficie aussi de l’appui du parti Amal (4) dirigé par Nabih Berri, président de la Chambre des députés depuis 1992.

Un imbroglio politique

Opter en faveur de Frangié pouvait sembler être une solution acceptable pour sortir le Liban de sa crise malgré le refus d’une majorité de chrétiens. D’où la proposition émise par le quintette : en contrepartie de la victoire de son candidat, le Hezbollah s’engagerait à retirer ses combattants de la région méridionale jouxtant Israël pour y céder la place à l’armée libanaise et à la FINUL (troupes de l’ONU chargées d’assurer la sécurité à la frontière). Mais cette proposition a été rejetée par le Hezbollah qui a refusé d’échanger la présidence contre son rôle au Sud, invoquant pour cela des raisons « stratégiques ». De son côté, Frangié a alors annoncé : « Je resterai jusqu’au bout de la course », avant de s’ouvrir récemment à la perspective de l’élection « démocratique » de l’un de ses rivaux, Samir Geagea, chef des Forces Libanaises, auquel l’oppose pourtant un lourd passif.
Au même moment, Gebran Bassil, chef du Courant patriotique libre, longtemps partenaire du pacte signé en 2006 entre son beau-père, le général Michel Aoun, et Hassan Nasrallah, chef du Hezbollah, a pris des distances avec ce dernier jusqu’à refuser la candidature de Frangié et à se prononcer pour la tenue d’un dialogue sous la houlette de N. Berri, ce que l’opposition considère comme « une coutume anticonstitutionnelle ». Face à une situation aussi confuse, « l’intérêt international et régional pour l’élection d’un président au Liban a nettement baissé », a noté la journaliste Scarlett Haddad.
L’une des retombées les plus dangereuses de cette crise est que le Liban se trouve privé de toute maîtrise de son avenir à l’heure où il est confronté à des dangers croissants, sur les plans intérieur et géopolitique. Depuis sa création en 1982, le Hezbollah, partenaire de l’Iran au Proche-Orient et désormais participant au pouvoir (parlement et gouvernement), s’est imposé comme le représentant de la communauté chiite qu’il soumet à une autorité croissante, notamment grâce à ses œuvres sociales et culturelles. Richement doté et équipé militairement par le régime iranien (60 000 combattants, 150 000 missiles et roquettes), il rivalise avec l’armée libanaise qu’il entend supplanter dans la défense du territoire, notamment face à Israël. Il profite aussi de l’impuissance de l’État à faire respecter les résolutions 1559 (2004) et 1701 (2006) de l’ONU qui interdisent toute présence milicienne dans cette région. Le Hezbollah s’implique en outre dans la défense de la cause palestinienne, comme le montre son engagement politique dans la guerre de Gaza et la multiplication de ses opérations militaires contre le territoire israélien, décidée unilatéralement en dehors de toute provocation israélienne et de toute concertation avec les dirigeants libanais. Ce qui a inspiré cette remarque à l’éditorialiste Anthony Samrani : « Voilà bien longtemps que le Hezbollah n’est plus un État dans l’État, c’est un État au-dessus d’un non-État, personne n’a les moyens de le briser ».
Un autre problème échappe aux autorités libanaises : la gestion des réfugiés étrangers, en particulier des Syriens qui fuient leur pays depuis le début de la révolte de 2011. Leur nombre, estimé à 1,5 million pour une population totale de 5,5 millions, a de lourdes conséquences sur l’économie et la sécurité du pays qui supporte en outre le poids des 250 000 Palestiniens, descendants des exilés chassés d’Israël en 1948. Le pays souffre par ailleurs de l’exode d’un nombre croissant de ses propres ressortissants, en particulier des chrétiens, gravement touchés par les affrontements Israël-Hezbollah au Sud. Avec un taux déclinant (54 % en 1956, 32 % aujourd’hui), ceux-ci perdent une grande partie de leur influence dans ce pays qui leur doit largement son existence.

L’action de l’Église locale

Face à cette crise qui, après bien d’autres, a transformé le Liban en « pays-otage », l’Église locale ne reste pas inerte. Depuis des mois, le cardinal Béchara Raï, chef des maronites, ne cesse d’invoquer l’urgence d’un nouveau président, n’hésitant pas à mettre le Hezbollah face à ses responsabilités et à contester son prétendu « héroïsme ». En réaction, ce dernier accuse le prélat d’être « instrumentalisé par Israël ».
Par ailleurs, le patriarche a parrainé l’organisation de congrès, auxquels ont aussi participé des dignitaires musulmans, afin de préparer l’émergence d’un nouveau Liban. Ces séances ont abouti à l’élaboration d’un document intitulé « La rencontre de l’identité et de la souveraineté ». Mettant l’accent sur la citoyenneté, ce texte recommande la suppression du confessionnalisme au niveau des trois présidences, du pouvoir législatif et dans toutes les administrations, le rééquilibrage des circonscriptions électorales, la création d’un sénat représentant les 18 confessions reconnues, l’élection du président au suffrage universel avec possibilité pour lui d’appeler à des référendums « en cas de profondes divisions », ainsi que la reconnaissance de la neutralité du Liban pour lui épargner « la politique des axes régionaux et internationaux ». Le texte a été remis au Vatican.
Dans une homélie prononcée le 7 juillet dernier, le cardinal Raï a insisté sur la vérité. « Nous ne pouvons pas continuer à rester en dehors de la vérité et à vivre dans le mensonge alors que notre patrie s’effondre avec ses institutions étatiques. Nous devons promouvoir la culture de la vérité qui nous conduira à la franchise et à la réconciliation. »

Annie Laurent

(1) L’Orient-Le Jour, 30 mai 2024. Les autres citations de l’article proviennent de L’Orient-Le Jour.
(2) En application du système confessionnel instauré lors de l’indépendance du Liban (1943), le poste de chef de l’État est réservé à un chrétien maronite, celui de Premier ministre à un musulman sunnite et celui de président du Parlement à un musulman chiite.
(3) Parti politique libanais chrétien fondé par S. Frangié, président du Liban de 1970 à 1976.
(4). Parti politique libanais chiite.

© LA NEF n°372 Septembre 2024