Jeunes, certes, mais sages ? Analyse du jeunisme en politique

Soyez jeune et l’on vous offrira un ministère ? La promotion de la figure du « jeune » ne se fait-elle pas nécessairement au détriment de celle du sage ? Leur légitimité à ces postes tient en grande partie aux connaissances dont leurs têtes sont pleines. En cela, notre époque est une disciple de Platon qui s’ignore. Mais à la figure du savant platonicien, nous préférons celle de l’homme prudent d’Aristote. Or la prudence requiert de l’expérience – et donc du temps.

Citer l’Ecclésiaste est presque devenu une tendance nouvelle. La raison de cette incongruité ? L’heureux destin que connaît l’un de ses aphorismes : « Malheur à toi, pays dont le roi n’est qu’un enfant ». Il faut dire que les plus hautes fonctions de l’État français ont dernièrement été confiées à des hommes de plus en plus jeunes, qu’on n’osera pas désigner comme enfants, mais qui sont d’une jeunesse certaine eu égard à leurs responsabilités : Emmanuel Macron, 39 ans ; Gabriel Attal, 34 ans ; Antoine Armand, 33 ans. Soyez jeune et l’on vous tendra un micro, soyez jeune et l’on vous invitera pour recueillir votre avis, soyez jeune et l’on vous offrira un ministère. Notre époque de la communication et de l’image adule et envie (consciemment ou non) la jeunesse plus encore que d’autres époques avant elle. Mais la promotion de la figure du « jeune » ne se fait-elle pas nécessairement au détriment de celle du sage ? Comment l’expliquer, et qu’y perdons-nous ?

Très savants, ou très prudents ?

Les jeunes gens cités sont en l’occurrence dotés de beaux diplômes, ils embarquent avec eux le prestige des institutions qu’ils ont fréquentées : leur légitimité à ces postes tient en grande partie au savoir qu’ils ont accumulé, aux connaissances dont leurs têtes sont pleines. En cela, nous sommes des disciples de Platon qui s’ignorent. Aux yeux de ce dernier, le plus apte à diriger est le savant, celui qui a beaucoup étudié et longuement contemplé les Idées, celui qui a le mieux appréhendé l’essence même de la Justice dans une cité idéale, et qui pourra ensuite la mettre en œuvre dans la cité matérielle que nous habitons. La grande différence entre le philosophe-roi de Platon et les technocrates très savants (ou non) d’aujourd’hui, c’est que l’un doute de lui-même, il a conscience de ne pas détenir la vérité et de devoir se mettre en quête d’elle, tandis que les autres se pensent très qualifiés et n’interrogent pas toujours leurs incompétences et leurs ignorances. Une autre différence tient au fait que le sage platonicien, comme tous ses semblables antiques, ne néglige pas le temps nécessaire à la construction et à la maturation d’une pensée : un homme ne se bâtit pas en quelques petites années, une vie n’est pas de trop pour acquérir la sagesse, et ce serait le fait d’une pensée sens dessus dessous que de voir une équivalence entre les jeunes gens et les vieillards.
Au savant, fût-il platonicien, nous préférons la figure de l’homme politique proposée par Aristote : celle du prudent. La politique n’est pas d’abord une affaire de savoir incompressible, abstrait et universel ; elle est un art, et l’art de gouverner requiert la vertu de prudence. La politique se meut dans un monde contingent, tissé d’incertitudes, et l’homme politique décide en étant pris dans des circonstances toujours singulières, inédites, imprévisibles, qui éprouvent sa capacité de jugement. Il lui faut donc pratiquer une vertu qui n’a pas d’abord trait à l’activité intellectuelle, mais à l’action, une vertu qui lui permet de discerner le juste milieu, la position raisonnable eu égard aux coordonnées particulières de la situation, de déterminer ce qui sert le mieux le bien commun de la cité. Or cette vertu de prudence exige l’expérience, car elle se conquiert grâce à l’épreuve de situations différentes, à la multiplication des cas particuliers, au terme d’une discipline personnelle, d’exercices longs et réguliers, d’une vie d’efforts, d’actes vertueux répétés pour nous affranchir de nos passions et pour que la raison règne chez nous en maître, tout cela finissant par dessiner en nous une tendance de notre être, une habitude solidement inscrite en nous, une disposition de notre caractère, qui nous rend prudents, et donc aptes à bien gouverner. Et exiger de l’expérience, c’est exiger du temps. Même aux âmes bien nées, la sagesse (et la prudence) doit donc attendre le nombre des années. La somme de connaissances accumulées n’y changera rien. 

Des modernes invétérés ?

Au fond, l’un des ressorts du jeunisme est lié à une vision très moderne de l’humanité, celle que formule Pascal et qu’épingle Péguy : l’humanité serait comme un seul homme qui vieillit, et l’on pourrait penser « le genre humain sur le modèle évolutif d’un sujet se perfectionnant sans cesse » (1). Pascal écrivait ainsi : « Ceux que nous appelons anciens étaient véritablement nouveaux en toutes choses, et formaient l’enfance des hommes proprement ; et comme nous avons joint à leurs connaissances l’expérience des siècles qui les ont suivis, c’est en nous que l’on peut trouver cette antiquité que nous révérons dans les autres. » Ainsi, la sagesse n’est plus le privilège des Anciens, les rôles sont échangés. Dès lors, en effet, mieux vaut être jeune aujourd’hui que vieux hier. Mais ce n’est pas pour rien que Pascal élaborait cette idée en préface d’un traité scientifique sur le vide ; et l’erreur consisterait à amalgamer les domaines, à confondre savoir et sagesse, science et politique, à étendre « implicitement le paradigme scientifique à tous les secteurs de la vie » et à ainsi percevoir « les hommes comme un homme en perpétuel progrès » (1) – alors que le progrès doit aussi prendre le temps de s’accomplir en chaque homme pris individuellement. Cette erreur reviendrait à oublier le rôle humble et discret, ingrat, de la maturation, de la répétition, de l’expérience. 

Confucius, qui nous vient pourtant d’un passé lointain et de l’enfance de l’humanité, avait déjà la sagesse de vanter les mérites irremplaçables du temps et du vieillissement : « A quinze ans, je m’appliquais à l’étude. À trente ans, mon opinion était faite. À quarante ans, j’ai surmonté mes incertitudes. À cinquante ans, j’ai découvert la volonté du Ciel. À soixante ans, nul propos ne pouvait plus me troubler. À soixante-dix ans, je peux suivre tous les élans de mon cœur sans jamais sortir du droit chemin » (Entretiens).

Élisabeth Geffroy

(1) Alain Finkielkraut, Le mécontemporain, Gallimard, 1991.

© LA NEF n°374 Novembre 2024