Plongée au cœur du Hamas

Un livre essentiel vient d’être consacré au Hamas dont le chef, Yahya Sinwar, a été abattu par Israël le 16 octobre dernier. Présentation fouillée de cette organisation terroriste redoutable.

«Une journée atroce, une année tragique ». C’est sous cet intitulé que Jérôme Feneglio, directeur du quotidien Le Monde, a choisi de placer son éditorial pour récapituler et commenter les événements douloureux qui ont secoué une partie du Proche-Orient du 7 octobre 2023 au 7 octobre 2024. Bien que n’ayant pas atteint son terme, cet épisode historique remet sur le devant de la scène les principaux enjeux concernant Israël et son voisinage, souligne aussi le journaliste : les fondements et la légitimité de l’existence de l’État hébreu « dans un rejet absolu de l’antisémitisme » ; les droits légitimes des Palestiniens à « une autodétermination qui les conduirait à disposer de leur propre État ». Et il précise : « Nous avons la conviction que ces deux principes ne s’annihilent pas l’un l’autre mais, bien au contraire, que leur reconnaissance mutuelle constitue la seule issue possible à la crise sans fin qui secoue les deux peuples » (1).
La connaissance des principaux acteurs concernés est donc essentielle pour évaluer avec justesse leurs motivations et leurs manières d’agir. Il convient de s’attarder d’abord sur le Mouvement de la Résistance islamique, connu sous l’acronyme Hamas (« ferveur » ou « zèle »), fondé en Palestine occupée en 1987, puisque c’est lui qui a perpétré le pogrom du 7 octobre contre des Juifs rassemblés dans un lieu festif d’Israël situé non loin de la Bande de Gaza (2). Une compréhension plus juste de cette tragédie ne peut cependant pas omettre l’examen des choix politiques de l’État hébreu envers la question palestinienne ni ignorer l’implication politico-guerrière du Hezbollah libanais dans le conflit actuel. Pour saisir cet ensemble de données, nous disposons d’un livre fondamental publié cette année par Mohamed Sifaoui sous le titre Hamas. Plongée au cœur du groupe terroriste (3).
Engagé depuis trois décennies dans l’étude assidue des mouvances islamistes et djihadistes, ce chercheur et journaliste français d’origine algérienne s’est imposé par sa rigueur intellectuelle et sa résistance au politiquement correct. Son rejet de toute approche idéologique sur des thèmes qui, aujourd’hui surtout, s’y prêtent facilement est vraiment méritoire. Dès l’avant-propos, Sifaoui précise sa position concernant le problème israélo-palestinien auquel il ne voit qu’une solution : « le principe de deux États, aux frontières négociées et clairement délimitées, vivant côte à côte en paix et en sécurité ». Et il refuse de considérer le Hamas, « quel que soit son poids politique, comme le mandataire légitime de tous les Palestiniens ou leur unique représentant ». C’est pourquoi « le conflit en cours oppose Israël au Hamas et non pas l’État hébreu à tous les Palestiniens », ce qui est parfaitement démontrable.

L’histoire des origines du Hamas, ses fondements idéologiques, son organisation interne (d’une extrême complexité, gage de son efficacité), sa stratégie et son avenir constituent l’essentiel de cet ouvrage qui fera date. L’enracinement de l’islamisme contemporain dans la doctrine des Frères musulmans (4), élaborée au début du XXe siècle par l’Égyptien Hassan El-Banna, et nonobstant la variété de ses dénominations actuelles, est une réalité bien connue. Mais – et on l’oublie souvent –, la restauration du « tout islam », promue par le frérisme pour résister à l’influence croissante de l’Europe au Proche-Orient consécutive à l’abrogation du califat par Atatürk, le fondateur de la Turquie moderne, visait aussi le rejet du sionisme naissant. La création d’un État juif en Palestine serait « cause de désordre et de conflit », souligne le programme frériste. Pour El-Banna, la Palestine est une « terre d’islam », et elle l’est « pour toujours », « ce qui rend obligatoire le recours au djihad pour la délivrer du sionisme ». Telle est bien la consigne que le Hamas s’emploie à observer, comme le montre le Déluge d’El-Aqsa, nom de l’opération terroriste du 7 octobre 2023.
Cet antisionisme est présent dans la charte que le Hamas s’est donnée en 1987, moment où il acquérait l’autonomie d’un mouvement politique sans renoncer pour autant à sa matrice originelle. Mais il se double d’un « antisémitisme pathologique » reposant sur l’enseignement du Coran où les Juifs sont qualifiés de « pervers » (3, 110) et sur un récit de la tradition islamique où Mahomet conditionne la fin du monde au massacre de tous les Juifs. Cela explique pourquoi le Hamas n’accepte pas un règlement fondé sur la reconnaissance officielle de deux États, explique Sifaoui. « Il ne veut pas d’une solution pacifique mais d’une solution finale ». Le parti terroriste s’est d’ailleurs opposé aux accords d’Oslo conclus en 1993 entre le Premier ministre israélien Yitzhak Rabin et Yasser Arafat, chef de l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) (5).
Sur ce point, sa position rejoint celle du Hezbollah, le parti chiite allié de l’Iran, engagé depuis sa base au Liban dans un soutien politico-guerrier au Hamas. Dans un discours prononcé le 24 janvier 2024, son chef, Hassan Nasrallah (6), contestait toute légitimité à l’État hébreu. « Israël est une entité préfabriquée. Israël c’est un peuple collé, constitué de personnes venues de partout à travers le monde […]. Le lien avec cette terre est basé sur la sécurité et ils considèrent que c’est la terre du lait et du miel […]. Quand ils perdront la sécurité, c’est terminé. Ce que nous voyons pour Israël ce sont ces sionistes qui ramassent leurs bagages et partent vers les aéroports, les ports et les frontières. »

La raison d’être du Hamas repose aussi sur la « légitimation religieuse », exprimée par l’islamisme. « Il nous est impossible de troquer l’islamité actuelle et future de la Palestine pour l’adoption de l’idée laïque », affirme sa charte. Un tel choix implique le rejet absolu de l’orientation plus ou moins sécularisée caractérisant les structures établies par l’OLP. Bien avant la naissance officielle du Hamas, son chef, Ahmed Yassine, avait élaboré un programme d’islamisation de Gaza. En vingt ans (1966-1986), le nombre de mosquées est passé de 70 à 150. À partir de 1973, Israël, qui occupait le territoire depuis 1967, autorisa la création de services sociaux et culturels ainsi que des instituts d’enseignement religieux fondés sur la pensée frériste. Les dirigeants israéliens, qui percevaient alors l’islamisme comme un « simple intégrisme » dépourvu de toute visée totalitaire et antidémocratique, y voyaient le moyen d’écarter la jeunesse palestinienne des milieux de la gauche. C’est aussi pour affaiblir l’OLP, rival du Hamas, que l’État hébreu laissait arriver à Gaza les aides financières arabes destinées aux islamistes. Le journaliste israélien Amir Tibon, rescapé du massacre du 7 octobre, insiste sur ce point dans le livre qu’il vient de publier sous le titre Les portes de Gaza (7).
Toutes ces mesures, expression du « grand aveuglement » d’Israël, explique Sifaoui, ont préparé l’islamisation systématique de Gaza programmée par le Hamas lorsque ce dernier en prit le contrôle en 2007, deux ans après son évacuation par les colons juifs et l’armée israélienne.
Quel serait le statut des non-musulmans dans une Palestine gouvernée par le Hamas ? La réponse est dans sa charte : « Il est du devoir des disciples des autres religions de s’abstenir de concurrencer l’islam dans sa souveraineté sur cette région car le jour de leur propre souveraineté serait celui des massacres, de la torture et de l’exode. » Les juifs et les chrétiens d’Israël sont évidemment confrontés à une « guerre existentielle ».

Enfin, selon Sifaoui, le lien établi par le Hamas entre patriotisme et religion dépasse les limites d’une démarche nationaliste pour s’élargir à un projet global visant à mobiliser le milliard et demi de musulmans dans le monde. « Il serait faux, et dangereusement naïf, de croire que l’action du Hamas ne se limite qu’au seul contexte palestinien », note-t-il, soulignant son influence croissante en Occident, non seulement dans les milieux musulmans « impactés par le conflit israélo-palestinien » mais aussi dans la gauche européenne « qui se laisse manipuler par le discours soi-disant “anticolonialiste” des dirigeants du Hamas ». Il s’agit donc d’un « choix stratégique » universel qui rend impensable toute correction du parti terroriste, estime aussi l’auteur, malgré l’illusion qu’il peut entretenir par des tactiques trompeuses telles que la dissimulation propre à l’islam (8).

Annie Laurent

  • Mohamed Sifaoui, Hamas. Plongée au cœur du groupe terroriste, Éditions du Rocher, 2024, 356 pages, 22 €.

(1) Le Monde, 6-7 octobre 2024.
(2) Les assaillants ont tué 1400 Israéliens et en ont capturé 251. Ils détiennent encore 101 otages dont près de la moitié seraient morts.
(3) Éditions du Rocher, 2024.
(4) Aussi désignée par le mot « frérisme ».
(5) Fondée en 1964, l’OLP est une coalition de mouvements de résistance palestinienne dominée par le Fatah. Les accords d’Oslo, également refusés par Benjamin Netanyahou, sont caducs depuis 2000.
(6) Nasrallah a été assassiné par Tsahal à Beyrouth le 27 septembre 2024.
(7) Christian Bourgois éditeur, 2024 (livre très intéressant qui sera prochainement recensé dans La Nef).
(8) Thème auquel Sifaoui a consacré un ouvrage intitulé Taqiyya !, Éditions de L’Observatoire, 2019.