G. Greene en 1975 ©FORTEPAN-Magyar Hírek folyóirat-Wikimedia

Graham Greene : « une sorte de catholique »

Graham Greene (1904-1991), écrivain hors normes, converti au catholicisme en 1927, laisse une œuvre foisonnante. Retour sur cet auteur anglais qui a entremêlé vérité théologique et vérité romanesque.

«Si certains catholiques sont offensés, vous ne devriez y prêter aucune attention. » Les mots de Paul VI à Graham Greene, lors d’une audience privée, étonnèrent l’auteur. En 1953, en effet, il avait été convoqué à Westminster Cathedral pour lire une lettre du Saint-Office lui demandant de modifier La Puissance et la Gloire. Quelques années plus tard, le souverain pontife invitait Greene à faire son métier de romancier, sans trop se préoccuper des réserves vaticanes. Paul VI rejoignait ce qu’Evelyn Waugh avait dit à sa manière : ils ont mis quatorze ans pour réagir, prenez autant de temps pour répondre.

La Puissance et la Gloire. Difficile de ne pas entrer dans l’univers de Greene par le livre que beaucoup considèrent comme son chef-d’œuvre. Pour l’homme comme dans l’œuvre, il y a de fait un avant et un après l’expérience mexicaine dont est issu ce roman du prêtre indigne et martyr, publié en 1940. En 1927, Greene avait rompu avec l’anglicanisme de sa famille et demandé le baptême catholique, mais l’adhésion semblait surtout intellectuelle (mieux connaître la foi de ma fiancée, dit-il parfois). La conversion incluait peut-être aussi une part de provocation face à la majorité protestante. En 1936, en revanche, le récit des persécutions anti-chrétiennes au Mexique donne une « dimension émotionnelle et politique » à son catholicisme, loin des chapeaux des dames de sa paroisse. En 1938, il se rend sur place pour un rapport, commandé par l’Église catholique, sur « la plus féroce persécution religieuse qui se soit produite en n’importe quel point du globe depuis le règne élisabéthain ».
La Puissance et la Gloire, l’histoire de ce « whisky priest » au cœur de la persécution mexicaine, confirme le statut – toujours refusé par l’intéressé – d’écrivain catholique, que lui avait valu Rocher de Brighton. Guère édifiant, son héros sans nom donne une image bien peu héroïque du martyr. Un anti-Christeros, en quelque sorte. La thèse revendiquée par Greene est que l’absolution ne dépend pas de la personnalité du prêtre. « Elle ne dépend que de son office, peu importe qu’il soit lui-même adultère ou meurtrier. »

Une vérité théologique

Plus largement, presque toutes les œuvres de Greene, même les plus légères, témoignent d’une vérité théologique et romanesque que ne pouvait ignorer ce lecteur de Péguy et de Bloy : on ne révèle pas l’œuvre de la grâce sans plonger dans la nature blessée. « J’ai souvent essayé, dans mon œuvre, de montrer ce qu’était la miséricorde de Dieu. On ne peut la montrer en ne présentant que des gens vertueux ; à quoi sert la miséricorde aux gens vertueux ? » Même sur le simple plan moral, il s’agit souvent pour ses personnages de trouver une forme de fidélité à quelqu’un qui ne semble pas la mériter. Aussi l’Anna Schmidt du Troisième Homme, la nouvelle qu’il tira de son script du film de Carol Reed, conclut-elle au sujet de Lime : « Il était Harry, il avait un racket, il a fait de vilaines actions. Et alors ? Il était l’homme que nous avons connu. » Cette demi-absolution n’est pas sans lien avec la miséricorde divine.
Dans ses préfaces, Greene aime faire des liens entre ses livres. Quand il publie Le Fond du problème (1948), il suggère de lire ses romans « catholiques » comme une trilogie : « J’ai écrit un livre sur un homme qui va en enfer – Rocher de Brighton –, un autre sur un homme qui va au paradis – La Puissance et la Gloire. Maintenant j’ai simplement écrit sur un homme qui va au purgatoire. » Si l’enjeu est toujours la miséricorde de Dieu, le purgatoire de Scobie, victime à peine consentante de l’engrenage du mal, est la certitude d’être damné pour l’éternité. Dans une atmosphère chaude, humide, sale, poisseuse, épuisante, le héros du Fond du problème vit sous le signe d’un interminable Domine non sum dignus, où la médiocrité est voisine du sublime : « Il lui sembla pendant un instant que Dieu était cruellement injuste de s’être exposé de cette manière : homme, hostie, d’abord dans les villages de Palestine, et maintenant là, dans ce port calciné, permettant à l’homme, ici et partout, de Le posséder. Le Christ a dit au jeune riche de tout vendre et de Le suivre, mais c’était une décision normale et facile à prendre, comparée à celle que Dieu avait prise : Se mettre à la merci d’hommes qui savaient à peine le sens du mot merci. »
À cette trilogie eschatologique, on peut ajouter La Fin d’une liaison, qui explore une nouvelle fois « la terrible étrangeté de la miséricorde de Dieu ». Dans ce roman, le plus chestertonien de Greene, une femme trompe son amant avec Dieu et affronte un farouche prédicateur de l’athéisme, qui laisse tout le reste du monde indifférent.

Les romans dits catholiques doivent-ils être séparés du reste de l’œuvre, comme un rayon à part lié aux circonstances ? Dans Le Fond du problème, une scène apparemment anodine offre une piste pour répondre. Alors qu’un enfant est alité, Scobie cherche dans la bibliothèque des Missions un livre à lui lire à haute voix pour le distraire. Aucun des ouvrages « sortis de pieuses maisons anglaises » ne fait l’affaire, hélas, et il se résigne à prendre Un évêque chez les Bantous. Toutefois, pour ce jeune malade qui désire des histoires de meurtres, d’agents secrets et de pirates, Scobie modifie le texte au fil de sa lecture : l’évêque perd son statut épiscopal et devient Arthur Lévêque, agent secret au service du gouvernement britannique, qui tombe amoureux de la fille du chef des Bantous. Art poétique désinvolte ? Ne jamais renoncer à l’aventure sous prétexte d’édification ? Chez Greene, les romans métaphysiques ne renoncent pas au romanesque, les romans de divertissement n’ignorent pas les enjeux existentiels. C’est le sens qu’on peut donner, dans Le Troisième homme, à l’amusant quiproquo qui crée une confusion entre deux écrivains du même nom de famille : Buck Dexter, obscur auteur d’histoires de cow-boys, et Benjamin Dexter, romancier reconnu à sujets catholiques, ne peuvent exister l’un sans l’autre.

Une frontière non hermétique

La frontière entre les romans dits catholiques et les romans d’espionnage est donc évidemment loin d’être hermétique. Greene lui-même l’avait compris, en constatant qu’il avait commencé Rocher de Brighton comme un simple roman policier, avant d’y inclure un questionnement théologique. Dans Tueur à gages, Raven cherche dé­sespérément une oreille attentive pour quelque chose comme une confession. De même, dans Notre agent à La Havane, récit a priori léger où on joue aux dames en remplaçant les pions par des petites bouteilles de whisky qu’il faut boire chaque fois qu’on prend, on trouve un éloge du clown à teneur théologique : tombant sans cesse et se relevant toujours, le clown a en commun avec Dieu, contrairement au savant, de ne tirer aucune leçon de l’expérience : « Nous devrions tous être des clowns, Milly. […] Dieu n’apprend rien par expérience, n’est-ce pas ? Sinon comment pourrait-il espérer encore quelque chose de l’homme. » Et d’ajouter plus loin : « Si Dieu existe, ce n’est pas un Dieu des formules. »
Réunir le divertissement et la théologie, la poursuite policière et le dialogue avec les communistes, le clown et Dieu, c’est ce que fait Greene dans l’étonnant Monsignor Quichotte, publié en 1984. Le récit est un brillant mélange de Don Camillo, de La Sphère et la Croix de Chesterton et du Braconnier de Dieu de René Fallet. Malgré quelques blagues d’époque sentant le reste d’anti-papisme protestant, ce roman farcesque s’achève par une des plus étonnantes messes de la littérature.

Une sorte de vie, c’est le titre d’un des textes autobiographiques de Greene. « Une sorte de catholique », disait-il aussi parfois de lui-même. L’évolution chaotique de son catholicisme est bien résumée par François Gallix, un des meilleures spécialistes de son œuvre. Loin des pièges symétriques du romancier-catholique-qu’il-le-veuille-ou-non et de la minimisation d’une con­version jugée très passagère, Gallix rappelle d’abord qu’en 1974, Greene affirme s’associer de plus en plus à son lecteur agnostique, puis se définit explicitement comme « catholique agnostique » et même, un peu plus tard, comme « athée catholique ». Ce n’est pourtant pas le dernier mot de cet homme qui, en 1927, était entré dans l’Église catholique en répondant au prêtre qui lui demandait le prénom de baptême qu’il avait choisi : « Thomas, mais pas Thomas d’Aquin, l’autre, celui qui doute. » À l’issue d’une vie d’exploration sinueuse de « la terrible étrangeté de la miséricorde de Dieu », Greene déclare en 1982, tandis qu’il écrit Monsignor Quichotte : « L’ennui, c’est que je ne crois pas à mon incroyance. »
On sait que Greene l’incrédule fut bouleversé devant les stigmates et la messe matinale de Padre Pio. Thomas, celui qui doute ? Oui, mais aussi celui, qui à la fin, est peut-être le seul à mettre son doigt dans la blessure du cœur miséricordieux.

Henri Quantin

© LA NEF n° 372 Septembre 2024