Mosaïque du Sacré Cœur dans la basilique de Montmartre © Octave 444 Wikimedia

Lire l’encyclique Dilexit nos sur le Sacré Cœur

L’amour au cœur

Le pape François a donné à Dilexit Nos [1] l’autorité doctrinale d’une lettre encyclique, la troisième de son pontificat. Il y redit l’importance anthropologique et sociale du cœur, car c’est la réalité concrète et symbolique qui unifie le mieux les dimensions intellectuelles, psychologiques, affectives et charnelles de l’homme. Le pape rappelle que nous sommes faits par amour, pour aimer et être aimés, en citant Karl Rahner : « le fond de la réalité c’est l’amour » [2]. Il critique les philosophies trop sèches et désincarnées, qui ne s’intéresseraient qu’aux concepts de raison, de volonté ou de liberté [3]. Ensuite, l’encyclique offre une méditation évangélique sur les gestes concrets et les paroles d’amour de Jésus. Puis, elle développe les bénéfices de la dévotion au Cœur du Christ dans la tradition spirituelle et cite de nombreux saints – majoritairement des saints français [4]. Le texte revient aussi sur le désir de consoler le Christ et de faire réparation, et il montre la valeur sociale et missionnaire de cette piété. C’est un traité spirituel fourni et très complet. Nous relevons simplement un ou deux aspects du texte.

La christologie pour le salut de tous

Nous savons combien l’Eglise de l’Antiquité et des premiers conciles a bataillé pour comprendre et définir la mystérieuse identité de Jésus-Christ, Fils de Dieu. Cela est, évidemment, décisif pour notre foi et notre salut. Si Jésus n’est pas homme, il n’est pas mort par amour pour nous et n’a pas tout connu de notre vie. Mais, s’il n’est pas Dieu, son sacrifice d’amour n’a pas valeur éternelle et ne peut s’appliquer à chacun de nous, qui naîtrions avant ou après lui. Le mystère pascal est un événement inscrit dans l’histoire par l’humanité de Jésus et qui, par sa divinité, surplombe l’histoire et vient jusqu’à nous.
L’identité du Christ fut débattue au cours des siècles et continue de faire couler de l’encre, ne serait-ce que dans le dialogue avec les musulmans. Elle fut, et demeure, l’objet du travail acharné des philosophes et théologiens, pour définir et forger, entre autres, les concepts de nature, de personne, d’union hypostatique. Les hérésies furent nombreuses et les développements spéculatifs ont pu aboutir à des christologies erronées ou trop éloignées du réel.

Le cœur de Jésus résumé de la christologie

Le cœur au sens plein, tel que la foi chrétienne l’entend, n’est pas un organe séparé, mais bien un noyau, un centre, un fondement de la personne. Ainsi le Cœur de Jésus présente comme un raccourci ou un « zoom » sur sa personne si singulière.
Ce Cœur palpite d’un amour triple [5]. Premièrement l’amour divin, c’est-à-dire l’amour éternel de Dieu pour nous. Ensuite, l’amour humain spirituel, puisque Jésus nous aime humainement, comme nous-mêmes aimons. Enfin, l’amour humain affectif et charnel, car le cœur du Christ bat, frémit, pleure, se réjouit ou est blessé et transpercé.
Le dogme de l’Incarnation, et donc le génie du christianisme, précise qu’il ne s’agit pas de trois amours superposés. S’ils sont distinguables intellectuellement, ils sont unis dans la seule personne et l’unique cœur de Jésus. Chaque battement du sacré Cœur est humano-divin, spirituel, affectif et charnel, en un mot : incarné.

La piété populaire au service de l’Incarnation

Dans l’histoire, la dévotion populaire et le sensum fidei, ont souvent corrigé les errements spéculatifs de théologiens hors-sols. Aux 8ème et 9ème siècles, c’est la piété des moines d’Orient pour les images saintes qui permit de montrer que l’iconoclasme refusait, en fait, l’incarnation complète et jusque dans sa gloire, du Fils de Dieu. De même, plus tard, la piété autour du sacré Cœur a pu corriger une approche trop intellectuelle, ou contribuer à montrer les erreurs du rigorisme janséniste [6].
Par ailleurs, si la théologie ou la philosophie, à certaines époques, ont pu dévaloriser le corps, atténuant ainsi la réalité de l’Incarnation, la piété populaire a maintenu vivants les aspects historiques, charnels et concrets de l’amour de Jésus pour nous [7]. Le pape cite la dévotion aux plaies, la spiritualité du précieux sang, la dévotion au Cœur de Jésus, les pratiques eucharistiques et le chemin de Croix [8]. Nous pourrions en dire autant du succès contemporain des processions ou des pèlerinages où l’on marche vraiment et longuement.
Le succès du chemin de croix me paraît particulièrement éloquent. En paroisse, nous remarquons une affluence grandissante au chemin du vendredi saint, ou à ceux que nous rajoutons chaque vendredi de Carême. Cette pratique est parfois préférée à la messe ou à l’office de la Passion du vendredi saint. Comme la dévotion au Cœur sacré, le chemin de Croix pourrait être taxé de morbide ou doloriste ; mais, il continue pourtant de rejoindre le peuple de Dieu. Le disciple a encore et toujours besoin de vivre, cheminer, péleriner, sentir et toucher cet amour réel du Christ qui se donne.

Le sacré Cœur et le virtuel

Le pape fustige une société sans amour, qui, à force de consumérisme et d’individualisme est en train de perdre son cœur [9]. Mais la liturgie déployée et la piété populaire, qui aime voir, sentir et éprouver, me paraît particulièrement ajustée dans un monde ou le virtuel, le distanciel, le « sans contact » et l’artificiel dominent dans les rapports ou dans la vie spirituelle. La dévotion au Cœur du Christ peut encore corriger notre théologie et notre anthropologie, mais aussi aider une société désincarnée qui, pour trop de gens, devient impersonnelle et inhumaine.

Abbé Étienne Masquelier

[1] Il nous a aimés, Lettre encyclique sur l’amour humain et divin du Cœur du Christ, Pape François, 24 octobre 2024.
[2] Dilexit Nos 16, citant Karl Rahner, Einige Thesen zur Théologie der Herz-Jesu-Verherung, in Schriften zur Theologie, Band 3, Einsiedeln 1956, p. 393.
[3] DN 10.
[4] Saint Bernard, saint François de Sales et sainte Jeanne de Chantal, Sainte Marguerite Marie Alacoque, saint Claude de la Colombière, saint Vincent de Paul, sainte Thérèse de Lisieux (en plusieurs endroits et longuement ; « cette page devrait être lue mille fois », dit le pape à propos du texte sur la confiance qui conduit à l’amour DN 138), saint Charles de Foucauld et l’abbé Huvelin.
[5] DN 64-69.
[6] DN 80.
[7] DN 63.
[8] Idem.
[9] DN 22.

© LA NEF n° 375 Décembre 2024