Décors des trois films Le Seigneur des Anneaux © Tom Hall Wikimedia

Tolkien : une apologétique imaginative

Il y a chez Tolkien (1892-1973) une forme d’apologétique non explicite et une immense confiance placée dans les pouvoirs de la fantaisie pour nous faire accéder à une vue claire des choses.

Nul n’eût songé, de son vivant, lui-même peut-être moins que quiconque, à qualifier John Ronald Reuel Tolkien d’apologète chrétien : il était au premier chef professeur et philologue – spécialiste, entre autres, d’anglais médiéval – et, bien entendu, romancier. C’est son amour pour les langues qui le conduisit peu à peu à écrire ce qui constitue sans doute la plus grande œuvre littéraire du XXe siècle – non seulement la plus riche et la plus originale, mais encore la plus influente et, disons-le, la plus belle parce que, peut-être, la plus apologétique.
L’ensemble formé par Le Hobbit (1937) et Le Seigneur des Anneaux (1954-1955), enrichi posthumément par Le Silmarillon et divers recueils de textes compilés et complétés avec talent par son fils Christopher, est né de ce qu’il fallait donner aux langues inventées de toutes pièces par Tolkien un contexte et des histoires où se déployer et se justifier. Mais il n’est pas qu’une série de belles et bonnes histoires.
La plus célèbre, Le Seigneur des Anneaux, relate la quête de Frodo Bessac, un Hobbit (ou Semi-Homme, guère plus grand qu’un enfant), pour détruire l’Anneau unique. Cet anneau, créé jadis par le seigneur noir Sauron, est l’objet le plus puissant, le plus malveillant et le plus dangereux de la Terre du Milieu : qui le porte souffrira d’affreux tourments, car l’Anneau attire et séduit, fait miroiter la puissance et rêver de gloire, mais il corrompt irrémédiablement tous ses porteurs. Il doit être détruit là où il fut forgé, au cœur même du royaume de Mordor où réside Sauron, lequel ne désire qu’une chose : le récupérer. Il faut marcher loin et discrètement, sur une route semée d’embûches : Frodo n’est pas seul, mais accompagné par un mystérieux magicien, Gandalf, un roi en devenir, Aragorn, un grand guerrier, Boromir, un Nain, Gimli, un Elfe, Legolas, et trois autres Hobbits, Merry, Pippin et Sam.
Dans toute l’œuvre, il n’est jamais fait mention ni du Christ, ni de la Vierge, ni des saints ; il n’y a pas de religion structurée, pas de clergé, pas de prières, pas de catéchisme. Le texte n’est jamais formellement chrétien. On trouve certes des évocations, des allusions et des ressemblances avec des personnages ou des scènes de la Bible (Gandalf, Aragorn et Frodo présentent, chacun à sa façon, des traits christiques), des dogmes, et jusqu’à certains aspects du rite catholique (par exemple, la qualité sacramentelle du lembas, pain de route des Elfes, et du miruvor, cordial distribué par Gandalf), mais elles peuvent échapper à une lecture enfantine ou superficielle. C’est à se demander pourquoi Tolkien décrivait Le Seigneur des Anneaux comme « une œuvre fondamentalement religieuse, et même catholique ; inconsciemment d’abord, puis consciemment durant sa révision ».

La fantaisie, forme supérieure d’art

C’est que ce travail conscient de christianisation du roman est aussi subtil qu’il est profond. Il confère à l’œuvre un caractère de pérennité et d’universalité dont les Chroniques de Narnia de son grand ami C.S. Lewis, auxquelles on la compare souvent, semblent manquer en comparaison. Lewis, naturellement, fut un géant et un génie, quoique d’un autre genre. En particulier, contrairement à Tolkien, il écrivit de brillants essais d’apologétique plus conventionnelle (il est largement considéré comme le plus grand apologète du XXe siècle), mais dont la frontière qui les sépare de sa fiction a quelque chose de poreux qui peut donner l’impression d’un romancier à la main lourde, quand l’essayiste est d’une indéniable virtuosité.
On peut considérer que l’œuvre de Tolkien est de l’ordre de l’apologétique non explicite ou, pour le dire mieux, de l’« apologétique imaginative ». L’expression est de Holly Ordway, professeur d’anglais à la Houston Christian University et spécialiste de Tolkien, qui l’explique ainsi : « L’imagination est tout à fait autre chose que ce que nous pourrions appeler fantasme ou rêverie vaine : elle est une catégorie de la connaissance, au même titre que la faculté de raisonnement. »
C’est là tout l’objet du fameux essai Du Conte de fées (1947), où Tolkien défend l’idée que la fantaisie, loin d’être une fuite ou une échappatoire, est le plus puissant véhicule de la vérité, à l’exception, bien entendu, de la Révélation elle-même. Tolkien compare le travail de l’écrivain à celui du Créateur. « Nous créons à notre mesure et selon notre mode dérivatif, parce que nous sommes créés – et non seulement créés, mais créés à l’image et ressemblance du Créateur. » Le monde imaginaire d’un roman de fantaisie ou d’un conte n’est pas un « monde possible », mais un « monde secondaire » issu d’un processus de « subcréation » similaire, quoiqu’à moindre échelle, à celui qui a donné vie au « monde primaire », le nôtre. La Création est l’Art primaire ; la subcréation, l’Art secondaire. La fantaisie est donc « une forme supérieure d’Art, sans doute la forme la plus proche de la pureté, et, partant (si elle est réussie), la plus puissante » : aucune mieux qu’elle ne permet le « rétablissement » (recovery), c’est-à-dire « un re-gain – le regain de la vue claire », autrement dit le recouvrement de la capacité à voir les choses, non telles qu’elles sont, mais « telles que nous sommes (ou étions) censés les voir : comme des choses distinctes de nous-mêmes ». La fantaisie nous arrache aux deux travers qui nous cillent, « la familiarité et la possessivité ». Le subcréateur habile nous fait entrer dans un monde secondaire où, si étrange qu’il soit, si merveilleux, tout est vrai : il nous permet de voir sous une lumière nouvelle ces vérités qu’à force de considérer comme nôtres, comme familières ou comme allant de soi, nous ne voyons plus.
Un monde qui a cessé de voir et de connaître Dieu n’aura sans doute cure d’un roman qui lui rappelle trop directement ce qu’il croit savoir du christianisme. Mais il goûtera celui qui présente la vérité dans toute sa fraîcheur. S’il ne veut plus entendre parler de la Crucifixion, certainement pourra-t-il toutefois en redécouvrir le sens et la vérité en étant témoin du sacrifice de Boromir ou du long calvaire de Frodo. S’il croit haïr les idées d’ordre, de supériorité et de royauté, certainement en verra-t-il toute la beauté et la nécessité en admirant la noblesse d’Aragorn, et se surprendra-t-il à désirer, par il ne sait quel élan, le Retour du Roi. S’il professe l’inexistence du Mal, certainement ouvrira-t-il les yeux sur sa terrible puissance en voyant souffrir la Terre du Milieu sous le joug de Sauron et fléchir les cœurs les plus vaillants devant le pouvoir de l’Anneau. Le monde primaire a eu sa Révélation : de même, le monde secondaire peut opérer dans son propre sein une « subrévélation ».

Le triomphe étourdissant du Bien

Le monde primaire a connu la plus belle de toutes les histoires : l’Incarnation, l’histoire de la naissance, de la mort et de la résurrection du Christ, une histoire qui, comme l’écrit Tolkien, « commence et finit dans la joie », une histoire enfin qui est une « eucatastrophe », c’est-à-dire une bonne catastrophe, la retentissante et inattendue victoire du Bien et de la vie sur le Mal et la mort. Aussi bien la fantaisie qui s’est donnée pour but de faire recouvrer la vue à ses lecteurs (la seule bonne fantaisie) ne peut-elle finir que de manière « eucatastrophique », par le triomphe étourdissant du Bien.
Le Seigneur des Anneaux se situe dans un « passé secondaire » de notre monde. Ses personnages n’ont connaissance ni de l’Incarnation, ni de la Révélation. Ils ne sont pas chrétiens, mais ils peuvent certainement faire de nous des chrétiens. À leurs côtés, nous pouvons comprendre, comme nous le devrions, les vérités que nous oublions trop souvent. Que la création est belle et doit être préservée. Que le Bien existe, que sa négation est le Mal et que la frontière entre eux est nette. Que le Mal ne crée rien, mais qu’il tente, séduit, corrompt et détruit. Qu’il ne suffit pas d’y croire pour qu’il soit vaincu, mais qu’il faut agir, marcher, se battre, car nous sommes appelés, comme toutes choses, à participer activement, en dépit de notre faiblesse, à l’économie du Salut. Que les faibles ne sont jamais sans ressources, et que la victoire repose sur eux bien davantage encore que sur les forts. Que les petits peuvent être les plus grands. Que la pitié n’est jamais vaine. Qu’il faut savoir embrasser la souffrance. Qu’il existe une chose que l’on nomme la Chute, et que, sans la grâce, nous ne pouvons qu’échouer. Qu’en dépit de nous, la providence agit, et que le Bien a triomphé, triomphe et triomphera.

Hubert Darbon

© LA NEF n°375 Décembre 2024, mis en ligne le 20 décembre 2024