L’Homme sans qualités ou le labyrinthe viennois de Robert Musil

Le roman de Robert Musil, L’Homme sans qualités, compte parmi ces romans fondateurs de la littérature qui demeurent pour certains illisibles et pour d’autres si denses qu’on renonce à aller jusqu’au bout de leur lecture. Il s’agit pourtant de la vaste fresque apocalyptique du monde d’hier, sous l’empire du vieux Kaiser Franz Joseph.

Né en 1880 à Klagenfurt, en Carinthie, ingénieur et militaire de formation, Robert Musil publie en 1906 une première œuvre scandaleuse, Les Désarrois de l’élève Törless, contre-roman d’apprentissage qui fait le portrait d’une élite dans un lycée militaire. Un jeune homme sert de souffre-douleur à un groupe d’amis. Entre l’un qui justifie ses sévices par l’idéal de l’homme nouveau et l’autre qui s’y oppose par moralisme kantien aux mains propres, sur fond de désirs homosexuels larvés, on voit éclore les doubles fictifs de Seyss-Inquart et de Kaltenbrunner qui participeront plus tard à l’annexion de l’Autriche au troisième Reich.

Parmi quelques œuvres de Musil, on peut citer une nouvelle, Grigia, qui se passe dans les alpages ; une pièce de théâtre, Vincent ou l’ami des personnalités, et des opuscules qui composent le recueil de ses œuvres Pré-posthumes publiées en 1936. La grande œuvre de Robert Musil reste L’Homme sans qualités, publié en 1930 et en 1932, en deux volumes, à Berlin. Le roman de Musil apparaît à une époque riche sur le plan littéraire, au parfum de pessimisme, sur fond d’effondrement du Reich prussien : Berlin Alexander Platz d’Alfred Döblin (1929) et Les Somnambules d’Hermann Broch (1930) illustrent cette période. Musil, dans la Vienne « d’après », parle de la Vienne « d’avant ».

Cet ouvrage de 1800 pages ne raconte pas grand-chose. Quel paradoxe ! Après avoir parlé de la météo, du bruit et du mouvement de la capitale, d’un accident au coin d’une rue, voilà que l’on tombe sur Ulrich, trente-deux ans, mathématicien, décidant de « vivre hypothétiquement » et déclarant « prendre sa retraite du monde ». L’action du roman se résume ainsi : en 1913, l’empereur Franz-Joseph demande à un comité, l’Action parallèle, d’organiser son jubilé pour ses soixante-dix ans de règne, en 1918. Charge est confiée à un groupe de jeunes bourgeois d’avoir des idées. Le lecteur voit ces gens discuter intensément sans jamais déboucher sur quelque projet que ce soit. Musil surnomme l’Empire autrichien la « Cacanie ». Au-delà de l’image scatologique qui transparaît, la Cacanie est aussi l’empire des cancans et du blabla. Un chapitre s’intitule par ailleurs : « le comité pour l’Elaboration d’une Initiative en vue du soixante-dixième anniversaire de l’Avènement de sa Majesté commence à siéger ». Rien qu’au titre, on imagine la faillite de l’entreprise.

L’expression « homme sans qualités » est passée dans le langage pour parler d’un homme falot ; or ce serait un contre-sens que voir Ulrich ainsi. Le terme « eigenschaft » ne signifie pas qualité mais plutôt caractère. Pour parler de qualité et de défaut, on dira « gute eigenschaft » ou bien « schlechte eigenschaft », faisant d’Ulrich, puisque le mot est employé seul et sans adjectif, un personnage par-delà le bien et le mal. On emploie en chimie le terme « eigenschaft » pour désigner la propriété d’un élément. Ulrich n’appartient à aucune doctrine, aucun parti, aucune faction. Il apparait comme le type de l’homme nouveau, tenté par une sorte de voie fasciste qui souhaite voir l’Apollon du Belvédère être remplacé par l’homme machine ou comme un réactionnaire partisan de la conservation, voire comme un nihiliste désabusé. Enfin, « eigenschaft wie » peut se traduire par « en qualité de », comme pour exposer les titres et les honneurs d’une personne. Ulrich est le contraire d’une figure héroïque ; c’est un bourgeois qui observe le monde comme il tourne se concentrant sur sa sensualité avec sa maîtresse, Bona Dea. Il faut aussi opposer qualité et quantité. La quantité est le signe du bourgeois qui amasse, accumule et collectionne. Ulrich est cet homme qui a renoncé à un ordre qualitatif, esthétique et artistique, pour être celui qui capitalise. Enfin, l’Homme sans qualités chez René Guénon, c’est l’homme du Kali Yuga, le dernier état d’existence avant la dissolution. On en déduit alors qu’Ulrich est le dernier homme de l’Autriche-civilisation.

Un monde de jeunes bourgeois et d’aristocrates décadents gravitent autour d’Ulrich. Tout le roman voit s’affronter le réalisme et l’idéalisme ; le pragmatisme de l’aristocrate fonctionnaire Leinsdorff et la quête d’absolu de Diotime, la cousine d’Ulrich. Son mari, le sous-secrétaire Tuzzi est un homme en gris tandis que son amant, le docteur Arnheim est la figure du Grand-écrivain qui correspond « au grand temps de l’industrie ». Walter et Clarisse, un couple d’amis du protagoniste, illustre cette tension qui consiste pour l’un à imaginer qu’il n’y plus d’art et d’espoir et pour l’autre à vouloir renouer avec le génie artistique, le sens du beau et Wagner. Cette élite en suspens, sûre de gérer la complexité du réel, demeure stérile, devisant et jasant à l’encan.

La deuxième partie du roman est faite de grandes tirades, d’histoires d’amour avortées, d’idées vraies ou en carton. Sa fin ressemble à une sortie de labyrinthe qui débouche sur 1914 et l’entrée en guerre qui va mettre à plat tous les projets entrepris. Diotime, de l’Action parallèle, peut bien parler de « l’Empereur de la paix » et de « l’Autriche universelle », ces idées sonnent faux. Au XIXe siècle, trois entités ont illustré les formations nationales en Europe : la France, patrie de l’universel ; l’Allemagne, qui a une idée élective de la nation et du volksgeist, et l’Autriche, qui est une mosaïque de peuples dont l’unité est maintenue par l’armée et l’Eglise. On laisse aux lecteurs le soin de lire La Dame Blanche des Habsbourg de Paul Morand pour se convaincre de l’effervescence des peuples réglée par la réaction pragmatique et administrative de cet Empire du milieu qui, comme l’a pensé Claudio Magris dans Danube, se résume par ces deux idées : la supranationalité et le plaisir. Après la mort de l’empereur en 1916 et la fin de l’empire en 1918, l’Anschluss de 1938 est une défaite pour certains et pour d’autres une évidence : l’Autriche devait se rattacher au Reich. Musil nous expose les velléités d’un certain milieu qui cherche à remplacer le néant de l’Empire par le grand sentiment germanique, la nature ayant horreur du vide, et songe du rattachement à la grande Allemagne, défendu par l’entourage antisémite de Gerda Fischel, elle-même juive, dans le roman, et par Karl Lueger, ancien maire de Vienne et modèle d’Hitler.

L’élite à laquelle appartient Ulrich n’en demeure pas moins viciée quand elle pérore sur Moosbrugger, un fou qui a tué sauvagement une prostituée. Ulrich y voit le geste d’un homme perdu et innocent et Clarisse la manifestation artistique d’un musicien frustré. Dans la deuxième partie du roman qui s’ouvre par la mort du père, on voit Ulrich se rapprocher de sa sœur, Agathe. Les deux entretiennent une relation incestueuse, confirmée dans une fin alternative mais jamais retenue par Musil où l’on voit le frère et la sœur coucher ensemble. Alors même que cette bourgeoisie cherche à sauver la civilisation, elle participe, par ses idées et ses mœurs, à sa propre dégénérescence.

Le roman de Musil a la particularité d’être inachevé. Les Nazis arrivant au pouvoir à Vienne en 1938, l’auteur part en exil et son livre est interdit. Ruiné, il meurt à Genève en 1942. Une autre raison consiste à penser que Musil s’est perdu, piégé dans le labyrinthe de son roman, sans pouvoir en sortir. On peut se dire que cet inachèvement prend tout son sens quand on sait qu’Ulrich est un personnage voué à l’inexistence, que l’Action parallèle est un échec et, qu’après 1913, succède la guerre. L’inachèvement dit aussi quelque chose de la crise du roman moderne : le roman se referme sur la conscience d’un personnage perdu dans ses pensées, pensées souvent gonflées comme des ballons d’hélium, racontées par un narrateur acerbe qui se moque avec ironie. Musil considère le roman comme un essai philosophique romancé dans lequel chaque chapitre peut être pris de manière autonome avec pour unité le néant des hommes dans une histoire vaine d’une société en fin de course, sans avoir jamais la volonté de l’achever car, après tout, à quoi bon terminer une œuvre quand il n’y a plus rien à terminer ?

Nicolas Kinosky

© LA NEF, exclusivité internet, mis en ligne le 17 septembre 2024