Sandrine Rousseau, figure de la gauche actuelle et partisane, entre autres, du "droit à la paresse" (©Wikimedia)

Que penser des prétentions morales de la gauche ?

Une certaine gauche en France n’hésite pas à afficher son sentiment de supériorité morale. En tant que chrétien, cela doit nous interroger : le souci moral est-il vraiment du côté de la gauche ?

« Pour être de gauche, il faut être exceptionnel. » Nous avons tous déjà souri à ces mots de Fabrice Luchini, qui se moque gentiment de la propension qu’a la gauche à se flatter d’une hauteur morale dont les autres formations politiques seraient moins pourvues. La question qui se tient alors devant nous est : faut-il dégonfler cette prétention de la gauche, ou bien repose-t-elle sur un fond de vérité à côté duquel il serait dommage de passer ?
Car après tout, si l’on s’en tient aux intentions affichées, aux motifs invoqués, et que l’on n’entre pas dans le débat – plus contingent – de la pertinence ou de l’efficacité des mesures proposées, la gauche n’a-t-elle pas pour elle de se préoccuper avant tout des plus faibles, des plus pauvres ? Ne serait-elle pas le lieu politique qui (sciemment ou non) embrasse le plus les préceptes évangéliques et les exigences formulées par la doctrine sociale de l’Église ? Si tel est le cas, La Nef, journal catholique devant l’Éternel, serait quand même sacrément culottée de bâtir dans les pages de ce numéro un dossier presque entièrement à charge, sans faire la moindre place aux visées nobles d’un camp qui, à défaut de faire l’unanimité sur le chemin à emprunter, aurait du moins les yeux rivés dans la bonne direction, sur les bons problèmes, sur les justes soucis, sur les urgences premières.
De fait, les discours de gauche font la part belle à la justice, à l’égalité, à la solidarité, à la fraternité, à la répartition des richesses, au sort des plus précaires, des exilés… Ce qui n’est pas sans rappeler certains principes maîtres de la doctrine sociale de l’Église. Le vocabulaire n’est pas toujours le même, et nous ne sachons pas que le NFP ait assis son programme de redistribution très radical sur la notion de « destination universelle des biens », mais il serait malhonnête de ne faire aucun lien entre les deux. 

Des combats délaissés par la gauche

Qu’en est-il donc ? Nous identifions au moins deux obstacles forts, qui sont tous deux de nature à rabaisser les vanités d’une gauche un peu trop dupe de sa supposée supériorité morale. 
Le premier obstacle réside dans les points négligés ou les combats délaissés par cette même gauche. La doctrine sociale de l’Église est un vaste ensemble organique, cohérent, unifié, et si chaque formation politique a bien sûr le droit de choisir ses priorités, on ne saurait, d’un point de vue chrétien, ni totalement sacrifier ni franchement contredire certains de ses piliers et chapitres entiers – a minima le ferait-on avec force scrupules et en déposant l’habit du modèle de vertu. Or on n’entend pas beaucoup la gauche actuelle ni même les chrétiens parmi ses rangs défendre l’Église comme « signe et sauvegarde du caractère transcendant de la personne humaine », la vision de la personne humaine comme imago Dei avec toutes ses implications, la famille comme « communion de vie et d’amour conjugal fondée sur le mariage entre un homme et une femme », ou encore le « devoir de travailler ». Le compendium établit pourtant fermement ces principes, par exemple ici : « Aucun chrétien, du fait qu’il appartient à une communauté solidaire et fraternelle, ne doit se sentir en droit de ne pas travailler et de vivre aux dépens des autres (cf. 2 Th 3, 6-12) ; tous sont plutôt exhortés par l’Apôtre Paul à se faire “un point d’honneur” à travailler de leurs propres mains afin de “n’avoir besoin de personne”. » Cette conception morale nous emmène bien loin du « droit à la paresse » que prône toute une gauche. Une chose est sûre : ce tri opéré dans la doctrine sociale de l’Église invite à une certaine modestie en matière d’ambition morale, et fait durablement barrage à toute prétention à incarner un camp plus authentiquement catholique que les autres. 

Une anthropologie dévoyée

Le second obstacle est plus fondamental encore, car il nous embarque au cœur de l’anthropologie aujourd’hui communément adoptée à gauche. Celle-ci a embrassé la vision de l’homme qu’a développée la Modernité. Depuis la Renaissance, les penseurs ont peu à peu brisé tous les liens, les « chaînes » diraient-ils, qui rattachaient l’homme à Dieu, à une loi morale naturelle, à une essence et à une condition humaines, bref, à toute forme d’autorité qui faisait de lui un être hétéronome, c’est-à-dire un être qui recevait sa loi d’un autre que lui. C’est toute la thématique de l’émancipation, si présente dans les bouches contemporaines, et si chère au cœur de nos politiques, tout spécialement de gauche : ils veulent accoucher d’un homme autonome, d’un homme qui se donne à lui-même sa propre loi, qui n’ait au-dessus de sa tête aucune transcendance, aucune instance, aucune hiérarchie.
Le XXe siècle et l’existentialisme qu’il a vu naître sont ensuite venus en renfort, radicalisant le geste moderne : l’homme n’est plus qu’une ardoise vide, une feuille blanche, un « existant », un « être-là », une existence sans essence prédonnée, dotée d’une volonté toute-puissante qui est la craie, le stylo, décidant arbitrairement et en dehors de toute contrainte de ce que sera l’individu. De là vient sa vision de la société comme étant d’abord une limite à la souveraineté individuelle ou un facteur de corruption, et non plus un ensemble naturel dont l’homme est partie prenante et au bien duquel il peut œuvrer ; de là vient son désamour pour toute notion d’héritage, de révérence envers le passé, envers ceux qui nous ont précédés, envers ce que l’histoire nous lègue ; de là vient son hybris et son refus de la condition humaine elle-même ; de là vient son inclination à toujours redessiner les contours de l’humanité et de la société ; de là vient sa grande intuition fondatrice et presque définitionnelle : l’homme est avant tout un être à transformer.
La droite a ses propres manquements et ses propres points d’inattention à la doctrine sociale de l’Église, mais – quand elle n’a pas tout trahi à son tour – elle a davantage gardé le sens de la transmission, et une anthropologie classique : l’homme est un être qui se reçoit, et avant de transformer le monde, il convient d’abord de le transmettre (1). Il n’est pas étonnant qu’avec une vision de l’homme aussi éloignée de la conception chrétienne, la gauche finisse par adopter des positions politiques et morales souvent antagonistes avec ce que propose l’Église. 

Une différence de méthode

En outre, les points de conflits ne se cantonnent pas à ce plan philosophique : la réflexion sur les modes d’action creuse aussi souvent un fossé entre le modus operandi de la gauche et la tradition catholique. La gauche a en effet intégré la leçon marxiste, et elle s’attaque avant tout aux structures, qu’elle entend transformer de fond en comble (capitalisme, entreprises, nations, famille, Église…), là où l’Église pense les structures non d’abord comme la cause mais comme la conséquence des décisions libres des hommes. Ainsi, l’Église reconnaît évidemment la transformation du monde comme « une requête fondamentale de notre temps », et elle ne saurait se satisfaire du statu quo ni des injustices qui traversent nos sociétés, mais elle préfère remonter aux causes, agir sur la moralité des hommes, chercher à convertir leurs cœurs, pour qu’ensuite ils agissent sur les structures. La méthode est très différente – et elle a le mérite de s’appuyer sur la liberté humaine. De plus, elle nous préserve mieux de la tentation révolutionnaire qui consiste à considérer que la fin (noble politiquement) justifie tous les moyens. Sur ce point méthodologique également, le centre de gravité de la gauche se situe à un endroit qui lui permet très difficilement de se piquer d’une hauteur morale du point de vue chrétien.

Droit de réponse

Ainsi, le dossier que nous proposons ce mois-ci n’est pas un « dossier défouloir », qui viserait à contenter notre instinct primaire en vertu duquel nous nous réjouissons de voir le parangon de vertu pris les mains dans le pot de colle. Le but n’est pas de dresser un inventaire des fautes ni de remuer la boue du passé pour mieux salir les revendications actuelles de la gauche. La démarche consiste plus simplement à prendre au sérieux les postures morales d’une gauche qui n’hésite jamais à culpabiliser ou criminaliser l’adversaire (tantôt fasciste, tantôt réactionnaire, tantôt raciste, tantôt oppresseur, tantôt spoliateur), qui s’arroge sans vergogne le statut de champion moral de la vie politique et qui, au lieu de rester sensible à la contingence des désaccords politiques, voudrait structurer le débat public tout entier autour du « constat » de sa supériorité morale. Dès lors, un droit de réponse peut leur être opposé, et il convient d’examiner un peu attentivement la légitimité historique et présente dont ils peuvent ou non se réclamer pour adopter cette posture. Pour nous autres catholiques, la gauche est-elle vraiment le camp du bien ? Ou bien une formation politique qui marque souvent ses distances avec le discours de l’Église, et qui n’a guère plus de raisons qu’une autre d’invoquer pour elle-même une gloire morale ou la position d’arbitre des élégances ?

Élisabeth Geffroy

(1) Cette distinction présentée comme différence spécifique entre la droite et la gauche nous est inspirée par plusieurs interventions de François-Xavier Bellamy.

© LA NEF n°373 Octobre 2024