©Wikimedia

Ne pas oublier le Soudan

On consacre beaucoup de temps au conflit israélo-palestinien. Disparu des radars médiatiques entre fin 2014 et 2023, ce serpent de mer a effectué son grand retour à la faveur des pogroms menés par le Hamas le 7 octobre 2023 et de la guerre à Gaza déclenchée ensuite par Israël. L’immense attention qu’il reçoit est pleinement justifiée, à la fois du fait du drame humanitaire qui se déroule dans la bande de Gaza et en raison de ses conséquences géopolitiques. Toutefois, un autre conflit passe, lui, inaperçu, et ce malgré l’ampleur des désastres : la guerre civile au Soudan.
Revenons sur le calendrier des faits. En 1989, le général Omar el-Bechir, appuyé par les islamistes, prend le pouvoir. Il mène deux guerres meurtrières. La première a lieu au Darfour, où la population noire (pourtant aussi musulmane) est massacrée par le régime arabe d’el-Bechir. Le bilan s’élève à 300 000 morts et trois millions de déplacés. La deuxième est menée contre les séparatistes noirs (chrétiens et animistes, eux) du sud du pays. Elle aboutit à l’indépendance du Soudan du Sud en 2011, privant l’État soudanais d’une grande partie de ses revenus pétroliers. En 2019, el-Bechir est finalement renversé par une vague de manifestants fatigués de la dictature militaire. Un gouvernement de transition mi-civil mi-militaire se met alors en place. Des espoirs de démocratisation voient le jour. Las ! En 2021, l’armée reprend la totalité du pouvoir par un coup d’État. Exit le rêve démocratique soudanais.
Les deux hommes forts de cette nouvelle junte sont des généraux : Abdel Fattah el-Burhan, patron de l’armée régulière, devient chef de l’État, tandis que le général Mohamed Hamdan Dogolo « Hemetti », chef des milices paramilitaires janjawid (utilisées précédemment par le gouvernement soudanais pour massacrer la population du Darfour), devient le numéro deux. Mais les deux alliés ne tardent pas à devenir rivaux. Hemetti se verrait bien en numéro un, calife à la place du calife. Il refuse l’intégration de ses milices janjawid à l’armée régulière.
En 2023, Hemetti prend les armes : s’ouvre alors une guerre entre les deux généraux, dans laquelle les milices janjawid d’Hemetti affrontent l’armée régulière. Très vite, même si elles sont dépourvues de chars lourds et d’aviation, elles remportent de nombreux succès et s’emparent d’une bonne partie de la capitale, Khartoum, contraignant le gouvernement à se réfugier dans la ville de Port-Soudan, sur la Mer Rouge.
Derrière ce conflit entre deux hommes se cache en fait une division ethnique. Comme le souligne l’africaniste Bernard Lugan, l’armée régulière représente des populations nubiennes (arabophones), vivant sédentairement le long du Nil, et qui forment la colonne vertébrale de l’État. Par contre, les milices janjawid sont composées de Bédouins arabes qui nomadisent dans les déserts de l’ouest du pays, évoluant entre Soudan, Tchad et Libye. Pour les protagonistes, il s’agit de s’emparer des richesses du pays : l’ancien chamelier Hemmeti possède d’ailleurs déjà une bonne partie des mines d’or du Darfour, ce qui lui permet de s’offrir les onéreux services de communicants pour tenter de séduire les opinions occidentales.
Dans cette guerre entre généraux, qui met aux prises deux factions, la population reste inerte. Elle vit un véritable cauchemar : 150 000 morts depuis 2023, 8,5 millions de déplacés (dont 1,5 million dans les pays voisins), bombardements, guérilla urbaine à Khartoum, exécutions et détentions arbitraires, viols de masse, tortures… Il faut lire les reportages de Bastien Massa dans Le Figaro pour mesurer l’ampleur du drame. Si les deux camps se complaisent dans la barbarie, il semble que les milices d’Hemetti soient à l’origine de la majorité des atrocités.
Les ingérences étrangères ne manquent pas. La Turquie, très active en Afrique, n’oublie pas que le Soudan fut jadis une possession ottomane et soutient le gouvernement contre les rebelles. Il en va de même pour l’Iran et l’Arabie Séoudite. Au contraire, les Émirats arabes unis et le régime du général Haftar, qui tient l’est de la Libye, ont pris le parti d’Hemetti. Cette divergence sur le dossier soudanais est d’ailleurs l’un des nombreux points de friction entre les alliés émirati et séoudien, qui ont de plus en plus de mal à s’entendre. Quant à la Russie, elle semble entretenir des intelligences dans chaque camp. Hemetti est ainsi réputé pour ses liens avec Moscou et avec Wagner, qui lui aurait livré des missiles. Mais la Russie a également signé en mai 2024 un accord avec le gouvernement soudanais pour installer une base navale dans le pays, en échange de livraisons d’armes. Si la Russie ménage ainsi les deux parties et multiplie les appels au cessez-le-feu, c’est parce qu’elle cherche à prendre pied durablement au Soudan et a donc intérêt à ce qu’il soit le plus stable possible.
Il serait donc grand temps de s’intéresser à cette guerre oubliée, qui, en plus de plonger la population soudanaise dans l’horreur, pourrait bien déstabiliser les pays voisins, à commencer par la Libye, le Tchad et le Soudan du Sud.

Jean-Loup Bonnamy

© LA NEF n°373 Octobre 2024